-Bruno Vever, le 30 avril 2018-

En invitant il y a déjà plus de six mois les Etats membres à réunir des « conventions démocratiques » pour débattre de l’avenir de l’Europe, Emmanuel Macron décidait après le coup de tonnerre du Brexit de sonner, sinon le tocsin, l’heure de vérité.

Rebaptisées depuis « consultations citoyennes », ces réunions publiques vont se tenir jusqu’à fin octobre, en l’absence des Britanniques en cours de divorce, dans les vingt-sept autres Etats membres ayant accepté de les organiser, certains – cf. Néerlandais, Hongrois, Polonais, Croates – ayant toutefois fait durer le suspens. Emmanuel Macron a étrenné la première de ces consultations le 17 avril à Epinal. Ce premier libre et grand débat avec tous les Européens est dorénavant ouvert, en prélude à un futur réexamen des traités à l’approche des élections européennes de mai 2019. Permettra-t-il de conjurer les désillusions des consultations précédentes qui profitèrent plus souvent aux eurosceptiques qu’aux européistes ?

Les premiers temps de la construction européenne avaient contourné pareils soucis. L’édification du marché commun fut l’affaire d’un cercle étroit de décideurs politiques, de hauts fonctionnaires et de responsables économiques, au demeurant inspirés, dynamiques et efficaces. Dans cet après-guerre où les ressentiments nationaux étaient restés vifs, les enjeux étaient urgents et les décisions à prendre forcément innovantes. On préféra que l’opinion juge sur pièces. La croissance et l’emploi ayant accompagné la réconciliation et la paix scellèrent l’appui des peuples, fut-il tacite.

La construction européenne aura gardé de cette époque un goût de l’entre-soi et du secret, avec ses règles d’initiés appliquées à des sujets complexes, son langage technocratique et sa chasse gardée pour lobbies en coulisses. Mais ce défaut de transparence devint suspect, son opacité pesante et sa légitimité remise en question avec le durcissement de la compétition, la détérioration de l’emploi, l’élargissement à de nouvelles adhésions aussi nombreuses que disparates, les transferts croissants de compétences, les révisions multiples des traités et une mondialisation sans frontières mettant en cause des situations et des droits qui paraissaient acquis.

Tout au long des dernières décennies, si différentes des trente glorieuses, cette Europe aussi bousculée qu’inachevée, malgré l’exploit resté isolé de l’euro, n’aura pas été en situation de réussir sa mutation. Tout changer pour que tout demeure ? Les citoyens européens auraient pu accepter le deal. Mais les Etats ont raidi la résistance à d’autres transferts, aussi logiques, complémentaires et indispensables qu’ils aient pu paraître, laissant l’Europe et les Européens divisés et mutuellement désarmés face aux bouleversements internationaux en tous genres et de toutes parts. Nous en sommes toujours là…

Avec ces consultations citoyennes il semble donc que l’heure ait enfin sonné pour les Européens de dire la vérité, toute leur vérité, sur cette Europe aussi mal en point que leurs Etats. Ce jeu de la vérité n’échappera pas à une exigence, certes peu diplomatique : dire sur l’Europe la vérité, c’est dire aux Etats leurs quatre vérités ! Mais c’est aussi mettre en lumière des balises qui aideront peut être à ramener un peu de bon sens auprès de tous nos dirigeants, ce bon sens qui leur a trop fait défaut ces derniers temps et qui conditionnera toute refondation.

Première vérité : les Européens ne critiquent pas l’Europe pour ce qu’elle a fait mais pour ce qu’elle n’a pas fait

Le marché commun promettait la liberté des échanges et des personnes dans un même espace sans frontières. Le pari a été tenu, même s’il fallut s’y reprendre à deux fois, avec la Commission Delors et son objectif 1992 à l’appui, pour atteindre les objectifs qui avaient été fixés en 1957. La suppression des frontières intracommunautaires fut une première révolution, et celle des monnaies nationales une seconde. Deux réussites incontestables qu’on ne songerait plus sérieusement à remettre en cause : les imprécateurs qui s’y sont risqués ces derniers temps ont perdu dans leur confusion autant d’électeurs que de crédibilité.

