Le dimanche 20 janvier 2008, Tomislav Nikolic, du Parti Radical Serbe, est arrivé en tête de l'élection présidentielle avec 39,4% des voix. Au soir de ce premier tour, Boris Tadic, chef de l'Etat en titre et candidat à un nouveau mandat, rassemblait quant à lui 35,4% des suffrages. Alors que Tomislav Nikolic prône une réorientation politique de la Serbie vers la Russie, Boris Tadic est sur une ligne pro-européenne. Pour le chef de l'Etat, le second tour de la présidentielle, le 3 février prochain, sera "un référendum pour ou contre la Serbie dans l'Europe" (20 janvier 2008). Les enjeux dépassent la seule Serbie. Engagés dans une "grande stratégie" à plusieurs volets, les dirigeants russes veulent contrarier l'élargissement des instances euro-atlantiques au Sud-Est européen et ils s'efforcent de développer leur influence dans les "Balkans" comme dans l'ensemble du continent.
Cette partie de l'Europe que l'on dit "balkanique" forme un ensemble géographique délimité par la Save et le Danube au nord, la mer Adriatique à l'ouest, la Méditerranée au sud, la mer Egée et la mer Noire à l'est. Au vrai, les contours de cet ensemble varient avec les représentations géopolitiques des nombreux peuples, pour partie enchevêtrés, qui se répartissent en dix Etats fondés sur les ruines de l'Empire ottoman.
Quatre de ces Etats l'ont été entre la fin des guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale : la Grèce (1830), la Bulgarie et la Roumanie (1878), l'Albanie (1912). Cinq autres sont nés de l'éclatement de la Yougoslavie (formée à partir du noyau serbe en 1920), au cours des années 1990 : la Croatie, la Macédoine, la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine (divisée en trois entités étatiques) et la Slovénie (les Slovènes comme les Croates se réfèrent plus volontiers à la « Mitteleuropa » qu'aux Balkans). Au printemps 2008, l'Etat de facto que constitue le Kosovo, peuplé aux neuf-dixièmes d'Albanais, accèdera officiellement à l'indépendance, au grand dam de la Serbie, soutenue par la Russie, et avec l'appui de la plupart des Etats membres de l'Union européenne et de l'OTAN.
Géographiquement, les Balkans relèvent de cette Europe médiane qui s'étend des rives de la mer Baltique jusqu'à celles de l'Adriatique et de la mer Noire. Sur le plan de la géohistoire, la partie sud-est du Continent correspond à l'Europe byzantine, une aire marquée ensuite par les siècles de domination ottomane et distinct de l'Europe centrale. Les Balkans ont ainsi longtemps été tenus à l'écart des grands courants d'idées et des flux commerciaux qui, depuis les confins occidentaux, pénétraient au cur du continent européen. La fin du "rideau de fer" et la dislocation de la Yougoslavie ont amené les Occidentaux à s'engager dans cette partie de l'Europe pour conjurer ce qu'un essayiste a nommé les "fantômes des Balkans". Après bien des atermoiements et des rivalités entre alliés, Américains et Européens sont intervenus militairement en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo puis en Macédoine (pour une opération de stabilisation dans ce dernier cas).Les Balkans dans leur ensemble ont été incorporés dans la zone d'influence de l'OTAN et l'UE a pris en charge la plus grande part de l'effort civil dans les zones de guerre.
Depuis la fin des années 1990, le Sud-Est de l'Europe semble voué à intégrer l'aire euro-atlantique (UE-OTAN). La Slovénie est simultanément entrée dans l'OTAN et dans l'UE en 2004 et ses dirigeants regardent plus volontiers vers l'Occident que vers l' "Orient" de l'Europe. La Bulgarie et la Roumanie sont entrées dans l'UE cette même année 2004 mais il leur a fallu patienter avant d'être admises dans l'UE (1er janvier 2007). Reste donc le cas des "Balkans occidentaux" (Etats issus de l'ex-Yougoslavie, hormis la Slovénie, auxquels s'ajoute l'Albanie). Eux aussi portent leur regard vers l'Occident. L'entrée de la Croatie dans l'UE est envisagée pour 2009 (le dossier a pris du retard) et des accords de stabilisation et d'association (ASA) ont été négociés ; initialement prévue le 28 janvier 2008, la signature de l'ASA entre l'UE et la Serbie a été reportée du fait de l'opposition des diplomaties néerlandaise et belge .
