par Aicha Ayari, le lundi 31 octobre 2011

De 1956 à 2011, Habib Bourguiba et Zine el-Abidine Ben Ali ont, successivement, gouverné la Tunisie d'une main de fer. Pendant plus d'un demi-siècle, la voix des Tunisiens a été étouffée et leur dignité bafouée. Les droits de l'homme, les principes démocratiques, la menace terroriste ou encore le rempart contre l'immigration illégale ont systématiquement été instrumentalisés à des fins géostratégiques et politico-économiques. Ainsi, durant plus de cinq décennies, ces despotes ont régné en s'appropriant chaque parcelle de la Tunisie. Les ressources ont été exploitées à outrance et détournées dans l'impunité la plus totale face à un peuple livré à lui-même, vidé de toutes ses potentialités. Une longue vie pour ces régimes politiques autoritaires permise et entretenue par le silence abyssal de l'Union européenne, des Etats-Unis et de certaines Institutions internationales comme la Banque mondiale.


La dégradation générale des conditions de vie, l'extrême pauvreté surtout dans les régions du sud du pays, le chômage galopant, les inégalités socio-économiques grandissantes, la généralisation de la corruption, l'impunité croissante des privilégiés, le développement d'une mafia à grande échelle, la manipulation des lois, le cloisonnement de la parole citoyenne et le contrôle du paysage politique sont autant de dénominateurs communs qui ont mené à la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011.

Depuis, les Tunisiens ont vécu au rythme des gouvernements de transition, de Mohamed Ghannouchi à l'actuel Premier ministre Béji Caïd Essebsi, fragilisant davantage un appareil étatique aux abois, à bout de souffle. Si la stabilité, la sécurité et l'ordre public étaient les priorités dans les agendas ministériels, l'exacerbation des tensions entre le peuple tunisien, fraichement libéré, et le pouvoir confirmait bien le changement des rapports de force. De fait, la mobilisation n'a jamais faibli, les Tunisiens se sont portés garants de leur révolution par crainte qu'elle ne soit récupérée par les forces dévouées à l'ancien régime.

Dans le même temps, l'Instance supérieur indépendante pour les élections (Isie) présidée par Kamel Jendoubi, opposant de toujours au régime de Ben Ali, a été chargée d'organiser les élections de l'Assemblée constituante, fixées au 23 octobre. Un espace de négociation au sein duquel se jouera le destin de la Tunisie post-Ben Ali. En effet, les 217 représentants constituants auront la lourde tâche de rédiger une nouvelle constitution pour doter le pays d'une nouvelle architecture constitutionnelle.

Ce moment électoral est une première historique pour les Tunisiens, un taux de participation estimée à 90 % par la commission électorale de l'Isie. Dès 7H du matin, des files interminables, caractérisées par une grande diversité des électeurs, s'étaient constituées sous un soleil de plomb. Même la lenteur du processus de vote n'a pas découragé les citoyens, responsables et fiers jusqu'au bout. L'émotion, la fierté et la joie des Tunisiens ont dépassé les clivages politiques, économiques et sociaux ; tous ont chanté l'hymne national tunisien.

En amont de ces élections, l'Isie a, d'une part, recruté et formé des équipes bénévoles chargées de mener à bien ce processus électoral. D'autre part, l'Instance a mis en place, dans chaque bureau de vote et sur l'ensemble du territoire, des équipes d'observateurs nationaux et internationaux indépendants formées pour détecter la moindre irrégularité. L'Isie a même autorisé les représentants des partis politiques à rejoindre ces équipes d'observateurs. C'est dans ce contexte qu'une délégation de 15 parlementaires européens s'est rendue du 19 au 25 octobre en Tunisie. Accueillis chaleureusement et considérés comme les « témoins » et les « garants » du caractère démocratique de ce processus électoral, les Eurodéputés ont déclaré à l'unanimité que « ces élections étaient bien démocratiques avec un grand souci de transparence, saluant le travail accompli par les équipes de l'Isie, leur professionnalisme, leur formation de qualité et leur fort souci du strict respect des procédures ».
En ce qui concerne le dispositif de sécurité déployé autour des centres de vote, ce sont les militaires qui s'en sont chargés. Si l'on se souvient de leur engagement aux cotés des Tunisiens durant la Révolution du Jasmin, la présence des militaires était incontournable ce 23 octobre. De fait, ils ont joué un rôle pacificateur et rassurant, en sécurisant l'entrée des centres de vote, en participant à l'accueil des électeurs et au désengorgement des queues. Par contre, la présence policière était quasi nulle.

Cela étant dit, on peut faire état de problèmes organisationnels notamment liés à la présence d'un seul registre par bureau de vote, ce qui a ralenti les votes et encombré les files. Les trois isoloirs dans chaque local étaient rarement occupés simultanément.

Certaines catégories de la population, notamment les personnes âgées et/ou à mobilité réduite, n'ont trouvé aucun accommodement raisonnable à l'exception de la bonne volonté des électeurs et des organisateurs à leur donner la priorité pour s'acquitter de leur devoir civique.