Car les Européens sont loin de critiquer l’Europe sur ses succès emblématiques, ceux là mêmes que tant d’experts prétendument qualifiés jugeaient impossibles auparavant. Mais ils n’acceptent pas que l’Europe en soit restée là, dans une liberté de renards dans le poulailler, une Europe inerte et passoire, laissant libre accès et libre jeu aux fraudeurs, délinquants et passeurs, quand il ne s’agit pas de criminels et de terroristes. Et même si les souverainistes en tirent argument pour attaquer de façon fallacieuse la construction européenne dans son ensemble, comment récuser le bien fondé d’une critique légitime des défaillances actuelles ?

Ainsi comment admettre que des entreprises multinationales laissent leurs ardoises fiscales impayées aux contribuables résidents et aux PME locales, qui n’ont pas leurs moyens de délocaliser et défiscaliser ? Nos experts prétendument qualifiés auront beau jeu d’expliquer, aujourd’hui comme hier, l’impossibilité de toute action européenne, pointant du doigt l’exigence d’unanimité en matière fiscale. Mais pourquoi ne pas avoir commencé à quelques-uns, en premier lieu la France et l’Allemagne, qui auraient eu ensemble bien des moyens de contraindre les pratiques déloyales des autres à s’amender ? Pourquoi d’ailleurs ne pas avoir cherché à démanteler les dégrèvements et passe-droits fiscaux en faisant bon usage des règles européennes de concurrence, un bien meilleur usage en l’occurrence que celui qui a trop souvent consisté à empêcher les regroupements industriels européens face à une concurrence externe mondialisée ?

Un exemple emblématique de telles erreurs de la politique de concurrence aura été la faillite européenne de l’électronique et de l’informatique grand public. Alors que le commissaire Davignon avait, au début des années quatre-vingt, réuni les douze premières entreprises européennes du secteur autour du programme « Esprit » de recherche sur les futurs micro-ordinateurs, micro-processeurs et écrans plats, cette initiative fut abruptement restreinte au « précompétitif », très en amont des processus industriels. Par crainte d’un excès européen de compétitivité dans ce secteur ? Certes, les liens technologiques avec la défense, au cœur de bien des divisions, auront aussi pesé contre toute politique industrielle européenne, ici comme ailleurs.

Le résultat est hélas sans appel. Trente ans après, aucun des douze participants d’Esprit n’est présent sur le marché des téléviseurs, micro-ordinateurs, tablettes et smartphones. Tous ont vendu leurs brevets, leurs droits voire leurs marques à leurs concurrents américains, japonais, chinois et coréens qui se partagent le marché sans l’ombre d’une entreprise européenne. Et quel marché ! C’est plutôt un univers au sein duquel l’Europe se retrouve vassalisée, alors qu’il conditionne tout ce qui est vital aujourd’hui et le sera demain : économie, industries, services, finances, innovation, éducation, formation, santé, robotique, communication, politique, police, transports, sécurité, défense, vie en société et vie de chacun. C’est aussi le vecteur d’un espionnage de masse de tout et de tous, par des géants qui ont bétonné leurs positions dominantes, au bénéfice prioritaire de leur parrain d’origine et de tutelle, les Etats-Unis, tellement mieux inspirés que l’Europe ! Bien sûr aucun rapport n’a analysé les raisons de ce désastre européen ni tiré de leçons pour l’avenir !

Même absence de front commun et d’adaptation solidaire pour l’Europe sociale où, malgré les tentatives un temps encourageantes de la Commission Delors avec la participation alors encouragée des partenaires sociaux, une interprétation de plus en plus libertaire de la libre concurrence aura contribué à démanteler en ordre dispersé les droits du travail plutôt qu’édifier un socle commun compatible avec les exigences de compétitivité mais respecté et protégé dans les échanges internes et externes.