Dans le cas de l'OTAN, le Partenariat pour la Paix sert de vecteur d'influence et la Serbie elle-même y a adhéré, avant de suspendre sa participation. Quant aux pays de la Charte Adriatique (Albanie, Croatie, Macédoine), signée avec les Etats-Unis en 2003, ils sont pressentis pour entrer dans l'Organisation atlantique à brève échéance (voir le sommet atlantique de Bucarest, 2-4 avril 2008). Pour l'ensemble de la zone, l'OTAN prône une politique de la porte ouverte et son secrétaire général, Jaap de Hoop Scheffer, a été explicite : "Il n'y a qu'une seule solution pour assurer une sécurité et une stabilité durables dans les Balkans de l'Ouest. Cela consiste, à terme, à voir les pays de cette région devenir membres de l'OTAN et de l'Union européenne" (propos tenus à Bucarest dans le cadre d'une réunion du Pacte de Stabilité pour l'Europe du Sud-Est, 15-16 novembre 2006).
L'opposition de la Russie à l'indépendance du Kosovo, affirmée avec force dans le second semestre 2007, est venue troubler cette perspective occidentale. Depuis la présentation du rapport final de Martti Ahtisaari sur le statut futur de la province serbe du Kosovo, le 26 mars 2007, Moscou menace d'utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies et appuie avec vigueur les Serbes dans leur refus d'un Etat albano-kosovar sur la terre de leurs ancêtres ; cette nouvelle forme de conflit Est-Ouest révèle les enjeux que recèlent les Balkans dans les relations entre Russes et Occidentaux. Le traditionnel discours russe sur la solidarité panslave et orthodoxe ne saurait résumer l'équation géopolitique, quand bien même ces représentations contribueraient-elles à l'identification des intérêts russes en Europe du Sud-Est (cela dit, sentimentalisme et utilitarisme ne s'excluent pas réciproquement ; l'état moral de nos "sociétés de marché" en témoigne).
L'appui diplomatique que Moscou apporte à la Serbie va de pair avec la promotion des intérêts énergétiques et économiques russes, conformément à la loi d'airain du "donnant-donnant". Avec l'appui du Kremlin, Gazprom a jeté son dévolu sur la compagnie pétrolière serbe, Naftna Industrija Srbija (NIS), bientôt privatisée. La branche pétrolière du groupe russe, Gazprom Neft, prévoit d'acheter 51% du capital de NIS, qui assure la moitié de la distribution pétrolière en Serbie, pour environ 400 millions d'euros, une offre très inférieure à ce que d'autres groupes énergétiques, comme l'autrichien OMV ou le Hongrois MOL, sont prêts à proposer. En contrepartie, la société russe s'engagerait à investir dans la modernisation des raffineries serbes et dans la construction de centres de stockage du gaz naturel. En outre, Gazprom envisage de faire passer le South Stream en Serbie; ce gazoduc serait construit en coopération avec l'italien ENI, passerait sous la mer Noire (de Tuapse, en Russie à Burgas, en Bulgarie), puis traverserait le territoire serbe en direction de la Hongrie et de l'Europe centrale. D'autres sociétés russes s'intéressent à l'économie serbe Aeroflot pourrait racheter la compagnie aérienne JAT ; le magnat de l'aluminium Oleg Deripaska a des vues sur les mines et la métallurgie du cuivre à Bor (Serbie orientale) et le commerce entre les deux pays a fortement progressé ces dernières années.
Bien peu à Belgrade se soucient de cette possible mainmise de la Russie sur l'économie serbe, ni ne dénoncent l'opacité des transactions et l'incertitude quant aux retombées sur la situation du pays . Ce "partenariat" dissymétrique laisse à penser que le soutien de la Russie à la Serbie dans l'affaire du Kosovo n'est pas qu'une simple carte dans un grand marchandage où seraient en jeu la Défense antimissile, l'élargissement de l'OTAN et les "conflits gelés" de la CEI (Transnistrie en Moldavie ; Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie). L'opposition à un futur Etat albano-kosovar, que l'on peut comprendre eu égard à un certain nombre de critères de bonne gouvernance, ne se limite pas à la volonté de maintenir un foyer d'instabilité à l'intérieur des futures frontières de l'UE et de l'OTAN ; la Serbie est le point d'appui d'une " politique balkanique" d'ensemble. Pour ce faire, la Russie peut jouer sur les réserves manifestées par certains Etats européens sur la question du Kosovo dans la région (la Grèce), dans des pays géographiquement ou culturellement proches (la Slovaquie et Chypre) ou plus éloignés (l'Espagne).
Dans les Balkans comme sur d'autres théâtres géopolitiques, on retrouve l'usage de l'énergie comme outil d'influence et de pression (voire de coercition). La "géopolitique des tubes" est ainsi le support d'une stratégie active d'influence en Europe centrale (nouveaux accords entre Gazprom et le groupe autrichien OMV sur le projet d'un pôle gazier à Baumgarten ; utilisation du territoire autrichien comme plaque-tournante vers l'Europe centrale et l'Europe occidentale) mais aussi dans le Sud-Est européen. La présence de Vladimir Poutine au sommet énergétique de Zagreb, les 23-24 juin 2007, a mis en exergue l'importance que les dirigeants russes accordent à l'Europe du Sud-Est. La Serbie et la question du Kosovo ne doivent pas en effet être l'arbre qui cache la forêt ; la Russie argue des liens historiques, culturels et religieux avec la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie pour promouvoir ses intérêts énergétiques et stratégiques dans cette aire destinée, dans sa vue-du-monde, à demeurer "balkanique".
