par Panayotis Soldatos, le 13 mars 2023

« Gleichheit macht freundlichkeit »/ 

« L’amitié naît dans l’égalité »

(Proverbe allemand)

       

  La référence au couple franco-allemand, dans le contexte de l’après-guerre, renvoie à la réconciliation franco-allemande, pierre angulaire de lancement du processus d’unification du Vieux Continent, évoque son rôle moteur dans les grands sauts qualitatifs de cette marche intégrative (notamment : rapprochement des deux ennemis d’hier, établissement de la CECA, passage aux Communautés européennes, relance institutionnelle des CE des années 70, création du Système monétaire européen, avènement du marché unique et de  la zone euro), rappelle sa fragilité (notamment : arythmies sur la « question britannique » aux années 60, incompréhension dans les premières années de politique économique du président Mitterrand, malaise lors de la réunification allemande, net décrochage socioéconomique de l’Allemagne dans notre siècle, dissensions en matière d’élargissement de l’Union européenne), augure une tendance à l’obsolescence dans cette grande Europe des Vingt-Sept, confirme une constante de la politique française qui s’accroche encore à ce lien de tandem, dans une quête de possible refondation.

  Placé devant cette longue aventure fluctuante de couple, il conviendrait de s’interroger sur sa pertinence dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui et de demain, et ce sous deux angles : celui de l’appréciation de la trajectoire du leadership franco-allemand dans le processus d’intégration européenne et de sa valeur ajoutée pour l’Union (I); celui de la réflexion sur l’intérêt de chacun des deux partenaires à la revitalisation de  la relation ou, à défaut, sur une éventuelle  passivité de résignation, conduisant à son obsolescence (II). 

       I.- La vocation de leadership du couple franco-allemand dans la marche vers l’unification de l’Europe et sa pertinence dans une Europe élargie

      L’histoire du processus d’intégration européenne de l’après-guerre nous enseigne sur le rôle déterminant du couple franco-allemand dans la reconstruction socioéconomique de l’Europe, la consolidation de la paix entre les membres des CE, l’acceptation de la rationalité de création progressive d’un marché unique, voire d’une union économique et monétaire, ainsi que de l’établissement d’un système juridico-institutionnel d’encadrement. En effet, au travers de ces réalisations pragmatiques que la théorie a su bien analyser dans leurs principales variables intégratives, apparaît, avec clarté  empirique, le rôle moteur du couple franco-allemand : à titre d’exemples probants, le passage des deux belligérants du confit à l’intégration, leur abandon de la vielle politique de grande puissance en quête de domination du Vieux Continent par des alliances ad hoc avec diverses autres nations européennes, leur évaluation  réaliste de l’ordre international de l’après-guerre, d’une bipolarité pesante (États-Unis et URSS) incitant au regroupement des Européens, leur mise en commun de ressources stratégiques (charbon et d’acier), nerf de la guerre, sous un système institutionnel inédit de nature  supranationale (CECA), leur alignement sur l’approche d’intégration des marchés (marché commun et marché unique) dans une zone d’interdépendance socioéconomique (CE), l’important sacrifice de l’un  d’entre eux (l’Allemagne) de se priver du levier monétaire que représentait, alors, le mark, pour laisser place à la zone euro, autant de réalisations inscrites dans cette dynamique intégrative, de consensus et d’action systémique conjuguée, du tandem franco-allemand.

       Cet enchaînement de réalisations intégratives stratégiques, rendu possible grâce à la supériorité démographique, économique, administrative ainsi qu’à  la capacité politique de leadership des deux partenaires, a assuré à l’Europe la masse critique d’espace géographique, de ressources socioéconomiques, de capacité d’organisation et de compétitivité, absolument nécessaire pour une intégration supranationale en cascade, allant de l’Europe des Six à la grande Europe des Vingt-Sept et mue par ce couple franco-allemand, pôle  d’attraction et d’influence intra-européenne et extra-européenne.

        Cette démonstration de la capacité du couple de promouvoir l’avancement du processus d’intégration européenne, aussi éloquente qu’elle soit, ne peut ignorer l’apparition de phénomènes d’érosion progressive de ce leadership, à la fois sur le plan de la relation dyadique et que sur celui de sa projection intra-européenne et extra-européenne. 

         a.- Sur le plan du couple, chacun des partenaires a évolué de façon différenciée, aboutissant à une asymétrie progressive de puissance : au niveau économique, la désindustrialisation de la France contraste avec l’industrialisation moderne, accélérée, extravertie de l’Allemagne; sur le plan social, au  modèle dit rhénan de consensus sur les valeurs sociales de travail s’oppose à un militantisme syndical français, éruptif et aux multiples et coûteux blocages; dans le domaine du politique, la capacité  du système allemand de générer des consensus sociopolitiques et de grandes coalitions gouvernementales, regroupant la droite et la gauche, contraste avec la forte ascension  conflictuelle des extrêmes de l’éventail politique en France et la parallèle persistance du fort dissensus clivant entre les forces politiques traditionnelles de droite et de gauche, situations qui alimentent, en rétroaction, une instabilité politique éruptive que la Ve République voulait éradiquer et empêchent la réalisation de profondes réformes structurelles.

