Panayotis Soldatos, le 25 jan. 2017
L’année calamiteuse qu’a connue l’Union européenne (UE) en 2016 n’ pas complètement asséché notre source d’espoir de sursaut dans cette aventure intégrative européenne, toujours en marche, au milieu d’hésitations, de parcours sinueux, de pressions europhobes croissantes, de voix extrémistes, d’élites traditionnelles timorées ou prisonnières d’opportunisme électoral; bien au contraire, elle nous incite, dans ce brin d’optimisme récupéré au seuil d’une nouvelle année, à cette démarche volontariste et «policy-oriented» d’identification de quelques angles prioritaires de relance de l’intégration européenne, sous-tendue par l’espoir de quelques réserves de capital de rationalité au niveau des acteurs nationaux et européens et ceci avant qu’il ne soit trop tard.
1° En effet, sur le registre européen de 2016, nous relevons, principalement, et sans aucune, ici, prétention à l’exhaustivité, nombre de dérapages inquiétants et notamment : a) la décision référendaire de Brexit, prise, à notre évaluation, dans un amalgame hétéroclite et brumeux de motivations, au son d’un discours politique d’outre-Manche confus, voire cacophonique; b) l’échec d’une tentative de maîtrise des flux migratoires vers l’Union; c) les dysfonctionnements organisationnels et fonctionnels dans la lutte contre le phénomène du terrorisme et l’incapacité de bien diagnostiquer ses racines internes (discriminations sociétales) et externes (pourrissement des conflits régionaux : Ukraine, Proche et Moyen-Orient) et d’y remédier; d) la montée, dans un cocktail menaçant, d’attitudes et comportements de populisme, de protectionnisme, de racisme, de nationalisme et d’extrémisme politique, alimentés, d’une part, par un discours de dirigeants, démagogique et simpliste, concomitant à la décrédibilisation des élites traditionnelles, et, d’autre part, par la complaisance de populations désenchantées du politique et, dans la foulée, réfugiées dans un cynisme ou une naïveté sociétale suicidaires; e) les violations, par certains États membres, des traités et autres engagements de l’UE en découlant, qu’il s’agisse du non-respect des règles de discipline macro-économique (nous pensons, par exemple, à la Grèce et, dans une moindre mesure, à l’Espagne et au Portugal, sans, certes, oublier, la fragilité, en la matière, de la France et de l’Italie) ou des principes démocratiques de l’Union (exemples: Hongrie, Pologne),violations demeurées sans sanctions d’assainissement; f) l’érosion de l’indépendance supranationale et de la collégialité de la Commission, dans un processus de politisation croissante (collège composé, dans sa grande majorité, d’anciens Premiers ministres, d’anciens vice-Premiers ministres et d’anciens ministres de pays membres) qui la relie au rétroviseur des intérêts nationaux et des allégeances politiques nationales; g) le processus croissant de découplage du tandem franco-allemand –malgré un discours politique le dissimulant--, devant les sérieuses divergences d’orientations politiques (sur l’Europe) et économiques des deux partenaires, avec le «décrochage» d’importants segments de la classe politique française et du système socio-économique français, en mal de consensus sociétal et de réformes structurelles profondes.
2° Devant cette sombre image de l’Union de 2016, nous ne tenterons pas de proposer, dans une démarche qui se veut, ici, globalisante et de réflexion critique, des pistes de solutions concrètes, surtout dans l’espace limité, imparti à une Chronique. Il s’agira, plutôt, d’esquisser, ci-après, dans une approche d’«orientation pour l’action», les contours de ce qui nous paraît comme pouvant devenir le périmètre d’un comportement politique de sursaut, sans succomber, dans le contexte des risques d’éclatement de la construction européenne, à la tentation de la résignation, voire de l’apraxie béate, qui entonne le refrain trop usé, dans sa répétition, d’une «Europe qui progresse dans et par des crises»; car, le danger de réversibilité de ce processus intégratif nous paraît, cette fois-ci, très grand, dans cette Union des Vingt-Huit (voire, demain, éventuellement, des Vingt-Sept).
