L'observateur attentif et l'analyste averti du processus de construction européenne ont toujours su que la participation britannique à la Communauté européenne, initialement retardée d'une quinzaine d'années, fut et demeure dissociée de l'ambition de faire du Vieux Continent une «Europe-puissance», la recherche d'un espace économique, essentiellement commercial, restant l'objectif principal de ce passage au Continent, couplé du souci, «ô combien!» gravé dans les Tables de la diplomatie du Royaume, de ne pas laisser l'Europe perturber l'équilibre anglo-européen et, plus largement, euratlantique. On ne s'étonnera donc pas de constater que la signature et, bientôt, la ratification du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire (ci-après, Pacte budgétaire) ainsi que les appels à l'union budgétaire, fiscale, bancaire, voire politique, réveillent outre-Manche des réflexes insulaires, avec, parfois, des tendances au désengagement, soit par un «rapatriement» de certains transferts de droits souverains du Royaume-Uni, effectués au fil des divers traités européens, soit par un retrait de l'Union européenne, selon la procédure que le traité de Lisbonne a prévue, dans un virage de réversibilité, jadis rejetée.
Or, pour bien cerner le contentieux anglo-communautaire, une incursion dans une tranche historico-politique des années 60' et 70' nous semble absolument nécessaire à tout effort d'intelligibilité du dossier actuel et, notamment, pour apprécier la constance de la politique européenne des Britanniques et ainsi scruter leur avenir européen.
1° Une adhésion à la faveur du blocage institutionnel des Communautés européennes des années 60'et du glissement intergouvernementaliste amorcé depuis
Dans un mouvement de crescendo, depuis la crise de la «chaise vide», de 1965, et le «Compromis de Luxembourg» de 1966, affaiblissant la Commission et introduisant, sous certaines conditions, une sorte de de facto droit de veto pour les États membres des CE, le sac d'Éole fut ouvert, libérant les vents de l'intergouvernementalisme et dissipant ainsi les espoirs d'une gouvernance européenne supranationale en renforcement constant.
Aussi, fut-il levé, dans les faits, un élément essentiel de l'«hypothèque institutionnelle» (la supranationalité initiale forte des CE), qui nourrissait les hésitations d'adhésion du Royaume-Uni, et divers témoignages, dont celui de Harold Wilson, le confirmeront plus tard :« Nous nous sommes efforcés [avouait-il, devant l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe, en 1967] d'étudier non seulement la lettre du traité, mais aussi la façon dont il a fonctionné dans la pratique [
et], à cet égard, nous étions parvenus à des conclusions encourageantes. Les discussions qui ont eu lieu à Luxembourg et leurs résultats ont fort bien pu compter parmi les éléments qui nous ont amenés à de telles conclusions ».
Au même moment, du côté des Cinq (les cinq partenaires de la France dans les CE), une profonde déception, à notre avis hâtive et sans stratégie du long terme, a gagné leurs dirigeants, malgré leur orientation fortement supranationale, à la suite de cette épreuve de force perdue face au Général de Gaulle et aux divers autres blocages français de cette période (ils n'anticipèrent pas d'éventuelles évolutions post-gaullistes); ils en ont ainsi conclu que le rêve fédéral s'évanouissait et se sont vite ralliés, «par dépit», à l'idée d'un élargissement vers le R.-U. (Paul-Henri Spaak, dans une entrevue que nous accordait en 1969, expliquait ainsi cette volonté d'admission « par dépit » du Royaume-Uni: « puisque l'on ne pouvait pas faire la petite Europe fédérale, à cause de l'opposition de de Gaulle, on s'est tourné vers la Grande Europe avec les Britanniques »). Dans cette réorientation, les Cinq, de même que la France post-gaulliste, furent fortement encouragés par Jean Monnet qui, comme nous le confirme dans ses Mémoires, pensait, alors, que, devant ce blocage de l'approfondissement institutionnel de l'Europe, « l'adhésion de la Grande-Bretagne était la seule chance d'atteindre une dimension qui donnât à l'Europe la force de se faire entendre dans le monde et d'ouvrir un dialogue à égalité avec les États-Unis et l'URSS ».
