Ce qui caractérisait, au début du siècle dernier, ce qu'il est coutume d'appeler couramment le « Grand jeu », à savoir une forte odeur de pétro-dollars sortis des puits prometteurs de la mer Caspienne, déversés au profit de quelques entrepreneurs anglo-saxons visionnaires est peut-être en train de se rejouer sous nos yeux.
L'adhésion, le 1er janvier 2007, de la Bulgarie et de la Roumanie marque une étape importante quant à l'adaptation de la PESC et de la PESD à l'espace géopolitique de la mer Noire, dans le cadre du nouveau "grand jeu" qui s'y dessine de nouveau, sous les effets multiples des acteurs nationaux, transnationaux et non étatiques qui l'ont investi ou réinvesti (Etats-Unis, Russie, nouveaux Etats indépendants issus de l'ex Union soviétique, sous couverts de l'OTAN, de l'UE, l'OSCE ou de la CEI et de l'OTSC) et des enjeux qui lui sont liés (sécurité des approvisionnements énergétiques, lutte contre le terrorisme et la grande criminalité organisé, maîtrise de toutes sortes de proliférations, gestion des flux migratoires, reconnaissance des minorités, multiculturalisme
).
La crise balbutiante autour de la défense anti-missile devrait ainsi voir cette région être au centre d'un net refroidissement des relations entre la Russie, qui souhaite profiter de son offre de mettre à la disposition de la " communauté internationale" une base en Azerbaïdjan, l'Europe, acteur grandissant dans la région et les Etats-Unis, qui souhaitent y ancrer davantage l'OTAN comme gage de leur influence militaire et économique dans cette région pivot entre Europe et Asie.
Les adhésions de la Bulgarie et de la Roumanie dans l'Union européenne, ne peuvent ainsi être déconnectées avec leurs entrées anticipées, en mars 2004, à l'OTAN. N'oublions pas non plus, dans ce contexte, la Géorgie qui souhaite intégrer l'Alliance atlantique d'ici 2009 et l'Ukraine d'ici 2011. Le prochain Sommet de l'Alliance atlantique en 2008, à Bucarest, évoquera bien évidemment toutes ces questions cruciales pour la pérennité de l'Alliance.
L'élargissement de l'UE au cur de la géopolitique de la mer Noire
La tenue à Bucarest, les 4 et 5 juin 2006 du Black Sea Forum a relancé la dynamique de l'intégration régionale, à l'instar du Conseil de Coopération de la Mer Noire - CCMN, réunissant onze Etats (Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldavie, Roumanie, Fédération de Russie, Turquie, Ukraine). En effet, la "Déclaration du Bosphore" du 25 juin 1992, qui créait le CCMN avait signifié à la fois une volonté d'émancipation de l'ex-puissance tutélaire soviétique, pour qui le début des années 1990, signifiait l'inéluctable divorce et le désir pour les pays riverains d'intégrer la communauté euro-atlantique. C'est là un exemple d'intégration régionale sur lequel l'UE devra s'appuyer à l'avenir. On évoque même une euro-région de la Mer noire laissant la porte ouverte aux nouveaux membres après l'intégration, le 1er janvier 2007, de la Roumanie et de la Bulgarie.
L'évolution des frontières communautaires depuis cette date, doit donner lieu à une réflexion approfondie sur les intérêts de l'Union sur ses frontières orientales, en particulier avec la Russie. Les conflits dits "gelés" autour de la Mer Noire et dans le Caucase, ainsi que les différends énergétiques et commerciaux entre la Russie et ses voisins (Pologne, Belarus, Ukraine) concernent désormais directement l'Union Européenne. Par ailleurs, les recompositions nationales dans les Balkans occidentaux demeurent une source de préoccupations (indépendances du Monténégro et du Kosovo, radicalisation de la Serbie et de la Russie par rapport à cette épineuse question).
Dans ce contexte, l'intérêt manifeste de la Roumanie pour la zone de la mer Noire et la logique de l'intégration régionale actuellement en cours tels que l'a exprimé le Président Traian Basescu (à travers l'élargissement du GUAM regroupant la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie depuis le milieu des années 90 et peut-être la Roumanie à la fin de 2007, qui avait exprimé son souhait d'intégrer l'Organisation pour la démocratie et le développement économique, lors de la réunion de Bakou en mai 2006) sont de nature à faire évoluer le regard des Européens sur cette zone.
De ce point de vue, l'intérêt de l'UE se manifeste par la politique européenne de voisinage (PEV), lancé en mai 2004, visant à créer un lien de solidarité avec les Etats riverains tant avec ceux de la mer Méditerranée que de la mer Noire (Algérie, Biélorussie, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye, Moldavie, Maroc, Syrie, Tunisie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie et l'Autorité palestinienne).
L'UE a d'ailleurs décidé de se pencher sur l'espace stratégique de la mer Noire, en élaborant le document "Synergie de la mer Noire" qui a été adoptée le 14 mai dernier au niveau des ministres des Affaires étrangères de l'UE en vue de la rédaction par la Commission européenne au premier semestre de 2008 d'un rapport sur le développement de cette initiative, confirmant ainsi l'intérêt oriental manifesté par la Présidence allemande, particulièrement soucieuse d'une coopération suivie avec la Russie, la Turquie et avec les NEM orientaux, dans le cadre de la Politique européenne de voisinage. L'UE a ainsi sollicité d'être membre observateur de l'Organisation de coopération économique de la mer Noire (OCEMN).
Ce document d'une portée non négligeable, indique clairement l'intention de pérenniser des rencontres régulières entre ministres des Affaires étrangères des Etats de la région (Roumanie, Bulgarie, Grèce, Russie, Turquie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Moldavie) aux côtés de la Troïka de l'UE, du Haut-Représentant pour la PESC et du Commissaire européen aux Affaires extérieures.