Quant à l‘ouverture des services publics, entre résistances nationales jusqu’au-boutistes des uns et privatisations à outrance des autres, on n’aura guère cherché à promouvoir l’émergence même embryonnaire de services européens d’intérêt général. La mise en place d’un institut budgétaire européen aurait pourtant permis d’inventorier les domaines où les intérêts notamment sécuritaires des Européens auraient été mieux défendus ensemble que séparément, tout en assurant des économies d’échelle permettant d’en réduire le coût pour les contribuables.

Citons enfin l’impossibilité d’un contrôle unique efficace des frontières extérieures suite à la suppression des contrôles internes. Les accords de Schengen ont bien tenté d’y remédier à leur façon mais, régis par des règles intergouvernementales, ils sont loin d’égaler l’efficacité des règles communautaires. Quant à l’affichage aux frontières externes, ou en équipes volantes, de douaniers propres à chaque pays avec leurs uniformes aussi ostensiblement nationaux que dépareillés, ne constitue-t-il pas le symbole même de cette réticence obstinée des Etats à jouer européen sans réserve ni arrière-pensée ?

Cette liste des décalages, des ratages et des renoncements européens, on pourrait l’allonger à volonté (cf. ni police fédérale, ni parquet commun antiterroriste, ni protection civile transfrontalière, ni force armée d’intervention), tant le chacun pour soi persistant des Etats n’a cessé de contredire les intérêts collectifs des Européens.

Toutes ces critiques d’incohérence, de laxisme, d’iniquité ou d’autisme adressées à l’Europe actuelle sont légitimes. Mais on aurait bien tort de les abandonner aux nationalistes souverainistes qui n’ont aucun moyen crédible d’y pallier par la fermeture des frontières entre Etats membres ou par une primauté des moyens nationaux des Etats sur tout transfert à l’Europe de moyens collectifs. Ce sont au contraire les partisans d’une Europe plus intégrée et mieux organisée qui auraient tous motifs à revendiquer un souverainisme crédible, s’appuyant sur une solidarité à la mesure des enjeux et des rapports de force qui régissent le monde d’aujourd’hui.

Le plus préoccupant reste en définitive qu’au cours des dernières années nos Etats ont bel et bien paru basculer dans la première catégorie au détriment de la seconde, et que nous n’avons pas fini, comme l’Europe elle-même, d’en payer le prix.

Seconde vérité : la crise de l’Europe est la conséquence directe du reniement par les Etats de leurs engagements fondateurs

Tous les succès de la construction européenne se sont appuyés sur une approche communautaire, marquée par la mise en commun de solidarités concrètes, appuyées sur des disciplines partagées, contrôlés par des instances unifiées, créant un même état d’esprit. Et tous ses échecs se sont nourris d’approches intergouvernementales, où les coopérations réciproques doivent être négociées, appuyées sur des moyens nationaux et soumises à une bonne volonté mutuelle. C’est à partir du moment où la seconde approche a prétendu déclasser la première que la crise de l’Europe s’est installée et développée.

Les Britanniques avaient voulu dès l’origine promouvoir leur approche intergouvernementale en lieu et place du modèle communautaire. N’ayant pu imposer leur association de libre échange face à la communauté des six, ils entrèrent dans celle-ci avec leurs associés pour mieux la plier à leurs vues. Ils furent certes contraints de respecter une bonne part de l’acquis communautaire, voire de ne pas entraver ses autres projets, moyennant divers arrangements ou exceptions budgétaires, sociales puis monétaires. Ils surent aussi bétonner les bastions d’unanimité encore debout, tel en matière fiscale, et faire prévaloir la mise en concurrence mutuelle et la libéralisation internationale aux dépens de l’ouverture organisée et de la solidarité externe qu’avaient conçues les fondateurs.

