par Antonio Vitorino, le lundi 26 décembre 2011

Il n'y a probablement personne qui, mieux qu'António Vitorino, peut nous conduire dans les méandres des décisions prises au dernier Conseil européen, considérées comme essentielles pour freiner la crise de l'euro. En réagissant encore à chaud, l'ancien commissaire et aujourd'hui président de Notre
Europe attire l'attention sur les risques d'une réforme des traités hors du cadre de l'Union européenne ainsi que sur la nécessité de légitimation démocratique des décisions tout en recommandant plus de tolérance vis-à-vis de l'Allemagne.


La première question est, probablement, la plus difficile. Les résultats de ce sommet ont-ils été suffisamment convaincants pour ouvrir la voie à la résolution de cette crise et donner des garanties aux marchés ?

Nous aurons la réponse à cette question au cours des semaines qui viennent. Cependant, en tantqu'observateur attentif, j'avoue que ça me paraît insuffisant. Une réponse a été apportée à une partie importante du problème, qui concerne le "pacte budgétaire" : les indications pour le moyen
terme concernant l'assainissement budgétaire et la construction d'une union économique sont là, dans leurs principaux éléments. Nous avons cependant réalisé moins que ce qui était attendu et, surtout, moins que ce qui était nécessaire en ce qui concerne les garanties de liquidité de court terme. Et sur ce dernier point, la balle est maintenant dans le camp de la BCE.

La BCE a alimenté avant le sommet certaines attentes d'une intervention plus forte, dans le cas où il y aurait ce "pacte", mais elle les a rejetées par la suite. Et aucun signe en ce sens n'a découlé du sommet, bien au contraire.

La BCE est déjà sur le terrain dans la facilitation de l'accès du système bancaire à la liquidité. Et cecirévèle une intervention plus active : des prêts avec des maturités élargies à trois ans, l'élargissement des collatéraux admis pour le refinancement du système bancaire. Il s'agit là de savoir si elle va être plus active dans son intervention sur les marchés de la dette souveraine. Et sur ce point, nous devons attendre pour voir. Les indications du président de la BCE ont d'une certaine manière été contradictoires. Mais il manque toujours un lien : la possibilité d'une intervention directe de la BCE dans le renforcement financier du FESF. Ceci ne s'est pas vérifié et à la place, les Etats ont engagéune voie parallèle à travers le renforcement du FMI, avec des dotations bilatérales des Etats membres d'un montant de 200 milliards d'euros, qui n'aura un effet de levier que si les autres partenaires mondiaux, notamment les Etats-Unis et la Chine, soutiennent ce renforcement…

Mais nous avons déjà vu ce film au G20…

Avec une nuance. La réponse de ces partenaires a été : si les Européens ne mettent pas leur propre argent, nous ne mettons pas le nôtre non plus. Les Européens viennent de décider qu'ils le feront et ce, dans un délai d'ailleurs très court. Pour ceux qui, comme le Président Obama ou le Président chinois, se sont montré si préoccupés avec la résolution de la crise de l'euro, cette décision européenne est plus qu'une invitation – elle crée une obligation morale.

Mais, évidemment, il manque toujours la responsabilité directe de l'Europe dans l'espace européen. Le sommet a également décidé que la dotation conjointe du FESF et du MES sera de 500 milliards d'euros… Ce qui était déjà prévu…

Ce qui était déjà prévu, mais cette décision sera revue en mars, si nécessaire. Ceci est une première ouverture pour considérer qu'il sera éventuellement nécessaire de renforcer la participation directe des pays européens à leur propre fonds de sauvetage. Un doute subsiste : l'addition de petites mesures représente-t-elle une grande intervention ? L'objectif fondamental de ces mesures étant de dissuader la pression des marchés, nous devrons attendre les prochains jours pour voir si nous serons obligés d'adopter de nouvelles mesures.

La grande question politique du sommet est la suivante : la chancelière allemande a gagné presque tout ce qu'elle a souhaité concernant sa vision du fonctionnement de la zone euro. Elle n'a rien donné en échange. Toutes les suggestions qui étaient dans le rapport Van Rompuy-Barroso ont été ignorées. Seules les mesures préalablement négociées avec Nicolas Sarkozy et qui étaient prévues dans leur lettre commune ont été reprises. La lettre a été traduite dans les décisions du Conseil européen.

