Jacques Chirac a fait, jeudi et vendredi à Bruxelles, son dernier tour de piste européen. Il y a participé, a-t-il expliqué avec grandiloquence, à un Conseil européen "qui fera partie des grands moments de l'histoire de l'Europe". Vraiment ?
Lors de ce sommet présidé par la chancelière allemande, les Vingt-sept se sont engagés à réduire fortement leurs émissions de CO2 et à favoriser la montée en puissance des énergies renouvelables. Parfait : la survie de la planète est à ce prix. Le problème, c'est que les chefs d'Etat et de gouvernement n'ont pas dit comment ils comptaient agir pour concrétiser cette ambition. Celle-ci reste, à ce stade, aussi noble que vague, n'étant accompagnée d'aucun engagement concret et précis dans le chef de Etats membres. Quels efforts chacun sera-t-il prêt à consentir concrètement sur la base des propositions à présenter par la Commission ? Qui vivra verra et, dans l'intervalle, la prudence la plus élémentaire invite à ne pas préjuger du caractère historique de cette réunion
Humainement, il est compréhensible que le président Chirac ait voulu soigner sa sortie de la scène européenne, quitte à vendre la peau de l'ours avant qu'il ne soit tué. Une lecture éclairée des conclusions de la Présidence permet toutefois de soutenir que ce sommet n'a rien été d'autre, pour l'essentiel et jusqu'à preuve du contraire, qu'un sommet comme les autres.
Les conclusions d'un Conseil européen sont à double lecture. Le texte final constitue le point d'équilibre dégagé par les délégations des Etats membres au terme d'un fastidieux processus politico-rédactionnel. Il s'agit, à tous les coups, d'un texte un peu pesant et aseptisé qui reflète le plus grand dénominateur commun possible. Il ne prend tout son sel que si l'on sait d'où il vient.
Par exemple, parlant de la Stratégie de Lisbonne pour la croissance et l'emploi, le Conseil européen indique que, afin de "tirer pleinement parti de l'amélioration de la situation économique pour renforcer l'élan réformateur", il "souscrit aux recommandations par pays portant sur les politiques économiques et de l'emploi pour les Etats membres et la zone euro". Ce n'est qu'à la demande de la Belgique qu'il a été précisé que les Etats participant à la monnaie unique "devraient veiller à une coordination politique efficace" de leurs politiques économiques.
Autre exemple : le texte initial avancé par la Présidence allemande indiquait que "des politiques budgétaires saines et équilibrées, ainsi que des réformes structurelles supplémentaires, sont nécessaires pour garantir le succès à long terme de l'Union économique et monétaire européenne", donc de la zone euro. Inacceptable pour le Royaume-Uni qui a demandé, et obtenu, qu'on y ajoute "et de l'économie européenne dans son ensemble".
Dans un paragraphe consacré au marché intérieur, la Lituanie, la Pologne et la Slovaquie ont obtenu l'ajout d'une phrase stipulant : "Il faut exploiter pleinement les possibilités qu'offre le secteur européen des services ; la directive sur les services adoptée récemment constitue un instrument essentiel à cet égard". Ces trois pays n'ont pas obtenu, par contre, qu'il soit indiqué que la libre circulation des travailleurs était de nature à renforcer la capacité concurrentielle de l'Union. De son côté, la France, flanquée de la Belgique et du Luxembourg, est parvenue à ce que l'appel du Conseil européen à la poursuite de la libéralisation des marchés postaux soit atténué par la mention "tout en assurant le financement d'un service universel efficace". Paris n'a pas obtenu, par contre, que la fiscalité des entreprises soit mentionnée dans la liste des domaines du marché intérieur où des progrès doivent être réalisés
La France a connu plus de succès concernant le Cycle de Doha : dans la version initiale, le Conseil européen était censé dire l'importance de parvenir à un accord "aussi vite que possible en 2007" ; la version finalement approuvé se borne à souligner "la nécessité de parvenir à un accord ambitieux, équilibré et global", sans plus de mention de date
Un dernier exemple, le plus parlant sans doute : "Stimuler l'emploi, moderniser et renforcer le modèle social européen" est l'un des titres des conclusions finales du Conseil européen. Il s'agit, en l'occurrence, d'une victoire de la Belgique, de l'Espagne, de la France, de l'Italie et du Luxembourg. D'autres Etats (Royaume-Uni, Danemark, Suède
) avaient demandé, en effet, que ce titre fasse référence à "des modèles sociaux européens". Une défaite contrebalancée, dans le chef de la Grande-Bretagne, par le fait que la notion de "juste rémunération" ne figure plus parmi les principes sous-tendant la notion de "travail de qualité", Londres ayant mis en doute la compétence de l'Union en ce qui concerne la question d'un salaire minimal. Dans le même esprit, la délégation britannique a obtenu qu'il ne soit plus mentionné que des normes sociales minimales devaient être sauvegardées au niveau de l'Union.
Ces clefs de lecture permettent, hélas, de relativiser le caractère soi-disant "historique" du sommet de printemps. En Europe, des divisions importantes, majeures même, persistent quant à la manière d'envisager un avenir commun ! La rédaction très laborieuse de la "Déclaration de Berlin" qui marquera le cinquantième anniversaire des traités de Rome en est une preuve supplémentaire
Michel Theys est journaliste spécialisé dans les questions européennes. Sa société, EuroMedia Services, est active dans les domaines de la presse écrite et audiovisuelle.