a) L’incapacité de l’Union, se conjuguant, certes, à celle de ses alliés occidentaux, de formuler-proposer-mettre en oeuvre des solutions cohérentes aux parties aux conflits régionaux dans sa périphérie et au-delà, par une diplomatie proactive et convaincante d’application d’un schéma de pacification et de sécurité, continuera à exposer le Continent au ravages du terrorisme, des flux migratoires et des déstabilisations politiques, au profit de courants extrémistes et aux dépens de la prospérité et de la sécurité sociétales recherchées, précisément, par le processus d’intégration européenne. À cet égard, les schémas de «défense européenne», qui surgissent, de façon récurrente et à intervalles réguliers, souvent et surtout, entre deux ou trois grands pays de l’Union (Allemagne, France, Royaume-Uni), font toujours long feu, compte tenu de leur difficile articulation avec l’ensemble de l’UE et, surtout, avec l’OTAN, comme aussi des intérêts géopolitiques et géoéconomiques (protectionnisme technologique, industries militaires tournées vers l’exportation, sphères d’influence etc.) nationaux des grandes puissances militaires européennes. C’est pourquoi, il nous paraît prioritaire et d’une valeur ajoutée certaine, comme réponse aux questions de sécurité intérieure et extérieure (terrorisme, flux migratoires, rapports de voisinage avec la périphérie européenne, etc.), le choix de l’insistance, à court et moyen terme, sur la vocation de «puissance civile» de l’UE («civilian power»), par unevraie «politique étrangère et de sécurité commune», combinée à sa politique économique extérieure, plutôt que la recherche d’une «défenseréellement commune», la seconde inaccessible dans un horizon prévisible, malgré les amorces du TUE et les velléités de certaines élites qui s’y accrochent. Dans cet ordre d’idées, une telle politique étrangère et de sécurité commune s’ordonnerait, en priorité : à l’intégration des schémas de sécurité intérieure et de contrôle commun et efficace des frontières extérieures de l’Union, devenues poreuses, notamment en Méditerranée occidentale et orientale; au déploiement d’une diplomatie réellement commune vis-à-vis des foyers de tensions dans le voisinage et la périphérie du Continent. Ce faisant, on épargnerait à l’UE l’«alliance» conjoncturelle, et ô combien compromettante, avec la Turquie qui, bien qu’en négociations d’adhésion à l’UE, s’éloigne constamment des valeurs communes de l’Union et recherche la défense d’intérêts nationaux peu compatibles avec la vision et la finalité du processus d’intégration européenne ; on éviterait, également, les fuites en avant, dans le domaine des interventions de politique internationale, en «cavalier seul» ou en directoire, de la France, de la RFA, du Royaume-Uni, ou, encore, le penchant plus atlantique (OTAN) qu’européen, plus «hard» (défense) que «soft»(politique étrangère et de sécurité), dans ce champ, des pays du groupe Visegrad ou des pays baltes, dû à leurs craintes historico-politiques et leur la douloureuse expérience de l’occupation soviétique (à l’occasion, et sur un autre plan, notons, ici, que les coûts du grand élargissement de l’Union vers le Centre et l’Est européens, hâtif et laxiste, apparaissent, aujourd’hui, dans ce difficile dossier de politique étrangère et de sécurité commune, avec les manifestations afférentes de dissensus).
b) S’attaquant au dossier du Brexit, il nous paraîtrait urgent, dans l’attente de la mise en œuvre, à la demande prochaine du gouvernement britannique, de l’article 50 TUE, de s’entendre, rapidement et clairement, à 27, sur une position rigoureusement commune et allant au-delà des affirmations générales adoptées lors de divers sommets et autres réunions européens. À cet égard, la nomination d’un négociateur en chef en cette matière, Michel Barnier, ne nous empêche pas, malgré, certes, les qualités incontestables de l’ancien commissaire, de penser que la priorité de la Commission serait de jouer son rôle-pilote, d’inspirateur et de moteur supranational, dans l’élaboration du projet de position commune des Vingt-Sept, ainsi que dans une démarche de persuasion vis-à-vis des autres institutions et des pays membres, pour obtenir le nécessaire consensus, aux fondements solides, pour les négociations, tout en incitant (tâche, certes, difficile et aléatoire, au vu de la formulation de l’Article 50 TUE) fortement les Britanniques à la diligence pour l’ouverture des pourparlers et leur conduite avec efficacité et rapidité. Plus précisément, dans le cadre de ce projet de position commune de négociation, à élaborer et promouvoir par la Commission, il nous paraît politiquement souhaitable et juridiquement défendable de ne pas s’engager, voire s’enliser, dans le stade des négociations de séparation -- au-delà de quelques orientations et balises générales -- à promettre, voire à prévoir, dans l’accord, un cadre précis de liens ultérieurs avec le R.-U. (libre-échange et autres accords économico-commerciaux bilatéraux, d’ordre global ou sectoriel). Ces liens post-Brexit devraient, au contraire, être examinés lors d’un autre accord, à la suite d’une demande spécifique de l’État britannique, une fois sorti de l’Union, à la lumière des modèles existants d’articulation à l’UE et de participation à certains niveaux de son système d’intégration. L’argument fondamental ici est basé sur le fait que, en cas de retrait d’un État, en l’occurrence du R.-U., on ne pourrait pas prévoir en amont, lors de l’accord de retrait, l’état ultérieur (politique, économique, social) du pays concerné et des pays de l’UE, et, notamment les convulsions qui surgiraient par l’abandon d’un si vaste et profitable ensemble d’intégration (l’UE).
