Inaugurée sous le signe de la crise financière et de la montée du chômage, 2009 se termine avec les suicides de France Telecom qui ont secoué l'hexagone comme bien des pays voisins ou lointains. Comment interpréter ces actes désespérés, quid de leurs causes professionnelles ? Le débat est loin d'être clos, mais il n'en est pas moins sûr que nous sommes face à une crise du " travail" aussi profonde que multidimensionnelle.
Parue dans la lettre de Metis Europe du 15 décembre 2009
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Le rapport européen sur les liens entre santé et restructurations - l'étude HIRES Health in Restructuring - montrait déjà que les impacts sanitaires des réorganisations et autres mutations productives étaient très significatifs quoiqu'entourés d'indifférence, d'ignorance et de déni ! Et ce en dépit de travaux forts anciens : on songe en France aux fameux Tableaux de l'état physique et moral des ouvriers des manufactures de laine, de coton et de soie publiés dès 1840 par le docteur Louis-René Villermé. En étudiant les conséquences de la révolution industrielle, Villermé s'était aperçu que dans les bassins ouvriers plus de la moitié des classes d'âge visée par le service militaire était inapte du fait des dommages dus au travail.
La question du travail devait donc en toute logique refaire surface en 2010. Sauf si à l'obsession de l'emploi issue du chômage de masse, succède celle du réchauffement climatique qui nous tombe dessus, bardée d'un nouvel eldorado, celui des emplois verts !
Il ne s'agit pas ici de nier comme certains les enjeux liés à notre environnement. Ils sont déterminants. Et si l'on peut bien entendu discuter les chiffres, les tendances sont là, lourdes et proches. Faut-il pour autant mettre la question du travail sous le boisseau ? Il me semble justement que les organisations et modes managériales des 20 dernières années étaient et restent liées à un mode productif très peu durable. Or, croyez vous que l'on ait tiré les leçons de la crise ? Que nenni ! En lieu et place d'une interrogation sur le management, les organisations, le pouvoir dans l'entreprise, on assiste plutôt à la multiplication des psys et autres cellules d'écoute. Ceci va de pair avec l'écho très français de la souffrance au travail : cet énoncé, ou plutôt ce « dénoncé », où nous emmène-t-il ? Ne faudrait-il pas revenir sur ces indicateurs de performance qui n'indiquent rien, sur ces SAP & co qui lobotomisent le management, sur tous ces procédés qui font que dans l'entreprise, on ne voit, ni n'entend plus ?
Il faut sans doute tisser un parallèle entre l'interrogation sur les indicateurs de croissance, comme nous y invitent dans notre dossier Dominique Méda et les indicateurs à l'uvre aujourd'hui dans l'entreprise. Souhaitons donc que sur la route d'un développement plus respectueux de la Terre et des nouveaux modèles qu'il nous faut inventer, on ne fasse pas l'impasse sur ce qui s'est mis en place du côté du travail. Car tout est lié et les acteurs sociaux ne peuvent que devenir sociétaux et réciproquement, sous peine de se voir définitivement dépassés. Il ne s'agit pas comme Merkel, Berlusconi, Sarkozy, Barroso et même Obama - pour ne pas parler des leaders indien, chinois et autres - d'aller parader à Copenhague, mais d'être à la hauteur. Relisez ce que dit ce philosophe admirable qu'est Michel Serres sur Copenhague et vous comprendrez que le compte n'y est pas et de loin.
Pour notre part, nous continuons notre patient labour. Ce mois-ci nous nous posons la question de la consommation et du client dans leur rapport au travail. L'avenir est-il au consommateur responsable, consommant plus durable et achetant plus équitable ? A un client majeur et doté de droits d'agir individuellement et collectivement à travers des class actions dont on voit les hésitations en France comme dans l'UE ? Si le consumérisme politique s'est largement transformé, le "client" est, lui, devenu un élément structurant des relations de travail comme le montre une étude européenne et nous peinons à en tirer les conséquences. Et il n'est plus du tout certain que le client-roi soit encore à la mode : voyez-ce qui se passe du côté des nouveaux modèles bancaires qui prennent semble-t-il la voie du "low cost".
Sur ces points comme sur d'autres, Metis vous invite à un regard critique et prospectif. Pour reprendre des propos tenus il y a quelques années par un ami "l'atonie que l'Europe connaît en ce moment s'explique par cette singulière paresse intellectuelle dans laquelle nous vivons depuis quelques décennies : gérer, éviter de repenser".
Et voilà qu'aujourd'hui se vérifie pour la Terre comme pour le travail cette affirmation du philosophe allemand Walter Benjamin : "la force des choses conduit à la catastrophe." L'explosion des conditions du travail et des questions écologiques - l'eau, l'air, la terre, le feu, les vivants - doit nous inciter à réviser nos approches. Dans La belle Hélène d'Offenbach, le Roi Ménélas dit, en parlant d'Hélène: "n'anticipons pas". C'est pourtant ce que nous avons fait ces derniers temps en cherchant à déchiffrer ce qui pourrait se dégager des tendances du passé. Une autre posture pourrait - ou plutôt devrait - nous conduire à retravailler sur les données, dégager les possibles mais surtout identifier le(s) souhaitable(e).
Bref, prospectons plus et anticipons moins !
Sur ce God Jul et bonne fin d'année à toutes et à tous ! Qu'elle soit une merveilleuse occasion de prendre soin de vous et des autres !
Claude-Emmanuel Triomphe est directeur de publication et de la rédaction de Metis