L'odyssée de la construction européenne, qui, par une coïncidence historico-géographique connaît, aujourd'hui, une dérive éolienne sur des rives du bassin méditerranéen, comme du temps d'Ulysse, s'exprime, dans une actualité préoccupante, par une phase de périple mouvementé aux moult péripéties, dues, notamment : aux élites dirigeants en aboulie intégrative, se résignant à des réformes souvent «in extremis» et «a minima»; aux élargissements successifs de l'Union, d'une rationalité téléologique douteuse; aux nationalismes éveillés; aux extrémismes radicaux, alimentés par des rigidités idéologiques, croyons-nous, «obsolescentes» ; aux faiblesses structurelles de l'intégration établie (marché unique, zone euro), englobant des économies asymétriques, voire hétérogènes; à une «puissance civile» européenne en mal de déploiement international crédible et efficace, dans l'incurie du leadership et la cacophonie de visions dépassées de l'intérêt national. À la lumière de ces vents de dérive et considérant l'actualité, intra-européenne et internationale, il nous apparaît judicieux de prêter ici notre attention à deux crises, qui renvoient à ces égarements du processus d'intégration européenne et l'empêchent toujours d' arriver à bon port d'étape et de mettre, ensuite, le cap vers la destination finale, l'union économique et politique complète : la crise dans une zone euro dysfonctionnelle, car à gouvernance elliptique et à partenaires asymétriques; l'alarmante érosion du rôle de «puissance civile» de l'UE, telle qu'illustrée par les flux migratoires massifs de cette année et les conflits régionaux qui les génèrent. Sur le premier plan, l'asymétrie économique des membres de l'UE et de son eurozone, de surcroît en constant processus d'élargissement, contraire aux impératifs de rationalité intégrative dans un marché unique et une union monétaire aux assises et à l'encadrement elliptiques, a, inévitablement, provoqué une grande fracture de fonctionnement: dans une fuite en avant, le leadership national et européen s'est réfugié à un volontarisme de laxisme d'élargissement, certains, chaud partisans d'un libre-échangisme, y contemplant la rétrogression de l'UE vers une zone purement commerciale, d'autres, mus par un «étapisme» optimiste, espérant la mise en place progressive de règles et de politiques d'accompagnement capables d'homogénéiser l'espace et de colmater ainsi les fissures, mais sous-estimant, entretemps, les dommages déjà causés au processus, le menaçant de réversibilité; car, l'évolution de cette construction européenne, dans la procrastination et la cacophonie des élites des pays membres et les carences consécutives des institutions européennes, sous-produit d'incertitudes-paralysies nationales, n'a pas atteint l'aire de symétrie requise et espérée, mais, bien au contraire, a rendu ardue, elliptique, inachevée, l'élaboration et la mise en uvre de politiques communes cohérentes, équitables, efficaces, qui auraient, entre autres, évité les distorsions de flux et de facteurs de production, empêché les phénomènes de déliquescence macro-économique et remédié aux faiblesses structurelles de certains partenaires de la zone à la dérive (Que l'on ne se trompe pas: la crise dans la zone euro est toujours là, en l'absence de gouvernance efficace et suffisamment légitimée et faute de réformes structurelles approfondies et viables, notamment chez les partenaires dudit Sud européen). Sur un second plan et dans un crescendo, pendant que les vents tempétueux de la crise dans l'eurozone n'avaient pas cessé de souffler, notamment dans l'extrémité de la péninsule des Balkans (Grèce), des vagues migratoires ont submergé les frontières extérieures de l'UE et frappé d'impuissance ses politiques en la matière, provoquant de nouveaux ratés de cette «puissance civile» : on s'est, alors, rendu compte de l'incapacité de l'Union de respecter son propre socle de valeurs et de produire un espace public intégré et porteur de changements sociétaux au sein de l'Europe et dans son environnement international, par une protection efficace de ses frontières, un accueil contrôlé, efficace et équitablement réparti des réfugiés, une diplomatie de médiation, d'apaisement et de résolution des conflits dans sa périphérie, conflits qui alimentent-intensifient lesdits flux migratoires. En somme, la fracture dans l'Union, accentuée depuis la dernière crise de l'eurozone, qui n'est pas en fin de secousses, et élargie par la récente vague de flux migratoires et sa gestion chaotique, menace l'avenir de l'Union et met, également, en péril tous ceux qui, dans son voisinage géopolitique et géoéconomique, ont cru en une «puissance civile», facteur de prospérité et de paix, loin du spectre des démons du passé européen, notamment dans l'après-guerre, lorsque les courants extrémistes, les égoïsmes nationaux, les discriminations raciales, la cassure Est-Ouest et les vents de guerre froide, les conflits régionaux, les économies détruites, l'absence de solidarité européenne et internationale plongeaient les populations dans le désespoir et les empêchaient même de croire en une Europe Unie, au voisinage pacifié et au développement socio-économique équilibré et stable.