Pareille approche de la Commission s’inscrirait dans le besoin plus général de tirer les enseignements des difficultés rencontrées pour l’approbation du CETA avec le Canada et l’évident renvoi du PTCI /TTIP aux calendes grecques, surtout depuis la présidence américaine de Donald Trump. On devrait, en effet, pouvoir compter sur un leadership ferme de la Commission, pour affranchir la politique commerciale commune de l’Union de procrastinations et cacophonies, internes aux États membres mais relayées au niveau de l’Union, qui en recueille, ainsi, les reproches et les conséquences.
c) L’assainissement des finances publiques de plusieurs États membres, la réalisation des nécessaires réformes structurelles d’économies nationales en crise, la réhabilitation sociétale des élites dites traditionnelles et de leur rôle moteur dans l’établissement de consensus sociétaux demeurent des impératifs prioritaires pour éviter l’éclatement de l’Union et relèvent, avant tout, d’une responsabilité politique et sociétale principalement du ressort des États membres : l’UE ne pourra pas remédier aux carences nationales en la matière, en l’état actuel de ses compétences et de son cadre institutionnel. Et si à 27 (vu l’éventuel Brexit) la tâche devrait paraître herculéenne – elle l’est, à notre avis, maintes fois réitéré--, alors, une petite Europe, avec ceux qui veulent et peuvent, s’imposerait. Mais, même dans ce cas de figure, pour la réussite d’une telle intégration de cercle restreint, il est nécessaire de pouvoir compter sur la volonté-capacité des grands et moyens pays de l’Union et, notamment, de l’Allemagne, de la France, de l’ Italie, de l’Espagne et de la Pologne, secondés par d’autres qui voudraient et pourraient en faire partie intégrante : aussi longtemps que seule l’Allemagne aura à la fois la capacité économique et, plus largement, sociétale, et la volonté politique pour «plus d’Europe», ce cercle intérieur intégré du Continent ne se réalisera pas : le prérequis d’une présence des «pays leaders» («core area») de l’Europe avec aussi l’avant-garde du couple franco-allemand (le «rétablissement» du tandem dépendra, l’avons-nous mentionné, de la réintégration de la France dans le sillage du couple et ceci au-delà du discours et des vœux pieux, soit sur le plan des performances économiques et du consensus politique et sociétal interne /français), demeure incontournable.
d) Considérant, enfin, les faiblesses de la Commission actuelle, dont l’érosion s’inscrit, du reste, dans une courbe descendante, amorcée dès la fin de la Commission Delors, nous restons songeurs, à l’horizon de la durée de son mandat, quant à sa capacité de leadership déterminant au chapitre de sa contribution significative au nécessaire sursaut de l’UE. En effet, malgré l’élection par le Parlement européen -- en considération, notamment, des résultats des élections européennes-- du président du collège des commissaires, l’image de l’Exécutif européen est loin de convaincre de sa capacité actuelle de relever les défis susmentionnés. Quelques exemples prioritaires en fournissent la base de cette évaluation, soit: i) le traitement hésitant, pour ne pas dire elliptique et de procrastination (voir, en revanche, les réactions du PE et, dans la foulée, sa résolution, en décembre dernier, à une très large majorité, sur les déclarations de conflits d’intérêts des commissaires européens des dossiers concernant l’ancien président de la Commission José Manuel Barroso et l’ancienne commissaire Neelie Kroes (allégations de conflits d’intérêts), comme aussi de celui des dérapages de comportement (déclarations contraires au système des valeurs proclamées par l’UE, allégations de conflits d’intérêts) de l’ actuel commissaire Günther Oettinger, nuit, surtout en période de vagues incessantes d’europhobie et d’euroscepticisme, à la crédibilité, à la légitimité, à la collégialité et à la fonctionnalité des rôles de leadership, d’arbitrage et d’exécution rigoureuse des règles communautaires de cette institution, chargée qu’elle est de l’ articulation-agrégation des intérêts nationaux pour l’expression de l’intérêt européen commun ; ii) certains errements de la Commission dans le domaine du maintien du respect par des États de leurs obligations de discipline macro-économique, avec, comme cas éloquent, un comportement de «patience», voire de «clémence de complaisance» dans le dossier de la Grèce (tantôt au sein ou en marge des travaux de l’Eurogroupe, tantôt lors des rencontres des représentants des «institutions» de la «troïka» pour l’évaluation de la conformité du gouvernement grec aux obligations découlant des plans de sauvetage), entament la crédibilité et la capacité décisionnelle et d’influence de la Commission ; iii) la saga des hésitations et des atermoiements de l’Exécutif de Bruxelles, notamment à l’égard de la Hongrie et de la Pologne, au chapitre de la recherche et la mise en œuvre de sanctions (article 7 TUE) pour les violations de leur obligation de respect des valeurs démocratiques et, plus largement, sociétales sur lesquelles est fondée l’UE (art. 2 TUE), réduit l’efficacité du rôle du collège des commissaires au titre de gardien des traités ; iv) les soubresauts et cacophonies lors des négociations d’accords économico-commerciaux (CETA, approuvé au milieu de récriminations et d’oppositions ; PTCI /TTIP en panne; etc.) ont révélé les difficultés de la Commission dans les domaines de la consultation-communication et de la négociation et, au-delà, de la protection de cette compétence essentielle de l’Union (politique commerciale commune), ce qui nourrit de sérieux doutes face aux prochaines négociations de libéralisation et, plus généralement, entame le poids et la légitimité de la gouvernance européenne, en érosion structurelle-fonctionnelle de supranationalité.