Un récent rapport de l'European Council on Foreign Relations qualifie la Bulgarie de "pragmatique amical" dans sa relation à la Russie. D'une part, la Bulgarie accueille des bases américaines et s'inscrit dans une politique active en mer Noire, à l'opposé des intérêts stratégiques russes ; de l'autre, le territoire bulgare est en passe de devenir la plate-forme des stratégies énergétiques russes en Europe. Tel est le sens de la visite de Vladimir Poutine, le 17 janvier 2008, venu célébrer le 130e anniversaire de la libération de la Bulgarie de l'emprise ottomane (guerre russo-ottomane de 1877-1878). Fondé sur un accord entre la Russie, la Bulgarie et la Grèce, le projet d'oléoduc Bourgas-Alexandropoulis devrait être mené à bien ce qui renforcera la dépendance pétrolière de Sofia (la Bulgarie dépend presque entièrement des livraisons russes et Loukoïl possède l'unique raffinerie bulgare, à Bourgas). A cela, il faut ajouter le fait que la centrale nucléaire de Kozlodoui fonctionne avec du combustible nucléaire russe et la société russe Atomstroyexport construira une deuxième centrale nucléaire à Béléné (AFP, 15 janvier 2008).
L'insertion de la Bulgarie dans la stratégie de Gazprom vise à renforcer le poids de la Russie dans l'approvisionnement énergétique de l'Europe en passant par le sud du continent. Cette stratégie contrarie les timides efforts européens pour accéder aux ressources de la Caspienne sans passer par l'intermédiaire obligé de la Russie, "honnête courtier" aux prestations coûteuses. Les dirigeants russes entendent faire de la Bulgarie un carrefour gazier d'où partiront les deux branches du South Stream, l'une vers la Hongrie et l'Autriche (via la Serbie), l'autre vers la Grèce et l'Italie. Ce gazoduc compromet la réalisation du Nabucco, appuyé par la Commission européenne, qui prolongerait le BTE (Bakou-Tbilissi-Erzerum) vers l'Europe du Sud-Est et l'Europe centrale. Le gaz azéri et kazakh qui transiterait par le territoire turc, via le BTE et le Nabucco, permettrait de réduire la part du gaz russe dans la consommation énergétique européenne (25% de gaz russe aujourd'hui ; 50% en 2020 ?). A l'évidence, le "chacun pour soi" et les bilatéralismes contrarient l'effort de diversification des sources d'approvisionnement .
En Serbie et dans les Balkans, les enjeux énergétiques ont une dimension stratégique et une portée géopolitique. La Russie entend devenir un partenaire attractif pour les pays de la région et sa "grande stratégie" menace l'unité de l'Europe et sa sécurité énergétique. En conséquence, la future politique européenne de l'énergie ne peut se limiter à la lutte contre le réchauffement climatique (la politique n'est pas un concours de beauté) et la question du libre accès aux ressources est essentielle ; c'est dans cet esprit qu'il faut tout à la fois définir en commun les intérêts énergétiques de l'Europe et penser l'élargissement des instances euro-atlantiques (UE et OTAN) au Sud-Est du continent, une zone-tampon vis-à-vis du Proche-Orient mais aussi une aire de contact avec le bassin de la mer Noire et l'hinterland eurasiatique. Ce serait donc une erreur de céder au complexe obsidional et le Sud-Est européen doit être appréhendé selon une logique de renforcement des liens avec les pivots géopolitiques ukrainien et géorgien, via l'OTAN et la politique européenne de voisinage (PEV). Les Européens ne sauraient accepter un nouveau Yalta et la pérennisation de "zones grises" dans lesquelles les peuples et les Etats seraient destinés à se soumettre à la politique d'intimidation de leur ancien maître. Qui n'avance pas recule.
Abstract
On January 20th 2008, Tomislav Nikolic, the leader of the Serbian Radical Party, was at the top of the presidential election with 39.4% of the votes. In the evening of this first round, the incumbent head of state, Boris Tadic, who offers himself as a candidate for a new mandate, secured 35.4% of the votes. Tomislav Nikolic is for a new political trend toward Russia whereas Boris Tadic is for a pro-European line. According to the head of state, the second round of the presidential election, to be held on the third February, will be a referendum for or against Serbia in Europe (January 20th 2008). The stakes go beyond Serbia. Russian leaders are deploying a grand strategy to obstruct the enlargement of euro-atlantic organisations in South-Eastern Europe; they are striving to spread their influence in the Balkans as in the whole continent.
article publié le 30/01/2008
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).
Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
http://ipse-eu.org