1° L'asymétrie de la zone euro : une fracture sanctionnée par les marchés financiers et toujours présente
a.- Nous avons maintes fois insisté sur la fracture de l'asymétrie économique de l'UE, résultante d'un élargissement hâtif et laxiste, sans égard à l'une des conditions fondamentales du processus d'intégration européenne : la «symétrie de développement économique», impliquant (selon les critères de la Déclaration de Copenhague de 1993, déjà implicites dans la théorie et la pratique de la fondation de la CEE) des économies symétriques, «de marché viable», capables «de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché intérieur ». Dérogeant explicitement, du temps des Communautés européennes, sous l'enseigne d'une finalité politique «ad hoc» (protéger des démocraties fragiles, rétablies en Grèce, en Espagne et au Portugal), aux strictes exigences d'élargissement, les États membres de l'UE ont récidivé, selon la même logique politique, lors du grand élargissement vers le Centre et l'Est européens, rejetant, alors, d'autres options économiques, pourtant optimales pour les deux parties (notamment, la création, autour des Quinze de l'UE, d'un espace de pays associés, dans le but d'une transition d'adaptation, plus ou moins longue, selon les cas, en vue d' une admission ultérieure) ; aussi, la fracture de l'asymétrie économique (et sociale, du reste) initiale «Nord-Sud» s'est-elle couplée de celle «Est-Ouest».
- Cette pratique d'entorse à la rationalité économique d'un marché unique et d'une union économique (même elliptique) a été reprise, depuis la création de la zone euro, sans nécessité d'aucune sorte (il n'était, en effet, ni impératif ni souhaitable de se précipiter vers des adhésions successives de nouveaux membres à l'eurozone), par l'établissement progressif d'une constellation hétérogène de dix-neuf, aujourd'hui, partenaires, creusant, de la sorte, la fracture de l'asymétrie. En effet, la participation initiale dans le régime de la monnaie unique de certains pays, membres originaires, s'était déjà opérée à la faveur d'une souple interprétation-application des «critères de convergence de Maastricht», conditions de base, aux fins de pallier, alors, l'«ordonnancement inversé» de création d'une union monétaire sans union économique préalable (ce fut le choix du traité, recourant auxdits critères et visant à reconnaître et à préserver, autant que faire se peut, le nécessaire rapprochement-équilibre de développement économique que la monnaie unique requiert) ; par la suite, dans une mouvance plus politique qu'économique, pour en faire de l'euro le moteur de «plus d'Europe», on a procédé à l'élargissement de l'eurozone vers des pays dont certains invoquaient des données de performance économique incertaines, voire douteuses (cas de la Grèce ce pays n'est pas, en l'occurrence, un cas isolé, mais, certainement, l'exemple le plus éloquent de ce laxisme dans l' interprétation-application-vérification des règles établis à Maastricht), ou étaient insuffisamment préparés pour assurer le respect desdits critères (respect, du reste, aux coûts sociaux élevés) dans leurs économies structurellement fragiles et, parfois, coiffées d'institutions politiques nécessitant un rigoureux processus de réformes d'assainissement. À cet égard, dans les déclarations, hélas tardives, de ceux qui se prononcent, aujourd'hui, en faveur d'un cercle restreint de membres, d'un «noyau dur» de la zone euro, on détecte une prise de conscience et un aveu de l'hétérogénéité actuelle des Dix-Neuf.