        b.- Dans ce nouveau contexte d’hétérogénéité croissante du couple, la capacité de consensus de leadership commun au sein de l’UE, qu’il s’agisse, entre autres, de politiques macroéconomiques de stabilité, d’actions industrielles conjointes, de compétitivité commerciale et de concurrence internationale renforcées, de relations intra-européennes Nord-Sud harmonisées, paraît compromise. Par ailleurs, cette arythmie du couple libère les tendances nationalistes et de « cavalier seul » d’autres États membres (notamment  en Hongrie, en  Pologne, en Italie, dans les Balkans), qui, eux, ne sont plus enclins à se soumettre à un leadership franco-allemand, considéré, alors, comme une sorte de « duopole » gênant, sinon obsolescent; elle encourage, également, certains de ces pays, à des alignements internationaux d’un plus fort atlantisme (tourné vers le leadership américain, de plus en plus présent en Europe), peu propice, pourtant, avec l’aspiration européenne  pour une politique commerciale, industrielle, technologique, d’armements  ou, encore, étrangère et de défense commune, autonome et souveraine (en l’occurrence, des pays de l’Est européen manifestent cette tendance centrifuge d’alignements pro-atlantiques, rendus plus évidents dans le contexte de la guerre en Ukraine). In fine, l’affaiblissement du couple franco-allemand crée un vide que la puissance américaine réussit à combler, directement ou par le biais de l’OTAN, y substituant ainsi son propre leadership.

       II.- Revitaliser le couple ou se résigner à son obsolescence ? 

       Dans une réalité asymétrique de relation, l’attachement des deux partenaires devient, également, asymétrique et différencié, variant, certes, selon les périodes et le contexte. Cela dit, les dirigeants français demeurent davantage ancrés dans la logique de couple, y voyant sa nécessité, fidèles, de la sorte, à leur rôle fondateur du tandem, auquel ont, du reste, accolé cette appellation (couple), empruntée à une longue tradition de relation franco-allemande, qui alterne, dans un parcours historico-politique sinueux, dualisme et dualité (voir les références de Jules Romains, Le couple France-Allemagne, 1934). Les Allemands, en revanche, ont fait, en la matière, preuve d’un « suivisme » de parcours et d’une certaine retenue d’appellation, préférant les termes d’amitié franco-allemande et de réconciliation franco-allemande.  

        En effet, la France réussit, dans l’après-guerre, à former un « couple franco-allemand de réconciliation», intégré dans le cadre multilatéral de l’Europe des Six, ainsi que le souligne le rôle de Jean Monnet et de Robert Schuman, agréé par le chancelier Adenauer et menant à la création de la CECA, « police d’assurance », capable d’enrayer toute possibilité de résurgence, sur le long terme, du nationalisme conquérant du voisin d’outre-Rhin : une Allemagne européenne intégrée  dans une CE supranationale, plutôt qu’une Europe allemande était l’objectif alors poursuivi, pour consolider la paix, le développement et la prospérité du Continent. Cette approche française de tandem stratégique fut poursuivie par le général de Gaulle, bien que dans une orientation plutôt bilatérale, comme le souligne le traité de l’Élysée (1963) qui, on ne l’a pas assez souligné, répondait à une tentative gaullienne d’attirer l’Allemagne vers un duopole au sein d’une « Europe des États et des peuples » plutôt de la voir intégrée, avec un rôle directionnel, dans une Europe supranationale. Depuis, dans l’après-gaullisme, le couple a eu, l’avons-nous évoqué, ses moments de rôle moteur de l’intégration européenne, perdant, toutefois, son souffle au sein de ladite grande Europe, sans cesse élargie et pouvant, éventuellement, compter, d’ici une dizaine d’années, plus de trente membres.

        Aujourd’hui, la France, constatant les asymétries de puissance et les divergences  dans le couple, s’inquiète de la décote du rôle, jadis moteur, du tandem dans le processus d’intégration européenne et pour cause : l’Allemagne réunifiée, pays géopolitiquement et historico-politiquement pivot et économiquement influent dans le Centre et l’Est européens, représente un incontournable partenaire de facilitation de la promotion  en couple, dans cette partie du Continent, aujourd’hui aux penchants  atlantistes, des desseins français d’Europe autonome et souveraine, en particulier (mais pas seulement), dans le domaine de la politique étrangère et de la défense; d’ailleurs, à cet égard, plusieurs tentatives stratégiques en ce sens, comme celle, plus récente, de la Boussole stratégique, sont le fruit de cette action de couple. Au-delà, la France voit dans le tandem européen avec l’Allemagne la condition sine qua non du succès de tout projet de rééquilibrage du système international, avec un pôle européen (UE) basé sur la conjugaison des forces de ces deux pays et leur rôle moteur pour réussir un pilier européen autonome et crédible dans une multipolarité mondiale espérée, surtout depuis le Brexit. Mais, même en dehors de ce champ stratégique, européen et international, dit de « high politics », les dirigeants français voient dans le maintien du couple un cadre (rencontres bilatérales périodiques, quasi institutionnalisées, consultations régulières) d’interactions ordonnées et des occasions privilégiées de dialogue bilatéral, d’influence européenne et d’infléchissement de certaines politiques économiques et monétaires du partenaire allemand, jugées d’une grande rigidité macroéconomique. Last but not least, la France croit en l’importance fondamentale du maintien de l’interdépendance commerciale et économique de couple, source essentielle de prospérité et de puissance, surtout dans cet après-Brexit.