Cela dit, dans ce contexte d’érosion des rôles de la Commission, force nous est d’admettre que la restauration-renforcement du profil supranational de cette institution, tant statutaire que fonctionnel, sans une réforme «multi-niveaux» des traités est illusoire et que, par ailleurs, pareille réforme «constitutionnelle» ne paraît malheureusement pas possible dans le court et le moyen terme. En attendant, pourrait-on, au moins, espérer, que le Parlement européen osera insister, avec une rigueur exemplaire, lors du processus d’approbation de l’Exécutif de Bruxelles, sur les critères du TUE, d’«indépendance» (notamment politique, eu égard au passé récent des commissaires), de «compétence» et d’«engagement européen» (art. 17 TUE, par. 3) des commissaires proposés ? De même, pourrait-on espérer que le président élu de la Commission exercera, avec la même rigueur, ses pouvoirs vis-à-vis du collège et, notamment, son pouvoir d’«accord commun» (art. 17 TUE, par.7) pour la sélection des commissaires (selon les trois critères susmentionnés), son droit d’attribution des portefeuilles, selon le critère de «compétence», et celui lui permettant de demander, au besoin, la démission d’un commissaire («un membre de la Commission présente sa démission si le président le lui demande»(art.17, par. 6).
3° Et, rendu au stade d’un épilogue, nous pouvons, certes, anticiper une question du lecteur : quelle serait l’utilité pratique de cette réflexion à l’aube de 2017, lorsqu’elle évoque -- si, certes, on suit la règle de proportionnalité entre les défis à relever et le niveau de capacité structurelle-fonctionnelle d’une gouvernance -- de sérieux dysfonctionnements des 28 ou, demain, des 27 États membres et de l’UE, elle-même, susceptibles de les empêcher de procéder à une réforme sociétale profonde du système de l’Union et de l’inscrire, probablement, dans un schéma constitutionnel de fédéralisation du Continent?
La réponse se trouve en filigrane dans notre texte : la rationalité d’une masse critique d’acteurs européens (niveau des États membres et des institutions européennes) ne serait pas à exclure dans une perspective évolutive et étapiste, par une prise de conscience, sous le poids des incontournables réalités internes et internationales, de l’absence d’alternative à «une union sans cesse plus étroite des peuples de l’Europe» pour la sauvegarde de l’acquis européen et de ses finalités internes et externes, rempart face à la globalisation, comme, également, face aux diverses convulsions du système international. Car, il devient de plus en plus évident et, dès lors, interpellant pour les décideurs, que l’UE et, avec elle, le Continent européen sont arrivés, malgré les atermoiements et les entêtements de procrastination, à la croisée de deux chemins : celui de «plus d’Europe», probablement, tout au moins durant une période de consolidation de la nécessaire refondation, à cercle restreint (avec les pays dits «vertueux», qui veulent et peuvent) ; celui du scénario catastrophiste de la régression vers une Europe d’États-nations plongés dans une zone purement commerciale et à la merci des vagues désintégratives que soulèverait une globalisation contrôlée par des superpuissances démographiques et économiques, qui disposent, de surcroît, d’un schéma étatique d’intégration (États-Unis, Chine, Inde).
Et pour conclure, nous croyons, à l’issue de cette démarche, que réfléchir pour diagnostiquer les carences du système de l’Union, ce n’est nécessairement pas pour suggérer la capacité de l’assainir dans le court, ni même le moyen terme, mais pour explorer les approches et les phases de son long rétablissement ou, à défaut, de sa «transmutation», par une action sur et par son «noyau dur» de supranationalité et de membres refondateurs. Car, in fine, on pourrait chercher plus d’Europe, dans une autre Europe…
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3