Réunis à Lisbonne, les vingt-sept chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne sont parvenus, dans la nuit du 18 au 19 octobre 2007, à un accord sur un nouveau traité institutionnel européen. Trente mois après le rejet en France et aux Pays-Bas du projet de Constitution européenne, c'est là une heureuse nouvelle. Une présidence stable remplacera les présidences semestrielles, les pouvoirs du Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité commune seront renforcés, un nouveau système de vote au sein du conseil des ministres est prévu et la majorité qualifiée sera la règle, exception faite toutefois de la politique étrangère. Pour autant, il faut bien comprendre que les institutions ne sont que des « facilitateurs » et des « stabilisateurs » ; elles ne peuvent pallier l'absence d'énergie et d'élan vital, les failles de la psyché européenne et, consécutivement, la démonisation de la puissance. Par ailleurs, l'Europe-Civilisation ne peut être pensée indépendamment de l'Occident au plan géohistorique comme au plan géopolitique et de son hinterland eurasiatique. Ce serait une erreur de négliger la dynamique des espaces la géographie fondamentale est un « savoir-penser l'espace » - et il nous faut donc revenir sur le sommet des chefs d'Etat des pays riverains de la Caspienne réunis à Téhéran, le 16 octobre 2007.
Réuni pour la seconde fois depuis 2002, le sommet de la Caspienne est un forum informel qui regroupe les pays riverains de cette mer fermée. D'une superficie de 370 000 km², la mer Caspienne s'étend sur 1300 km du nord au sud et sur 300 km d'ouest en est. Passée sous domination russe au XIXe siècle, la Caspienne était solidement arrimée à l'URSS via le système dit des Cinq Mers, un ensemble de fleuves et de canaux articulé sur la Volga qui reliait les espaces maritimes bordant la « Russie-Soviétie » (mer blanche, mer Baltique, mer d'Azov, mer Noire et mer Caspienne). La dislocation de l'URSS a depuis modifié la structure géopolitique de cette aire spatiale et ce sont quelques uns des principaux Etats postsoviétiques qui étaient réunis dans la capitale de l'Iran, puissance invitante (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan).
La déclaration finale du sommet de Téhéran rappelle le droit « sans discrimination » des Etats signataires du TNP (Traité de Non-prolifération) de « mener des recherches et d'utiliser l'énergie nucléaire dans des buts pacifiques ». Ceci a été parfois présenté comme un soutien d'ensemble au programme nucléaire iranien mais il s'agit là de propos vagues et généraux dont les puissances occidentales ne nient pas le bien-fondé sur le plan du droit international. Il faut simplement souligner le fait que l'accès aux utilisations pacifiques de l'énergie nucléaire n'induit pas un droit automatique aux techniques proliférantes que sont l'enrichissement d'uranium ou le retraitement du combustible irradié et la production de plutonium. En ayant développé ces deux voies d'accès au nucléaire militaire, Téhéran contrevient aux dispositions du TNP et c'est pourquoi l'AIEA (Agence Internationale de l'Energie Atomique) et le Conseil de sécurité des Nations unies ont condamné à plusieurs reprises les programmes iraniens d'enrichissement (3000 centrifugeuses tournent sur le site de Natanz) et de production de plutonium (réacteur à eau lourde d'Arak).
Cette même déclaration finale stipule par ailleurs que les pays riverains de la Caspienne ne permettront pas que leur territoire respectif soit utilisé « pour mener une agression ou une action militaire contre l'une des parties ». Ce point viserait l'étroite coopération militaire entre les Etats-Unis et l'Azerbaïdjan. Interrogé à ce sujet, Michel Guénec, un chercheur de l'Institut Français de Géopolitique spécialisé dans les politiques de défense et de sécurité de l'espace Russie-CEI, en nuance la portée: « Ce ne sont là que des déclarations d'intention. Les radars américains fonctionnent en Azerbaïdjan, les militaires américains y sont partout présents et je ne pense pas que les Etats-Unis aient besoin de ce pays pour frapper, si besoin est, l'Iran. Ce type de déclaration n'engage personne ». Il serait donc abusif de voir en ce sommet un appui franc et massif à Téhéran dans sa politique de confrontation avec les Occidentaux.
Les autres questions abordées sont relatives à la coopération économique, sur le plan des hydrocarbures en tout premier lieu. Le bassin caspien est en effet une zone énergétique d'importance. Au milieu des années 1990, ses ressources ont été surestimées et ce « nouvel Orient énergétique » était hâtivement comparé aux gisements du Golfe Arabo-Persique. Aujourd'hui, il appert que le bassin caspien représente de 2 à 6% des réserves mondiales de pétrole et de 6 à 10% des réserves mondiales de gaz naturel. En cela, cette zone énergétique est plutôt comparable à la mer du Nord dont les gisements devraient être épuisés dans une décennie (cf. Philippe Sébille-Lopez, Géopolitiques du pétrole, Armand Colin, 2006, pp. 191-194). Ces ordres de grandeur suffisent à conférer une haute valeur économique et géopolitique à la Caspienne, particulièrement pour les Européens, très largement dépendants de ressources énergétiques extérieures.