- Or, ce déficit de rationalité économique dans la création-protection de la zone euro s'est heurté, dans la tourmente de la crise économique, à l'implacable logique des marchés financiers, activée par les agences de notation, qui sont venues sanctionner (en l'absence de sanctions par l'Union) à la fois l'apraxie de l'UE et la déliquescence macro-économique et/ou, plus généralement, financière et bancaire de certains États membres (Chypre, Espagne, Grèce, Irlande et Portugal, avec l'Italie de Matteo Renzi s'éveillant et se débattant pour assainir les finances publiques et réformer les structures économiques du pays par ses propres moyens). Et si une solidarité de programmes de prêts et d'assistance-contrôle technique de l'UE et du FMI, avec l'intervention plus résolue de la BCE, a permis, sinon une sortie définitive de crise, au moins le développement réussi d'un processus d'assainissement des finances publiques des pays bénéficiaires (Irlande, Portugal et bientôt Chypre, pour les programmes de sauvetage, Espagne, notamment pour des interventions visant, entre autres, le secteur bancaire et le marché du travail, à l'exception, cependant, de la Grèce, soumise, cette année, à un nouveau programme), l'asymétrie de développement économique et les faiblesses des structures afférentes, combinées à des situations de politique interne fluides, continuent à créer des distorsions aux économies de certains membres de la zone euro et fragilisent ainsi la marche de l'intégration européenne, autant sur le plan de ses performances économiques que sur celui de sa «cote de légitimité» auprès des peuples.
b.- En somme, il importe, aujourd'hui, d'agir résolument à la fois pour obtenir les résultats structurels voulus par lesdits programmes et, de façon plus pérenne, pour l'établissement d'un régime d'union économique totale, par le parachèvement de l'union bancaire, la construction d'une vraie union budgétaire, fiscale et sociale, le tout couronné par une gouvernance d'union politique, source et cadre de légitimité et de fonctionnalité sociétale. Car, on ne pourra pas s'entêter à imposer aux partenaires asymétriques de l'UEM une politique socio-économique et monétaire « one size fits all » (selon l'expression der Ales Chmelar, 6 juin 2012 www.nouvelle-europe.eu). En attendent, nous ne pourrons que regretter, avec, certes, une aporie (dans le sens aristotélicien du terme), l'absence d'imposition de sanctions à ceux qui ne respectent pas le régime de convergence des traités et des actes de leur application (voir, notamment les critères du traité de Maastricht et le Pacte de Stabilité et de croissance, avec les textes législatifs de leur mise en uvre, ainsi que le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire).
2° L'érosion de la «puissance» civile» («Civilian Power») : les migrants «votent avec leurs pieds» et enregistrent-aggravent la fracture de l'Europe asymétrique, en mal de diplomatie et de praxis sécuritaire
a.- L'attribut de «puissance civile» conféré à l'UE souligne le contexte du lancement-développement du processus d'intégration européenne dans l'après-guerre et, parallèlement, son propre choix de profil international.
- En effet, l'asymétrie de capacité militaire au niveau des États membres, la volonté des grands pays de se réserver le privilège du recours plus autonome à la force pour la protection-avancement de leurs intérêts nationaux sur la scène internationale (penser, notamment, aux actions de «cavalier seul» ou en «duo» et en «trio» de l'Allemagne, de la France et du Royaume-Uni, dans divers foyers de conflits, qui obscurcissent le profil de la diplomatie européenne) et l'acceptation (certes, non sans certaines voix discordantes, notamment au niveau d'une partie de l'élite française) du lien inextricable de la sécurité européenne avec l'intégration militaire au sein de l'OTAN ont empêché l'Union (certes, avec d'autres facteurs explicatifs) de construire une vraie politique de sécurité et de défense (ces volets restent au sein de l'UE peu développés et, dès lors, d'une capacité d'action autonome fort limitée).
- Parallèlement, dans l'après-guerre et toujours aujourd'hui, les Communautés européennes, d'abord, l'Union européenne, ensuite, tenant compte du passé d'une guerre destructrice mondiale et des réalités géopolitiques et stratégico-militaires décrites, se sont consacrées, en Europe, à la construction, au moyen d'un encadrement juridico-institutionnel, d'un espace socio-économique intégré à double objectif de paix : la pacification durable de l'Europe par la prospérité de ses peuples et l'épanouissement de leurs valeurs sociétales communes; la promotion, sur le plan international, de la paix par des politiques relevant, essentiellement, des champs de l'action diplomatique de résolution des conflits, du développement économique international, de l'intervention humanitaire, de la libéralisation des flux, dans le cadre d'accords commerciaux d'une conditionnalité démocratique, de l'encouragement du développement des rôles des sociétés civiles des États, du partage et de la défense d'un socle de valeurs sociétales («valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités
dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes», selon l'art. 2, TUE).