Quelques décennies et élargissements plus tard, la constance britannique avait porté ses fruits : prédominance d’une culture anglo-saxonne, appuyée par l’usage devenu quasi-exclusif de l’anglais, renationalisation d’un collège des commissaires devenu pléthorique, reflux des ressources propres d’un budget communautaire de plus en plus dépendant des Etats et plafonné à 1% du PIB, domination d’un Conseil européen réunissant sur pied d’égalité tous les dirigeants nationaux.

Le summum de cette Europe à la sauce anglaise fut atteint à l’approche du référendum de David Cameron quand celui-ci obtint de ses partenaires, en échange de la perspective d’un maintien britannique dans l’Union, d’authentiques reniements : renonciation explicite à une Union de plus en plus étroite, non paiement d’allocations sociales aux résidents non-britanniques, mise en cause d’une réglementation communautaire par une contre-majorité de députés nationaux des Etats membres, égalité de traitement d’autres monnaies que l’euro. Qu’ajouter à tout ceci ? On évoquera Churchill : « vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ».

Les vingt-sept furent effectivement mal payés de leur déshonneur avec le Brexit, les forçant à remiser leur honteux compromis. Mais une première question remuera longtemps bien des méninges des deux côtés du Channel : pourquoi donc ces Britanniques ont-ils rejeté une Europe qui leur avait vendu jusqu’à son âme ? Et une autre question, moins ironique mais plus redoutable, reste posée de ce côté ci du Channel : comment refonder l’Europe avec des Etats qui renièrent leurs engagements fondateurs pour conserver leur pire imprécateur ? Qu’ajouter à tout cela ? On évoquera cette fois, pour retrouver un peu d’espoir dans l’avenir, l’oubli salvateur promis par le Nouveau Testament aux repentirs sincères…

Troisième vérité : les erreurs qui ont plombé l’Europe ne seront pas corrigées tant que les leçons n’en seront pas tirées

L’Europe assaisonnée à la sauce anglaise pouvait avoir ses propres mérites, aux yeux en tout cas des libéraux les plus libertaires, mais les Britanniques eux-mêmes l’ont rejetée ! Allons nous donc garder la même recette, à présent que l’imprécateur a quitté la table après avoir tout renversé sur son passage ?

Ce n’est pas en persistant à renier l’esprit communautaire, comme depuis trop longtemps, qu’on remettra la Communauté sur les rails. Il n’y a plus d’autre choix que de faire l’inventaire des erreurs qui ont mené l’Europe à l’impasse actuelle, pour ne pas les renouveler, repartir d’un meilleur pied et dans une meilleure direction.

Que l’élargissement à l’est, doublant le nombre d’Etats membres et multipliant la disparité interne, ait joué son rôle dans les mésaventures récentes de l’Europe n’est pas contestable. Mais ceci ne saurait d’aucune façon être motif à incriminer et remettre en cause une réunification continentale qui aura constitué un aboutissement logique et nécessaire, un succès coûteux mais incontestable et une revanche aussi éclatante qu’historique sur les infinies blessures du passé. Le grand élargissement ne saurait être pointé du doigt, mais bien la façon qu’on a eu, alors et depuis, d’ignorer le sursaut d’ambition, d’intégration et de solidarité qu’il exigeait.

Remiser dans cette Europe élargie à l’échelle du continent le socle franco-allemand au grenier de l’histoire aura été une profonde erreur. L’union monétaire aurait du s’ouvrir sans tarder sur la feuille de route contraignante d’une Europe budgétaire, financière et fiscale capable d’en exploiter tous les mérites. Comme déjà pour l’union monétaire, seule une impulsion franco-allemande aurait permis d’amorcer cette union économique digne de l’union monétaire, dotée comme elle d’outils communs efficaces donc fédéraux (trésor européen, eurobonds, union bancaire, fonds de garantie et d’intervention, ressources propres, harmonisation ou serpent fiscal, contrôle parlementaire adéquat). L’unification allemande en aurait été facilitée, l’appui à la croissance européenne encouragé, le décentrage de la France corrigé. Cette impulsion franco-allemande aurait pu aller de pair avec une véritable union politique, qu’une refonte complète du traité de l’Elysée aurait pu promouvoir, alors même que l’Allemagne envoyait sans succès un ballon d’essai en ce sens (initiative Schäuble - Lamers de 1994).