La coopération énergétique régionale achoppe sur la question du statut juridique de la mer Caspienne et de son partage entre les pays riverains. Les règles usuelles en la matière (limites des eaux territoriales et des zones économiques exclusives) sont difficiles à mettre en uvre dans cet espace maritime restreint. Schématiquement, la Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan retiennent la solution du partage en cinq zones proportionnelles à la longueur des côtes de chaque pays riverain ; le Turkménistan et l'Iran prônent le partage en cinq zones égales. Le choix final commandera l'accès aux ressources des fonds marins et leur mise en valeur. A l'issue du sommet de Téhéran, le statut de la Caspienne n'est toujours pas déterminé. Le désaccord porte aussi sur la construction de gazoducs et d'oléoducs à travers la Caspienne. La Russie et l'Iran entendent subordonner de telles entreprises à un accord de l'ensemble des pays riverains. Moscou et Téhéran veulent ainsi disposer d'un droit de veto sur les projets de connexion énergétique entre les zones de production kazakhes et turkmènes et les marchés européens, via l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Une question essentielle pour l'approvisionnement énergétique européen.
Ces questions qui demeurent sans réponses sont autant d'obstacles à l'institutionnalisation d'une coopération régionale dans l'aire de la Caspienne. Il faut être plus attentif à l'état de la relation entre Vladimir Poutine et Mahmoud Ahmadinejad, les présidents russe et iranien. Dans la géopolitique eurasiste de la Russie, l'Iran est un pays-clef. En 1995, les deux pays ont signé un contrat relatif à la construction de la centrale nucléaire de Bouchehr et le MINATOM, un organisme comparable au Commissariat à l'Energie Atomique, avait alors passé un accord de livraison d'installations destinées à l'enrichissement de l'uranium sur le sol iranien. Les pressions américaines avaient conduit Boris Eltsine à dénoncer cet accord.
Depuis les années 1990, la Russie et l'Iran ont resserré leurs relations. Le 16 mars 2001, Vladimir Poutine et Mohammed Khatami, son homologue iranien, ont signé à Moscou un pacte de coopération civile et militaire comprenant la vente de matériels de guerre russes, dont un système de défense anti-aérien de moyenne portée, le Tor M1 (SA-15) ; la vente d'un système anti-aérien à longue portée, le S-300 (SA-10 et 12), est envisagée. Ce pacte a mis fin à un mémorandum secret signé en 1995 par Washington et Moscou, mémorandum selon lequel la Russie s'engageait à cesser ses livraisons d'armes à l'Iran ; ce pays est désormais le troisième plus grand marché pour les exportations d'armes russes. Ce partenariat pourrait être aussi énergétique ainsi que le préfigure un accord bilatéral, signé le 17 octobre 2007, sur la coordination des exportations de gaz naturel. Vers une « OPEP » du gaz ? Rappelons que la Russie a précédemment exploré cette voie avec l'Algérie. La conduite à terme d'un tel projet constituerait un encerclement énergétique de l'Union européenne. On ose espérer que les partisans inavoués de l' « eurasisme », prompts à relayer les positions russes et iraniennes en France et en Europe, prennent enfin la juste mesure des défis.
Dans la crise nucléaire qui oppose l'Iran à l'Occident, la Russie est donc pour le moins ambivalente. Elle se pose tout à la fois en « honnête courtier » de la Communauté internationale et en parrain de Téhéran. Elle a voté les différentes résolutions des Nations unies qui exigent l'arrêt du processus d'enrichissement de l'uranium mais s'est aussi employée à vider de substance les sanctions internationales et elle retarde l'adoption d'une nouvelle résolution. Simultanément, Vladimir Poutine use du chantier de Bouchehr comme d'un levier politique sur l'Iran et il suspend la livraison d'uranium enrichi. Grand art de la manuvre ? Le risque de cette politique est de fausser les anticipations géopolitiques iraniennes, Téhéran interprétant la position russe comme un encouragement à persister dans une politique de confrontation avec l'Occident. Mahmoud Ahmadinejad et le régime iranien ne sont déjà que trop enclins à penser pouvoir agir sans entraves et en toute d'impunité.
Au final, le sommet de Téhéran appelle l'attention sur l'aire géopolitique mer Noire-Caucase-Caspienne, nouvelle frontière de l'Union européenne sur les plans énergétique, logistique et stratégique. Voici près d'un an, la Commission européenne a proposé une initiative « Synergie Mer Noire » - visant à mettre en cohérence les politiques de l'Union dans cette aire géopolitique et à resserrer la coopération avec l'ensemble de la région. Il faudrait aller plus loin encore, renforcer les liens avec la Coopération économique de la Mer Noire (CEMN), soutenir des initiatives régionales comme le GUAM (Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie) et la Communauté du Choix Démocratique (Géorgie-Ukraine), s'appuyer sur le pilier atlantique pour définir un cadre de sécurité propice à la coopération. L'Eurasie est en sourde effervescence et l'Union européenne ne saurait peser dans les équilibres intercontinentaux sans développer une grande politique sur ses frontières sud-orientales. La Commission propose, les Etats disposent et ils bénéficient de nouveaux outils institutionnels pour mettre en uvre cette grande politique.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). (http://www.ipse-eu.org)