En ce qui concerne le vote à proprement parler, seules les cartes d'identités émises avant le 14 août 2011 étaient acceptées ; les passeports étaient systémiquement refusés. L'accessibilité au vote a été problématique pour les personnes âgées et les analphabètes, mais pas exclusivement, livrés à eux-mêmes. Les partis politiques en lice étaient représentés sur les bulletins de votes par des logos de petite taille de couleurs noir et blanc. Ces mêmes bulletins de vote devaient être pliés selon un certain sens ; nombreux sont ceux qui n'ont pas su s'y prendre correctement. Seuls les malvoyants et les handicapés étaient autorisés à être accompagnés d'une personne de leur choix derrière l'isoloir. La procédure de vote apparaissait peu claire pour nombre d'électeurs ; certains ont coché plusieurs case, d'autres ont mis une croix à côté du nom de l'Isie alors que d'autres ont exprimé à voix haute leur incapacité à voter et ont appelé à l'aide.

Pour les non-inscrits, l'Isie a mis en place le système du sms 1423, leur permettant de connaître dans quels centre et bureau de vote ils pouvaient exprimer leur voix. Il y a eu une grande confusion car le serveur, très vite débordé, n'a pas pu absorber toutes les demandes en temps réel. Beaucoup de personnes, n'ayant pas reçu de réponse, ont abandonné l'idée de se rendre aux urnes. De même, s'est posée la question des Tunisiens inscrits à l'étranger mais présents en Tunisie. Pour certains, le système du sms 1423 a fonctionné alors que d'autres n'ont reçu aucun retour. Généralement, on considère que le système du sms 1423 a été positif en ce sens qu'il a permis aux Tunisiens non-inscrits, qu'ils soient résidents ou non, de voter. Les problèmes rencontrés sont dus aux distances que certains ont du parcourir pour se rendre au bureau de vote désigné ou à la lenteur des réponses.

Enfin, comme nous l'avons dit plus haut, les partis politiques pouvaient avoir un observateur dans les locaux de vote. Ceci a été particulièrement le cas du parti Enahdha qui avait un représentant dans pratiquement chaque bureau de vote, ce qui est loin d'être le cas des autres formations politiques. Certains ont quitté leur poste de représentant-observateur pour discuter avec les électeurs aux portes des locaux de vote. Des militants de ce même parti parcouraient les files et conversaient ici et là. Des Tunisiens ont fait état de pression, dénonçant les tentatives d'Enahdha d'acheter ou d'influencer leur vote. Il semblerait même que des photocopies du logo aient été distribuées, le jour même des élections. Face à ces accusations, Kamel Jendoubi a déclaré que des enquêtes seraient menées et que, le cas échéant, des sanctions seraient prises.

Mais globalement, l'Isie et tous les observateurs, sans nier les irrégularités mineures, sont satisfaits et attestent bien que la Tunisie a vécu des élections démocratiques et transparentes. Pour l'heure, les résultats finaux ne sont pas encore connus, il est donc préférable de se garder de toute estimation qui pourrait s'avérer fausse et créatrice d'effets pervers. L'Union européenne doit continuer à soutenir ce processus démocratique et s'abstenir de toute remise en cause des résultats pour ne pas répéter les erreurs du passé.

En conclusion, ces élections sont l'affaire des Tunisiens seuls. D'ailleurs, ils nous ont prouvé leur grande responsabilité et capacité à organiser démocratiquement des élections en quelques mois alors que des éléments endogènes et exogènes auraient pu menacer la tenue même de ce scrutin. Désormais inscrite dans les annales mondiales, ce 23 octobre 2011, succédant à une première victoire, à savoir l'éviction du régime Ben Ali, marque la montée en puissance démocratique du peuple tunisien. Un double coup de force populaire, qui confirme la renaissance des consciences collectives bien au-delà des frontières tunisiennes.

C'est donc aux Tunisiens que revient le monopole d'édification d'une démocratie qui corresponde à leurs aspirations, à leurs besoins. Le modèle de développement politique et socioéconomique devra prendre en compte les réalités de la Tunisie du passé, du présent et du futur. Un spectre dont les configurations sont multiples et complexes mais qui façonnent la Tunisie d'aujourd'hui, en ce compris la religion. Les particularités tunisiennes sont aussi ses atouts, un pays qui recèle d'énormes ressources, son capital humain en premier lieu, et des potentialités à perte de vue. L'approche citoyenne et droits de l'homme est essentielle dans ce processus de construction d'un nouvel état démocratique.

Les Tunisiens ont fait leur choix, ils se sont créés de nouvelles perspectives et ouverts à de nouveaux horizons. Mais la société civile tunisienne a besoin de temps pour se structurer et développer d'autres dynamiques. Si les mentalités tunisiennes ont longtemps été manipulées et abreuvées par de faux discours, les liens sociaux se sont distendus. D'où l'importance de promouvoir une culture du débat basée sur le libre examen de chacun, l'émancipation des générations futures en dépendant. Le renforcement des capacités de la société civile est incontournable car aujourd'hui, la Tunisie et les Tunisiens ne font désormais plus qu'un.

Si les élites tunisiennes ont été les grands absents au cours de ces derniers mois, elles ont un rôle crucial à jouer. Leur responsabilité est double : le contre-pouvoir à la classe politique et la participation au développement réelle d'une culture démocratique et citoyenne.
Quant à l'Union européenne elle se doit de garantir et protéger l'expression souveraine du peuple tunisien. C'est pour cette raison que l'Union doit attendre qu'un gouvernement légitime soit élu avant d'entamer toute négociation ou renégociation d'accords ou de partenariat.



Attachée parlementaire de Malika Benarab-Attou au Parlement européen 
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