2° Un comportement britannique inchangé et reconfirmé durant la crise dans la zone euro : pour une Europe à la carte, libre-échangiste et intergouvernementale
Le parcours de la «vie européenne» du R.-U., culminant avec la crise dans la zone euro, toujours en cours et en complexification croissante, démontre, avec éloquence, la constance (ce qui n'exclut, certes, pas quelques fluctuations) de ses positions européennes. Obtenant, souvent, après la signature d'un «traité constitutionnel» de réforme des CE/UE, des dérogations, dessinant les contours d'une future «Europe à la carte», donneurs de conseils de solidarité sans contributions et de discipline macro-économique sans participation, les Britanniques, dans une «two-track» approche, ont, avec une étonnante continuité, manifesté leur opposition à un approfondissement institutionnel significatif de la CE/UE, se livrant, simultanément et, croyons-nous, en corrélation, à un vibrant plaidoyer en faveur de l'élargissement sans cesse de l'Union, multipliant ainsi les risques d'implosion de l'intégration européenne et de dérive vers le «grand large» du libre-échange.
3° La nouvelle donne d'une zone euro en quête de plus grande intégration
Malgré cette constance dans l'orientation du positionnement européen du Royaume-Uni, la persistance, voire l'aggravation de la crise dans la zone euro a, convaincu, nombre de partenaires européens, sous la pression du leadership allemand, du besoin de dynamiser le processus d'intégration européenne et de le doter d'instruments structurels-fonctionnels non seulement pour une sortie de crise, mais aussi, et surtout, pour le passage à une phase intégrative supérieure, à partir de l'impératif, d'ordre utilitaire, mais aussi de légitimité, de «plus d'Europe».
En effet, la signature, le 2 mars 2012, du Pacte budgétaire par 25 États membres, sans, notamment, le Royaume-Uni (et la République Tchèque), et le rythme actuel de ses ratifications pointent vers un premier cercle concentrique d'intégration accrue, dont le «noyau dur» serait la zone euro; par ailleurs, et dans un mouvement de crescendo, le Sommet de la zone euro, du 29 juin 2012, a considéré, sur le chemin de l'union bancaire, un mécanisme (demain, une autorité) de surveillance unique des banques de la zone, tandis que les voix pour une certaine forme d' union fiscale se multipliaient; in fine, dans la foulée de cette nouvelle union économique et monétaire européenne en devenir, son complément logique, d'un certain degré de fédéralisation politique de légitimation, s'imposerait.
Devant une telle évolution, déjà en marche, le Royaume-Uni, placé, de son propre chef, hors de ce premier cercle intégratif (zone euro), serait appelé à revoir sa politique européenne. Or, comme persistera, croyons-nous, la tendance forte de ses élites et population à vouloir demeurer en dehors de la zone euro et de son cercle renforcé d'union budgétaire-fiscale-bancaire, aux institutions politiques en voie de fédéralisation, il aura à choisir entre trois options : rester dans le deuxième cercle de l'UE, avec ceux qui ne feront pas partie de la zone euro (ceux qui ne peuvent pas, ceux qui ne veulent pas, ceux qui ne peuvent plus y rester
) et, également, de l'union budgétaire et de ces compléments fiscaux, bancaires et politiques; chercher à rapatrier certains pouvoirs nationaux transmis à l'UE dans le cadre du marché intérieur, notamment en matière sociale et environnementale, se plaçant ainsi dans un troisième cercle; préserver son accès au marché unique, par un recours au modèle des pays de l'Espace économique européen ou des accords bilatéraux du cas suisse (se situant ainsi dans un quatrième ou cinquième cercle).
Il va sans dire que de tels choix, s'ils étaient enclenchés dans la foulée d' un référendum au sein du peuple britannique et de décisions afférentes de ses gouvernants, comporteraient des risques non seulement pour le Royaume-Uni, mais aussi pour une Union européenne (risques de «détricotage» de son système intégratif), déjà fragilisée par la crise dans la zone euro, les incuries du leadership européen et national et la confusion qui règne au sein des populations des pays membres, frappées par la crise et désorientées par la cacophonie des dirigeants.
Espérons, toutefois, que l'Europe, ne voudra pas, dans un monde globalisé, avec, de surcroît, de nouvelles grandes et émergentes puissances, accepter la voie de la dilution libre-échangiste, en prolongeant le temps de l'indécision et de l'accommodement de tendances centrifuges, voire "désintégratrices", de partenaires en déliquescence d'objectifs et de politiques. L'urgence de choisir et, surtout, d'agir n'a jamais était aussi évidente et aussi impérative qu'aujourd'hui.
Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal et
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin Lyon 3