Au lieu de donner ce second souffle à l’intégration européenne, qui aurait mobilisé les énergies et réactivé la confiance, on démarra le nouveau siècle sur les faux-semblants et faux outils de la stratégie de Lisbonne, qui ambitionnait rien de moins qu’une Europe 2010 « championne mondiale » de la compétitivité avec rien de plus que des échanges de bonnes pratiques ! On connaît les accablants résultats de cette funeste illusion et on pourra garder quelque ressentiment envers la Commission et le Conseil d’avoir, avec leur stratégie Europe 2020 tout aussi introuvable que la précédente, inventé un curieux précepte : on ne change pas une stratégie qui perd !

Ainsi, après avoir réussi son union monétaire, douanière et commerciale grâce aux vertus de sa méthode communautaire, l’Europe aura été incapable, en raison surtout d’une régression des Etats vers l’intergouvernemental, d’en tirer tous les fruits et de poursuivre sur sa lancée. En ratant sur ces fausses pistes son union budgétaire, financière et fiscale, l’Europe se condamnait aussi à caler sur bien d’autres défis : énergie, environnement, numérique, sécurité, défense, social, culture. Mais comment donner son second souffle à une Europe qui en a oublié le premier, celui de ses fondateurs qui voulaient surtout « unir les hommes », donc créer des Européens ? Car pour paraphraser une célèbre féministe on ne naît pas Européen, on le devient !

Quatrième vérité : aucune refondation de l’Europe ne sera possible sans émergence d’Européens

Les Etats se sont à ce jour ingéniés à ce que l’Europe reste leur affaire réservée. Le Conseil réunissant à Bruxelles ou Luxembourg nos ministres, dans leurs divers portefeuilles, est resté, curieuse confusion des genres et des mandats, le principal législateur européen après en avoir été longtemps le seul. Le Parlement européen n’aura trouvé des électeurs que vingt ans après sa création, avec des scrutins nationaux tout à fait disparates ! Longtemps relégué à un rôle consultatif, il n’est devenu co-législateur que très progressivement, sans acquérir prépondérance en ce domaine. La Commission, composée d’autant de membres que d’Etats, ne saurait quant à elle se dégager clairement de l’emprise de ceux-ci. Quant au Conseil européen, autorité suprême qui réunit dans son cénacle égalitaire tous les dirigeants des Etats, il mesure initiatives et arbitrages européens à l’aune d’une confrontation permanente des intérêts et des mandats nationaux bien affichés de ses membres.

Ainsi fonctionne, de plus en plus mal, notre Europe d’aujourd’hui. Jean Monnet avait pourtant précisé que l’objectif n’était pas de coaliser des Etats, mais d’unir les hommes. Et si force est de reconnaître que ce pari a échoué, admettons que la confiscation de l’Europe par les appareils et coalitions d’Etats, directement responsable de cet échec, n’a pas mieux réussi.

Car les Etats auraient fort bien pu s’entendre pour créer une puissance publique européenne ayant de véritables attributs d’Etat dans les domaines où les transferts de compétence apparaissaient nécessaires et collectivement bénéfiques. Peut-être d’ailleurs était-il plus facile de créer un Etat européen qu’anticiper l’affirmation d’un peuple européen. Mais ils n’ont pas osé le faire, ou ont fait semblant de le faire, comme avec la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union, reléguée sans grand ménagement à la cinquième roue par les Etats membres les plus puissants. Ce faisant tous ces Etats se sont affaiblis eux-mêmes sous le poids de leurs divisions persistantes et affichées face aux multiples pressions mondiales extérieures.