Voici, le double fondement et les ingrédients constitutifs de cette «puissance civile» européenne toujours en devenir.
b.- Ceci dit, la «puissance civile» de l'Union connaît, aujourd'hui, une érosion de sa capacité d'action internationale et l'explosion actuelle des flux migratoires vers l'Europe en fournit la douloureuse preuve, soulignant, en même temps, l'asymétrie de situations, de capacités et d'attitudes sur cette question au sein des partenaires européens, avec de sérieuses ainsi fissures de la construction européenne : à cet égard, le «byzantinisme» des résolutions formulées, l'insuffisance des mesures adoptées, le manque de discipline d'application diligente et équitable, correspondent davantage au concept d'une «Europe espace» plutôt que d'une « Europe puissance», même civile.
- Les ratés de la diplomatie européenne dans les conflits qui secouent le Grand-Moyen Orient, comme aussi dans le déroulement-dérapage (à l'exception du cas tunisien) du «printemps arabe», ont paralysé la «puissance civile» de l'Union et, aujourd'hui, l'ont plongée dans la crise des migrants, où elle s'enlise dans les égoïsmes nationaux, la cacophonie et les interventions improvisées.
Lors de cette crise, plusieurs insuffisances institutionnelles-décisionnelles font surface et il conviendrait d'en évoquer ici quelques-unes. Tout d'abord, la capacité de persuasion et d'influence déterminante de la Commission européenne a connu des revers, vu que sa position de «quotas» obligatoires s'est heurtée, lors de sa présentation, aux fortes oppositions d'États membres et de populations, pour être édulcorée, dans un suivi partiel, «in extremis» et «a minima», sans accord unanime, par une décision du Conseil de l'Union, du 22 septembre dernier (confirmée, le lendemain, lors d'une réunion informelle des chefs d'État ou de gouvernement de l'Union), comportant un mécanisme provisoire de relocalisation d'urgence d'une portion extrêmement limitée de migrants ayant besoin de protection internationale; en revanche, s'agissant de la réponse aux centaines de milliers de migrants qui continuent à affluer sur le Continent européen, un flou, chargé d'incertitudes, persiste sur le nombre total de migrants à accueillir, le rythme, les moyens, les chances de réussite et les conséquences ultérieures, vu, notamment, les fortes oppositions d'accueil dans certains pays et les diverses positions minimalistes ou de refus en cours. Le Conseil européen, de son côté, a conclu sa réunion du 15 octobre dernier par des orientations plutôt générales, un renvoi au travail préparatoire de feuille de route accompli par la Commission, une annonce de poursuite du processus de concertation et des propositions de mesures opérationnelles aux frontières. Dans la foulée, le mini-sommet extraordinaire, du 25 octobre dernier, sur «la route des Balkans», fut marqué de fortes et inquiétantes oppositions, controverses, divergences et scepticisme de résultats (voir, notamment, les positions «en retrait» de la Bulgarie, de la Croatie, de la Hongrie, de la Serbie et de la Slovénie). Enfin, quant au couple franco-allemand, il n'a pas pu adopter une position commune tout au long de cette crise : le «décrochage» de l'Allemagne, ouvrant les bras à la grande vague de migrants, en grand contraste avec une France en frilosité, devient évident.