Comment est-ce possible ? Ou bien la stratégie allemande est-elle correcte ?

Deux problèmes se posent concernant la stratégie allemande. Le premier est que, pour l'essentiel, l'Allemagne a raison. Le problème de l'Allemagne n'est pas d'avoir raison mais de devoir apprendrecomment avoir raison. Il s'agit de la question la plus difficile à gérer du point de vue politique. En pratique, le processus de décision qui a prévalu jusqu'à présent est très négatif pour l'esprit européen. La lecture attentive du remarquable discours de l'ancien chancelier Helmut Schmidt au congrès du SPD permet de dégager une conclusion que la chancelière devrait méditer. Nous ne pouvons rien construire de sain sur la base du ressentiment. L'Allemagne, qui a raison sur de nombreux points, a mal géré le fait d'avoir raison, ce qui va générer des ressentiments qui, à terme, se retourneront contre elle.

Vous avez parlé d'un deuxième problème…

Le deuxième problème est un problème de conception. L'Allemagne n'a toujours pas compris toute la dimension et la nature de la crise. Les marchés n'attendent pas seulement des mesures de rigueur, d'austérité et d'assainissement budgétaire. Les marchés comprennent mieux que personne que la
crédibilité de la lutte contre la crise de la dette souveraine exige de la croissance économique.

L'Allemagne n'a pas encore donné ce signal sur ce qu'est la stratégie de croissance économique, sans laquelle il n'est pas possible de rassurer les marchés. Les marchés savent que l'austérité en soi conduit uniquement à la récession, qui complique la mise en oeuvre des engagements pris pour réduire la dette.

Ce que vous dites souligne la contradiction entre les objectifs très exigeants du nouveau "pacte budgétaire" et la perspective d'une récession persistante, que non seulement les marchés mais aussi les Européens auront du mal à accepter.

La déclaration des 17 responsables de la zone euro apporte une certaine ouverture pour la coordination des politiques économiques des Etats membres sur la base d'une coopération renforcée. Il y a un paragraphe sur ce point. Cette idée est mieux détaillée dans la lettre Merkel-Sarkozy, dans laquelle sont identifiés certains secteurs essentiels de cette coopération, notamment
les marchés financiers, le marché du travail, la création d'une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés. Mais quand nous mesurons le poids relatif de cette composante dans l'ensemble des décisions du Conseil européen, elle est faible.

C'est pour cette raison qu'il faut qu'il y ait dans notre horizon quelque chose d'incontournable, qui est la nécessité d'une mutualisation partielle de la dette… Que la chancelière n'accepte pas. Les autres pays acceptent la discipline budgétaire, mais n'ont pas obtenu en échange la mutualisation de la dette souveraine, comme il serait logique.

Je pense que cette solution est incontournable. Mais nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que les Allemands ont raison sur un point. Une stratégie de mutualisation partielle de la dette entraîne le risque d'amplifier l'aléa moral, menant les pays sous programme d'assistance financière ou risquant
de l'être – c'est le cas de l'Italie et de l'Espagne – à éventuellement assouplir la mise en oeuvre des mesures d'assainissement budgétaire. C'est ce que le gouvernement de Berlusconi a fait… Les Allemands ont un argument qui ne peut pas être simplement écarté du débat européen.

En lisant entre les lignes de la stratégie allemande, consacrée lors du sommet, voyez-vous uneouverture pour faire ce pas plus tard ?

La stratégie allemande consiste à dire : nous allons mener jusqu'à l'extrême limite la politique d'austérité qui finira par rétablir la confiance des marchés. Ce n'est que lorsque l'insuffisance de cette politique aura été prouvée qu'ils seront prêts à franchir une nouvelle étape. Telle est mon
interprétation. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer le débat allemand. Le groupe des cinq sages a proposé ce qu'ils appellent un "pacte de rédemption", qui consiste en la création d'un fonds transitoire permettant la concentration de la dette au-delà du seuil des 60% du PIB des Etats membres. Cette dette serait l'objet d'une stratégie de paiement à 20 ans. Cette proposition a été
accueillie favorablement par le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble. Cette question fait l'objet de tensions dans le débat allemand. Nous devons argumenter pour que cette solution soit adoptée à moyen terme.



