... ou à l'utopie de l'accélération : corriger les déviations et dynamiser l'acquis communautaire.
«Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise» (Jean Monnet)
Le prolongement de la crise dans la zone euro suscite une avalanche d'opinions libres et de positions politiques, notamment celles qui logent dans la presse écrite et sur la toile. Et si elles s'inscrivent dans une démarche incontestablement légitime, parfois inspirante, toujours révélatrice de la place centrale qu'occupe l'Europe dans notre vie sociétale et son futur façonnement, elles sont, néanmoins, placées dans deux trajectoires parallèles qui ne se rencontrent pas, celles du réalisme et de l'idéalisme, au risque de rater le souhaitable rendez-vous de synthèse et de sombrer dans la cacophonie des arguments controversés.
Certes, l'impatience sociétale devant une crise qui s'attaque, bien que de façon asymétrique, au bien-être de larges segments des populations européennes, est fort compréhensible et, même, saine, car elle interpelle, dans l'urgence, l'Europe, qui, depuis le traité de Rome s'est engagée -- et s'en est, du reste, bien tirée (jusqu'à la crise) dans l'après-guerre à promouvoir le progrès économique et social et à améliorer le niveau de vie de ses populations, et l'invite à réagir. Il n'en demeure pas moins que les solutions au «problème» ne seront efficaces et durables si elles restent cantonnées entièrement car, alors, nécessaires mais pas suffisantes -- dans les seules problématiques de la zone euro (discipline macro-économique, réglementations financières-boursières-bancaires) et plongées dans la juridicité du régime afférent, avec ses règles-mécanismes des contrôles budgétaires des États membres «déviants» (bien que certains, systématiquement en «infraction», doivent, une fois pour toutes, être, certes, sanctionnés, au nom de leur obligation de respect des autres membres) : il ne faudrait pas s'y asphyxier, compromettre la nécessaire solidarité intereuropéenne, oublier la finalité ultime du «voyage européen», celle d'une construction identitaire et politique, qui ne pourra se faire que dans l'harmonie, la prospérité généralisée, l'internationalisation maîtrisée, l'épanouissement sociétal dans la conviction d'un destin européen commun et pérenne.
De façon corrélative, avant tout consensus de solutions, c'est l'accord dans le diagnostic des causes intra-communautaires, plutôt que des manifestations de la crise, qui s'impose, diagnostic qui irait ainsi au-delà des symptômes pour déceler une causalité profonde qui déborde les imperfections de la zone euro sans, certes, les ignorer --, pour faire émerger des dérives du passé tout au long de la marche intégrative : plutôt qu'une fuite en avant ou des remèdes sectoriels, c'est la correction de la trajectoire de l'intégration européenne, en déviation depuis assez longtemps. Il s'agira, dès lors, dans ce qui suit, d'identifier quelques virages ratés dans le parcours intégratif, principaux facteurs essentiels de la crise intégrative globale de l'Union et de sa zone euro.
1° Les insuffisances et cacophonies des réformes institutionnelles hypothèquent la réussite du projet européen et le privent, aujourd'hui, dans la crise, d'importants leviers de rebondissement.
En effet, au fil des divers exercices «constitutionnels», surtout depuis les années quatre-vingt-dix et jusqu'à nos jours, l'Europe s'est dotée de structures antinomiques et a ainsi «raté la marche», celle d'une gouvernance politique cohérente et, nécessairement, supranationale :
- a le renforcement de la Commission, depuis le traité de Maastricht, et de son président, depuis les traités d'Amsterdam, et de Nice, a été, en partie, dilué dans l'intergouvernementalisme galopant du traité de Lisbonne, notamment avec un Conseil européen aux pouvoirs constitutionnels et aussi hautement gouvernementaux, et un haut représentant, imposé automatiquement comme supercommissaire, pour les affaires étrangères et de sécurité, innovations qui éloignent de notre champ de vision la gouvernance supranationale et condamnent la Commission, déjà politisée (aujourd'hui, dans un crescendo de politisation -- depuis la fin de mandat de la Commission Hallstein -- avec 24 de ses membres au passé politique majoritairement fort prononcé), à des rôles réactifs, souvent dans un esprit de résignation ;
- b la recherche d'un leadership cohérent, à l'interne et à l'international, a débouché, on ne sait pas par quel talent de «prestidigitateur», lors de la Convention sur l'avenir de l'Europe, sur une cohabitation de quatre présidents (et un cinquième annoncé), ceux de la Commission, du Conseil européen, du Conseil des ministres, de sa formation spécialisée de Conseil des affaires étrangères et, maintenant, du président annoncé des sommets de la zone euro;
-c quant au Parlement européen, promu dans ces fonctions de législateur, il observe que le «cordon ombilical», qui le liait jadis aux parlements nationaux et fut coupé depuis son élection au suffrage universel direct, s'est progressivement rétabli, surtout avec l'entrée, dans le contrôle du respect de la règle de subsidiarité, des parlements nationaux, sans cesse en quête de nouveaux rôles et de réinsertion dans le système politico-institutionnel de l'Union.