L’affirmation d’une puissance publique européenne aurait certes supposé un véritable esprit européen, qu’on peine toujours à rencontrer au sein des diverses chancelleries et ambassades nationales, la Commission ayant du créer à cet effet ses propres représentations dans les pays membres comme dans les pays tiers.

Quant à la société civile européenne, par-delà les récents progrès des échanges Erasmus et de l’internet, elle continue de subir la précarité d’une communauté restée à la recherche d’elle-même, sans grande conscience de sa propre réalité et de ses propres potentialités, sans présence reconnue, par-delà les avis bien discrets du Comité économique et social, sans droits affirmés, sans libertés consolidées et sans initiatives encouragées. Les citoyens traités en adultes sur le plan national rétrécissent à l’échelle européenne, handicapés par leurs frontières culturelles, mis sous tutelle politique voire frappés d’incapacité juridique.

Pas question ainsi pour un entrepreneur d’adopter un statut européen, par delà une curiosité juridique restrictive demeurée confidentielle. Il faut toujours passer par une immatriculation nationale. Même sort pour les associations auxquelles le Conseil a refusé tout statut européen. Celles créées à Bruxelles dans le seul but de défendre les intérêts européens de leurs membres n’ont d’autre choix qu’un statut belge.

Quant au dialogue contractuel des partenaires sociaux européens, actif lorsqu’il s’agissait d’édifier le marché unique, il a dépéri depuis sur le plan interprofessionnel, faute de nouvelles perspectives, tout en résistant mieux sur un plan sectoriel où les questions pratiques d’intérêt commun s’imposent davantage.

Et les médias, si empressés d’habitude à traquer l’envers du décor de la vie politique ? Convaincus de la réputation de l’Europe à décourager l’audience, ils n’en couvrent l’actualité que de façon très épisodique, généralement orientée en fonction du pays d’où ils ont dépêché un correspondant. Seules les crises majeures les mobilisent vraiment. Elles donnent alors à l’opinion l’occasion d’entendre le point de vue des seules vedettes connues et reconnues de la vie européenne : leurs dirigeants nationaux au sortir d’un Conseil européen.

Pertinence des vérités ? Impertinence des revendications !

On retiendra de cet aperçu sans complaisance que les principaux décideurs et faiseurs d’opinion peinent toujours à reconnaître et valoriser l’identité européenne, que les citoyens ne sont ni équipés ni incités à prendre leurs responsabilités à cette échelle, et qu’une Déclaration politique des droits des citoyens européens ne paraît guère, deux siècles après la déclaration américaine ou la déclaration française, préoccuper nos dirigeants. Voilà pourquoi nos Etats risquent fort, au-delà des mérites des consultations citoyennes, d’ajustements à venir du fonctionnement des institutions et d’ajouts complémentaires à la feuille de route européenne, de persister en pratique dans des luttes fratricides et d’arrière garde contraires à leurs intérêts collectifs comme à ceux de tous les citoyens d’Europe.

N’est-ce pas pourtant le moment de rappeler à tous ces citoyens européens que la liberté, à quelque échelle que ce soit, est rarement octroyée d’en haut ? La liberté se revendique et se conquiert, bien plus qu’elle se reçoit. Aux Européens donc de saisir l’offre, tardive mais méritoire, que leur font aujourd’hui leurs Etats, sans doute à court de souffle et d’idées neuves, de libérer leur parole sur l’Europe.

Libérer la parole… Sur un sujet aussi tabou et toujours imprévisible, qui l’eut cru ? Une réponse à la hauteur s’impose : la pertinence des vérités pointées justifiera l’impertinence, fut-elle copernicienne, des revendications. Dès lors, cinquante ans après mai 68, un fulgurant mot d’ordre mérite aujourd’hui de réveiller le débat public européen, tant il colle bien à une Europe qui aura finalement réussi ce qui paraissait impossible et raté ce qu’elle n’a pas osé : soyons réalistes, demandons l’impossible !

 

Bruno Vever est secrétaire général de l’Association Jean Monnet et vice-président d’Europe et Entreprises

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