- Quant à la collaboration de l'UE avec les pays de son voisinage et, en particulier, avec le partenaire essentiel qu'est la Turquie, la «puissance civile» européenne a fait preuve d'indécision, laxisme et incohérence dans le traitement du comportement turc en cette matière. En effet, elle a toléré l'apraxie des autorités turques devant cette explosion de flux et le rôle clé des passeurs dans le transport de grandes vagues de migrants vers la Grèce, et, ensuite, le reste de l'Europe, et n'a pas fait un «monitoring» rigoureux des suites attendues en vertu de l'accord signé en 2013 et comportant la promesse de la Turquie de réadmettre des migrants qui entreraient illégalement dans l'UE (essentiellement en Grèce, vu le voisinage immédiat terrestre et, surtout, maritime) et n'auraient pas obtenu la reconnaissance de réfugié (notons que la partie européenne s'engageait, dans le cadre de l'accord, à lancer un dialogue sur la libéralisation des visas pour les ressortissants turcs se rendant dans l'espace Schengen pour une visite de courte durée); pis encore, la Chancelière allemande, en visite en Turquie, le 18 octobre dernier, plutôt que de se limiter à insister sur cet engagement antérieur de la Turquie pour la réadmission des migrants, a préempté quelque peu la politique européenne d'élargissement en acceptant l'introduction d'un lien entre le redémarrage-accélération du processus de négociations pour l'adhésion de ce pays à l'UE et sa collaboration dans ce dossier des migrants; à noter, de surcroît, que ce dialogue entre la chancelière Angela Merkel et le président Recep Tayyip Erdogan a été vu, par grand nombre d'observateurs, en Turquie, dans l'UE et ailleurs, comme une sorte de légitimation et d' appui pour le leader turc à la veille des élections (élections qu'il a, in fine, gagnées, le 1er novembre dernier), malgré les récentes et constantes incriminations, dans l'opinion publique et le leadership européen, pour la réaction musclée de son gouvernement face à ses opposants politiques, les médias, les syndicats, la minorité kurde, réaction jugée, évidemment, contraire aux valeurs de «respect de la dignité humaine, de démocratie, d'État de droit, de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités
» (toujours selon l'art. 2 du TUE) que proclame l'Union et qui constituent, d'ailleurs, un des critères d'adhésion.
- In fine, force nous est de constater que la fracture de l' Europe a été soulignée, dans le cadre de cette crise migratoire, non seulement par les arythmies et carences de la politique européenne afférente, mais, également, par le quasi-unanimisme des migrants, qui, en l'occurrence, l'ont constatée avec «leurs pieds» : refusant les encouragements de répartition dans divers pays d'accueil, ils se sont, dans leur immense majorité, rués vers les pays du Nord européen, et, surtout, vers l'Allemagne, consacrant cette coupure d'asymétrie de développement sociétal qui inspire une sélection de destination en Europe, en considérant la qualité des conditions comportementales d'accueil, de sécurité, d'emploi, de sécurité sociale, de climat politique (à cet égard, l'extrême droite et les diverses manifestations extrémistes de nationalisme hypothèquent, à leur niveau, le consensus politique et social européen pour une politique commune, dans ce domaine, reflétant des valeurs pourtant formellement proclamées par l'Union), d'incorporation sociétale. Par ironie et retournement de situations, c'est le miroir des autres qui renvoie, à cette occasion, aux Européens leur image segmenté, fragmentée, concassée.
En conclusion, ce qui nous surprend et déçoit, dans notre quête de rationalité intégrative au niveau européen, est, tout d'abord, le manque de vision des élites dirigeantes, leur oubli des enseignements de l'histoire conflictuelle de l'Europe, en particulier de celle de la première moitié du XXe siècle, leur refus de reconnaître l'obsolescence des souverainetés et de procéder, résolument, à l'approfondissement de la construction européenne; s'y ajoute, ensuite, et dans la foulée, l'euroscepticisme, voire l'europhobie de divers segments de la population, certes, «travaillés» par des courants démagogiques de stérile orientation nationaliste, réfractaires aux impératifs d'une intégration «sans cesse plus étroite», par une évolution optimale de l'UE, respectueuse à la fois de la rationalité socio-économique et des valeurs qui relient, à travers les siècles, les peuples du Continent. Notre insistance pour en parler, à travers ces Chroniques, est sous-tendue par un souffle d'optimisme et l'espoir de trouver un jour, au niveau des États membres, la conception aristotélicienne d'une rationalité à double dimension : théorique et pratique, qui nous suggère, pensons-nous, notamment en matière de réussite du rôle de «puissance civile» de l'UE dans son environnement international, une démarche d'articulation-agrégation des intérêts nationaux des pays membres avec ceux de la communauté européenne et de ses segments géographiques et culturels, sur la base du paradigme de l'acquis intégratif de l'Union et de sa grille de valeurs, qui, selon le Préambule du traité (TUE), s'inspire «des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine..». Quelle meilleure «feuille de route» pour la réussite d'une réelle et profonde solidarité intra-européenne, ouverte au monde et bénéficiant de la pérennité d'un cadre dunion économique et politique du Continent!
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l'Université de Montréal et titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin Lyon 3