2° Le choix de découplage, en 1992, dans le tandem optimal «union monétaire-union économique», découplage, aujourd'hui, souvent regretté (mêmes par ces architectes) et, depuis, le laxisme dans le contrôle du respect des critères d'UEM du traité de Maastricht expliquent, en grande partie, l'actuel climat délétère, en matière macro-économique au sein de la zone euro.
En effet, vu ledit découplage, l'on avait beaucoup misé sur les critères de Maastricht comme balises de discipline dans la planification-gestion des finances publiques des États membres. Et pourtant, de grands (aujourd'hui, dans la crise, gardiens de l'orthodoxie budgétaire) et de petits pays en ont dévié à plusieurs reprises (certains systématiquement), tandis qu'au moins un des pays est rentré dans la zone euro avec des données que l'on considère, depuis, statistiquement non-valides et qui n'ont pas pu être alors systématiquement vérifiés, sans du reste, l'application consécutive de sanctions, prévues par le traité pour un «retour à la normale». Or, malgré ce laxisme et incurie de contrôle, toutes les instances de la gouvernance de l'Union, comme aussi des dirigeants d'États membre critiquent, aujourd'hui, l'indiscipline des PIIGS , la Grèce en étant, et légitimement, montrée du doigt, surtout pour son refus de reconnaître, réellement, le besoin, impératif et urgent, d'une profonde réforme de son système étatique, politique, économique (macro- et micro économique), voire plus largement sociétal.
3° L'élargissement souvent hâtif, une fois massif et, généralement, laxiste, de l'Union européenne et de la zone euro, combiné aux deux catégories de défaillances que nous venons d'exposer, a compromis la marche régulière de l'intégration économique et celle aussi monétaire.
Car, en effet, on savait que des pays du Sud européen, comme aussi ceux du Centre et de l'Est, ces derniers nouvellement libérés de la tutelle du régime soviétique, ne répondaient pas aux critères de Copenhague (notamment économiques) d'adhésion et avaient besoin d'un temps important de «rodage», si bien pour leur entrée dans la CE/UE que, pour certains d'entre eux, pour leur participation à la zone euro. Au niveau de la zone euro, la conformité aux critères de Maastricht devrait aller au-delà de leur lettre et, eu égard à leur esprit, être, à l'époque, observée sur une plus longue période, à la fois pour vérifier leur permanence et stabilité que pour permettre aux pays candidats d'acquérir grâce, entre autres (et pas uniquement), à leur monnaie nationale, une compétitivité, d'abord commerciale, et, ensuite, plus largement économique (certains profitant, entretemps, d'un régime d'association, dans un schéma de cercles concentriques). D'ailleurs, en dehors de cette dimension de «stress» économique, dû à ce type d'élargissements et de participations à la zone euro, il y a aussi les dégâts de paralysies, dus à l'entrée au système de dirigeants eurosceptiques, parfois europhobes, à la grande multiplication des cycles politiques (élections nationales et sous nationales, législatives et, dans nombre de cas, présidentielles) interférant avec les cycles économiques nationaux et avec celui de l'Union européenne et de son projet économique et monétaire, voire aussi politique.
C'est pourquoi le proposé Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance, indépendamment de ses mérites et carences intrinsèques (économiques et juridico-institutionnels) est une tentative, souhaitons-le réussie, d'y accueillir ceux de la zone euro et les autres, qui accepteraient de nouveaux et plus rigoureux règles du jeu (malheureusement édulcorées, depuis les premières annonces du couple-franco-allemand), et de mieux contrôler, par la suite, leur comportement afférent, avec des sanctions qui pousseraient, les «récalcitrants» vers l'antichambre du retrait.
Dans cette urgence d'agir, que le débat des analystes et des décideurs puisse donc porter sur la correction de ces dérapages-déviations, avant de se livrer, par une fuite en avant, sans chances de réussite, à un exercice d'échafaudage de schémas maximalistes (fédéralisme institutionnel et économique) ou des formules minimalistes d'intergouvernementalisme (celles d'un retour à l'Europe des États, dont les Européens ont connu les dégâts sociétaux, suite à deux grandes guerres meurtrières, deux fois dans la même moitié de siècle, à un protectionnisme dévastateur, à des conflits régionaux et ethniques, à une fragmentation de la voix du Continent sur la scène internationale, les mettant ainsi sur la pente glissante du déclin).
En somme, le temps est arrivé pour sortir de la recherche de l'unanimisme et de l'illusion d'un cadre pour tous, qui conduit inexorablement à l'Europe à la carte et, à terme, à la dilution de l'Union dans une zone de libre-échange.
S'agissant donc de l'Union et, plus spécifiquement, de sa zone euro, il est impératif d'accepter, loin des orthodoxies philosophiques intégratives, qu'elle «rattrape-corrige» les erreurs passées, évoquées ci-haut, et qu'elle puisse se réformer, dans une géométrie variable, avec ceux qui «veulent et peuvent» et sans ceux qui «veulent mais ne peuvent pas », ni ceux qui «peuvent mais ne veulent pas». Dans cette optique un Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance plus rigoureux et plus contraignant que sa mouture actuelle, avec vocation d'être, à terme, «communautarisé», serait un pas dans la bonne direction.
Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal et
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin Lyon 3