Je peux paraître paternaliste, mais il faut aider les Allemands à se faire comprendre. C'est ce que je pense. Nous vivons un "moment unipolaire" allemand et les moments unipolaires sont toujours très dangereux. Il est très important de souligner que, après une longue période d'hésitation, toutes les déclarations allemandes dévoilent aujourd'hui une volonté d'ancrage au projet européen. Les propositions faites par la chancelière au congrès de la CDU vont également dans ce sens.

Avions-nous besoin d'un nouveau traité pour adopter cette "union budgétaire" ?

Certaines mesures prévues dans ce "pacte" ne sont pas compatibles avec les traités actuels. Les propositions Van Rompuy-Barroso allaient dans le sens d'une révision limitée. Elles ont cependant été complètement ignorées. Les Etats membres se sont engagés dans une révision plus large qui, n'ayant pas été acceptée par le Royaume-Uni, devra mener à un traité intergouvernemental…

Mais était-il nécessaire ?

C'était le prix à payer pour écarter des doutes qui vont maintenant se présenter à nouveau. En choisissant un traité intergouvernemental, nous créons une nouvelle entité, inspirée éventuellement des accords de Schengen, qui ont également été en dehors de la structure des traités jusqu'à leur intégration à Amsterdam. Les conclusions de ce Conseil européen mentionnent aussi que ce traité pourra être intégré dans le futur… Mais un traité intergouvernemental pose des questions politiques et juridiques très complexes qui ne se seraient pas posées s'il s'agissait d'une réforme directe des traités. Par exemple, dans quelle mesure les institutions européennes, notamment la Commission et la Cour de Justice, pourront assurer certaines fonctions et compétences dans le cadre d'un traité strictement intergouvernemental.

Apparemment ce ne sera pas possible ?

Il existe des précédents. Mais ce n'est pas un exercice sans difficultés. Ce n'est pas par hasard ou par oubli que, dans les conclusions du Conseil, il n'y a aucune référence ni au Parlement européen, ni au rôle des parlements nationaux dans ce traité intergouvernemental.

Ce traité sera négocié strictement par les gouvernements et ce seront les gouvernements qui devront l'appliquer ?

Evidemment, et avec un problème grave du point de vue de la légitimité démocratique. S'agissant d'un traité intergouvernemental qui va adopter des règles sur la politique budgétaire des Etats membres, il n'est pas possible que ce traité ne prévoit pas de moyens de contrôle démocratique et parlementaire. Il s'agit de la grande question institutionnelle : quel est le rôle des institutions qui représentent les 27 dans des dynamiques plus restreintes, qu'il s'agisse des 17 de la zone euro ou des 26 qui sont prêts à avancer dans ce domaine ?

Sommes-nous en train de créer une Europe parallèle, qui ne serait pas celle que nous connaissons,avec une Commission, un Parlement et le strict respect de l'égalité entre les Etats ?

Il y a ce risque. Même si cela déplaît à ceux qui critiquent la méthode communautaire, 54 années d'exercice de cette méthode garantissent à tous les Etats participants, indépendamment de leur taille ou de leur richesse, la sauvegarde du principe de l'égalité entre les Etats.

Cette question est-elle plus importante quand il s'agit de confirmer un transfert de souveraineté en matière budgétaire ?

Effectivement. Dans la déclaration des responsables européens, il y a une référence au rôle de la Commission. Je pense qu'il est dans l'intérêt de pays comme le Portugal de garantir que, dans la négociation de ce traité, le poids déterminant de la Commission apparaissent très clairement.

Devons-nous nous soucier de la quasi-automaticité des sanctions ?