       L’Allemagne de son côté, qui s’était prêtée au pari intégratif français des années 50 et avait accepté le rôle moteur d’un « couple franco-allemand de raison », y a œuvré dans la durée, dans la période allant de la CECA à la zone euro. Cela dit, notre nouveau siècle a connu un plus fort décalage de développement et d’évolution sociétale entre les deux pays qui, conjugué à une nouvelle Europe, celle des Vingt-Sept, crée, l’avons-nous évoqué, des arythmies et une asymétrie de couple et contribue au processus d’érosion de sa rationalité. 

        En effet, l’Allemagne, comparativement à la France (bien que la guerre en Ukraine  perturbe, actuellement, la donne, par la crise énergétique, voire économique et sociale qui frappe, encore que de façon asymétrique, les deux partenaires), a fait preuve d’un sérieux consensus sociopolitique et, dans la foulée, d’une capacité excédentaire de réformes structurelles et d’une approche de consensus gouvernemental et législatif (malgré les inévitables arythmies au sein de l’actuelle coalition), facteurs qui lui ont permis de maintenir-déployer, notamment  en réponse à la crise, des stratégies et des politiques de dynamisation de son économie, toujours tournées vers le long terme (investissements, action commerciale extérieure, domaine de l’armement, relations économiques avec la Chine etc.). Parallèlement, elle demeure toujours attachée à la philosophie et aux règles de rigueur macroéconomique (certes, avec des accommodements au sein d’une UE qui fit preuve de flexibilité en la matière, suite à la crise économique des années 2008 et suivantes, de la pandémie et de la crise énergétique) et sa position future sur le retour à la rigueur du Pacte de stabilité serait source de tension clivante au sein du couple et dans cette Union hétéroclite.

        Se tournant, maintenant, vers l’actuelle cacophonie sociopolitique en France, elle n’est non plus propice à une dynamisation du couple franco-allemand. En effet, le décalage et l’asymétrie des deux partenaires, aux origines du découplage structurel, prennent, également, la forme de décrochage perceptuel et affaiblissent le tandem. Et pourtant, les dirigeants allemands, quoique placés face à cette érosion de la cohérence du couple, ne souhaitent  pas sa dissolution, car leur pays  y a vécu des jours heureux : ils le créditent des principales réussites de l’intégration européenne, malgré les retards et les périodes de procrastination-stagnation; ils sont, par ailleurs, conscients que la montée en puissance et en solo de l’Allemagne susciterait en Europe les vieux démons et les vieilles craintes, dans une réminiscence d’un pouvoir allemand de domination. En somme, le couple franco-allemand procure à l’Allemagne, même dans l’asymétrie des partenaires, le poids des forces conjuguées du tandem, une précieuse interdépendance économique, une valeur ajoutée de coopération économico-commerciale extérieure, une chance d’une vraie politique étrangère et de défense commune, le tout dans une atmosphère de « dépolitisation » intra-européenne (face au reste de l’Europe) et extra-européenne de sa puissance. Autrement dit, faire du décalage de puissance au sein du couple une raison de décrochage du partenaire allemand ou une source d’obsolescence du rôle et de l’ambition du tandem, affaiblirait le poids européen et mondial des deux partenaires et de l’Union dans son ensemble. 

       Quant à la France, son espoir de revitalisation du couple, voire de sa refondation, passerait par un haut niveau de consensus sociétal français, une vie sociopolitique moins éruptive, une stabilité politique dans le respect de la philosophie et des règles de la Ve République, une capacité de réformes structurelles, devenues incontournables et urgentes. 

       En somme, c’est dans la logique du proverbe allemand « l’amitié naît dans l’égalité » que le couple réalisera son retour à l’équilibre et que l’UE retrouvera, non pas le leadership franco-allemand du passé, à caractère fortement directionnel (possible dans l’Europe à Six, ardu, sinon impossible, dans une Europe à Vingt-Sept et plus, vu le changement dans le rapport, quantitatif et qualitatif, de forces entre le couple et les autres membres, si nombreux et hétérogènes, de l’Union élargie), mais un précieux moteur d’enchaînements intégratifs, d’arbitrages et de compromis politiques, capable de réussir l’articulation-agrégation des intérêts nationaux et d’atténuer les clivages géoéconomiques et géopolitiques du Continent (Nord, Sud, Centre et Est européens). 

 

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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