La mer Noire au cur d'une nouvelle confrontation de Puissances ?
Les sujets autour de la stabilité régionale ne manquent donc pas : promotion des droits de l'Homme, lutte contre l'immigration clandestine et les trafics en tout genre (en premier desquels les armes légères et la drogue), règlement des conflits "gelés" (Ossétie du Sud en Géorgie, abkhazie où Moscou maintient un contingent de "casques verts", celui du Nagorny - Haut Karabakh opposant l'Arménie à l'Azerbaïdjan ou encore en Transniestrie en Moldavie - où stationnent 12 000 soldats russes), protection des approvisionnements énergétiques pétroliers et gaziers en provenance de la mer Caspienne et transitant soit par cargo ou oléoducs, à, l'instar du BTC, du nom de l'oléoduc partant de Bakou, transitant par la Géorgie et aboutissant à Ceyhan en Turquie)
Par ailleurs, le cadre de la Déclaration de Borjomi, signée par les présidents géorgien Mikhaïl Saakachvili et ukrainien Viktor Iouchtchenko, le 12 août 2005, annonçant la création d'une "Communauté de choix démocratique", allant de la mer Baltique à la mer Caspienne et s'inscrivant dans la foulée des révolutions dites "colorées"( "révolution de la rose" en Géorgie en 2003, "révolution orange" en Ukraine en 2004) est un autre facteur qui pose le cadre géopolitique régional, tout en étant fortement nuancée par les espoirs déçus de renouvellement démocratique.
Il s'agit également d'un débat qui s'inscrit dans une thématique beaucoup plus large qui implique les liens tout à fait particuliers qui unissent les pays à l'Union européenne, mais bien évidemment aussi la Russie puisque la géopolitique des hydrocarbures, l'indépendance des sources d'approvisionnements énergétiques ainsi que l'équilibre des puissances dans la région (caractérisée par une présence américaine de plus en plus forte, marquée par la présence de plusieurs bases de l'OTAN en Roumanie et en Bulgarie) a, semble-t-il, apporté de nouveaux éléments stratégiques.
En témoigne l'action déterminée des forces navales roumaines, bulgares, turques et ukrainiennes dans le cadre de l'opération Active Endeavour, des exercices menés par l'Otan en mer Noire. Le dernier en date s'étant tenu en juin 2006, signe l'extension à la mer Noire de l'opération antiterroriste - et ce malgré une réticence certaine de Moscou à cette extension. Il est néanmoins significatif qu'au début de l'année 2006, deux navires russes de la Flotte de la mer Noire aient pris part à Active Endeavour en Méditerranée. Il faut également mentionner l'activation possible de la BlackSeaFor, contre le terrorisme international, eu égard à la menace que ce dernier fait peser sur la sécurité des approvisionnements énergétiques, éléments stratégiques, dont l'UE a pleinement pris conscience, enfin !
La Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), notamment à travers les groupements tactiques (Battle Groups 1500), semble également caractériser la volonté européenne d'élargir ses capacités d'action diplomatiques et militaires dans la zone, ainsi que les dispositifs en matière de "Nation cadre" pour la conduite d'une opération autonome de l'Union, qui pourraient la voir s'associer la Roumanie, l'Italie, la Grèce, la Slovénie et la Bulgarie et Chypre sur le flanc Est de l'UE et de l'OTAN, traduisant ainsi une volonté d'élargissement des capacités de réaction rapides (air et mer) à la fois dans les Balkans, la Méditerranée orientale et la mer Noire, nouvel enjeu stratégique, face à de situations d'urgence
En même temps, la renaissance d'un certain "volontarisme" russe au Caucase Sud comme dans l'ensemble de la région, réaffirme-il aussi la prégnance de l'intérêt européen pour garantir la stabilité régionale et ce par l'entremise de sa Politique Européenne de Voisinage (PEV).
Les différentes phases d'élargissement ont ainsi eu, pour effet de mettre l'UE plus proche des zones de troubles (Transniestrie, Irak-Iran, Syrie, Caucase du Sud
) dans le cadre de menaces plus variées, diffuses, moins visibles et donc de moins en moins prévisibles.
L'Union Européenne traverse donc une phase de recomposition essentielle à son adhésion par les Etats de son voisinage immédiat (Rive sud de la Méditerranée, Balkans occidentaux, pourtour de la mer Noire) et plus lointain (Caucase, mer Caspienne et Asie centrale). La création du Conseil régional de coopération en Europe du Sud-Est avalisée lors du Sommet de Zagreb du 11 mai 2008, confirme la place de l'intégration euro atlantique dans l'agenda des Etats des Balkans orientaux et occidentaux, confirmant ainsi la portée de la PEV (dans la foulée du South East European Cooperation Process - SEEC -, créé en 1996 réunissant l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Grèce, la Turquie, la Macédoine, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro)
Le risque est ainsi grand, qu'après la mer Méditerranée, ce ne soit en mer Noire que se livre l'affrontement latent d'influences entre les Etats-Unis, puissance globale qui vise à préempter un espace qu'elle juge stratégique pour ses partenaires (ne serait-ce que parce que cela lui assure un Hinterland indispensable à la présence de ses troupes en opérations un peu plus à l'Orient), une Russie, dont la fin du reflux est une évidence - caractérisée, entre autre, par la fermeté réaffirmée au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies - et l'Europe qui cherche à faire comprendre qu'elle n'est pas simplement un espace économique et monétaire.
Ce sera sans doute aussi un des principaux enjeux de la Présidence française de l'Union au cours du deuxième semestre 2008.
Emmanuel Dupuy est Président de l'Institut Prospective et Sécurité de l'Europe (IPSE)
http://www.ipse-eu.org