Il faut rappeler qu'il y a déjà des sanctions. Depuis 1997, il peut y avoir des sanctions relatives au fonds de cohésion. Et depuis récemment, il y a la possibilité de bloquer les fonds structurels. C'est la dimension quasi-automatique qui est nouvelle. Les sanctions doivent avoir avant tout un effet
dissuasif. C'est dans l'intérêt des Etats de garantir qu'ils ne seront jamais dans une telle situation.

Mais il y a aussi la possibilité de sanctions politiques. Par exemple la suspension du droit de vote…>

Je pense que cela n'est pas du tout envisageable, car cela changerait la nature de l'Union européenne. Cela poserait des questions très sérieuses. Il existe un seul cas dans lequel cela est envisageable : la violation grave et répétée des droits fondamentaux par un Etat membre prévue dans l'article 6 du traité. Il faut être raisonnable.

Une nouvelle question sera débattue : la perte d'autonomie budgétaire. Ceci pose-t-il, comme vous l'avez déjà mentionné, un problème de légitimité démocratique ?

Il n'y a pas de plus grande restriction de la souveraineté, y compris parlementaire, que la situation dans laquelle le Portugal et certains autres pays se trouvent. Mais ce traité ne peut pas être dépourvu d'une composante de contrôle démocratique et parlementaire concernant les décisions prises au niveau central.

Par le Parlement européen et les parlements nationaux ?

Ou d'une manière conjuguée par les deux. Joschka Fischer a proposé la possibilité de créer une assemblée avec des parlementaires nationaux et européens. Je ne vais pas entrer dans cette discussion, mais ce débat doit avoir lieu, il ne peut pas être écarté comme si la question ne se posait pas.

De nombreux journaux ont écrit dans leurs titres samedi : "Le Royaume-Uni est isolé ; une nouvelle Europe commence". Quelles sont les implications politiques de cela ?

Pour être honnête je pense que le Premier ministre britannique a commis une grande erreur, celle d'avoir surestimé la volonté allemande d'avoir un accord à 27 et d'avoir un cahier de revendications au nom de l'intégrité du marché unique qui, en réalité, détruisait le marché unique. Ce fut une erreur de calcul mais aussi de substance.

L'argument de la défense de la City ne marche pas. Le résultat est que non seulement le Royaume-Uni n'a rien gagné mais qu'il a en plus mis la City dans une situation plus vulnérable car elle ne sera plus à la table des négociations. L'histoire nous montre qu'aucun vote essentiel sur les services
financiers n'a été adopté sans le soutien du Royaume-Uni, au contraire : la directive sur les dérivés, la réglementation des agences de notation ou la supervision du système bancaire européen ont été modifiées suite aux interventions du Royaume-Uni. Les Britanniques auraient dû avoir appris de
l'expérience du général De Gaulle que la "politique de la chaise vide" ne marche pas.

Et les conséquences européennes…

L'isolement du Royaume-Uni est mauvais pour l'Europe. Il est mauvais pour le marché unique, pour la politique extérieure et de sécurité commune, pour l'équilibre entre une vision excessivement continentale et une vision plus atlantique, qui constitue la diversité et la richesse de l'Europe. Et nous, les Portugais, devrions être particulièrement préoccupés, car l'isolement britannique est un appauvrissement de cette dimension atlantique à laquelle nous appartenons. Ceci dit, je pense qu'il y a encore une marge de négociation. La question de savoir comment les institutions participeront au traité intergouvernemental en tant qu'intermédiaires entre le nouveau traité et l'Europe à 27 peut ouvrir un espace au Royaume-Uni pour trouver une solution de compromis.

Le Premier ministre portugais n'a pas caché sa désillusion concernant le résultat du sommet. La situation sera-t-elle plus difficile ?

Oui. Tant qu'il n'y aura pas un horizon de mutualisation partielle de la dette et une stratégie de croissance économique au niveau européen, la situation de tous les pays sous assistance financière ou risquant de l'être sera plus difficile.
(…)

Entretien avec António Vitorino
par Teresa de Sousa publié dans le journal portugais Publico le 11 décembre 2011. La traduction a été réalisée par Notre Europe. Les principaux passages de cet entretien ont été repris ici.


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