par Jean-Sylvestre Mongrenier, le lundi 08 novembre 2010

Depuis les années 1990, la négociation et la mise en œuvre d'un « partenariat » entre l'Union européenne (UE) et la Russie sont l'un des fils conducteurs des relations russo-occidentales. En dépit des attentes et des proclamations, ce partenariat UE-Russie n'a pas porté tous les fruits escomptés et sa renégociation est en chantier. La guerre russo-géorgienne d'août 2008, puis la crise financière de l'automne suivant, ont exercé des effets contradictoires. D'une part, la vision d'une « Grande Europe » - à laquelle la Russie serait appelée à participer pleinement - a été remise en cause. D'autre part, les dirigeants russes ont persuadé certains de leurs homologues européens qu'il fallait arrimer la Russie à l'Occident. La version européenne du « reset » semble prendre la forme d'un « Partenariat pour la modernisation » hâtivement présenté comme une refondation des relations entre l'UE et la Russie. Le récent sommet de Deauville entre Français, Allemands et Russes, les 18 et 19 octobre 2010, aurait même permis d'accélérer le processus. In fine, la refondation du partenariat UE-Russie serait la réponse au basculement des équilibres économiques et géopolitiques vers l'Asie du Sud et de l'Est.


Pourtant, il semble qu'il faille se garder de pratiquer la philosophie du « comme si », c'est à dire faire comme si les objectifs des parties prenantes convergeaient, les ratés et les échecs antérieurs s'expliquant par des malentendus et des problèmes de communication. Plutôt que de prendre ipso facto un jeu de tendances opposées pour une trajectoire et s'installer dans le temps de la finalité accomplie, il nous faut mettre en perspective les relations russo-européennes – et plus largement, les relations russo-occidentales -, pour s'interroger sur les fins poursuivies par les uns et les autres. En dépit des dissymétries et des attentes contradictoires, il existe
bien des marges de manœuvre permettant de faire émerger des plages d'intérêts communs. Cependant, la stabilisation et la bonne ordonnance des relations avec la Russie exigent l'identification des cadres de coopération adéquats. En ce domaine, les jeux multipolaires ne suffiront pas et la préservation des solidarités euro-atlantiques est certainement la condition sine qua non de toute grande politique d'engagement à l'Est.


Les déconvenues du partenariat UE-Russie


L'approche des réalités russo-européennes requiert une brève mise en perspective historique. C'est au cours des années 1990 que les termes du partenariat UE-Russie ont été négociés. Les dirigeants russes de l'ère Eltsine s'efforcent alors de rallier le système occidental pour se faire pleinement accepter au sein de la « communauté internationale ». Quant à l'UE et ses Etats membres, l'objectif est de préparer l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, tout en organisant parallèlement dans un cadre commun les interdépendances énergétiques et économiques russo-européennes (voir notamment la Charte sur l'indépendance énergétique de 1991, transformée en traité en 1994). Ces efforts s'inscrivent dans la vision d'une « Grande Europe » fondée sur un transfert de compétences et des complémentarités entre l'UE et sa périphérie orientale ; cette représentation géopolitique globale entre en résonance avec la thématique gorbatchévienne de la « maison commune » européenne (une thématique déjà maniée par Iouri Andropov).

Un Accord de Partenariat et de Coopération (APC) entre la Russie et l'UE est signé en 1994 puis mis en œuvre à partir de 1997. Au cours de cette même période, la Russie cherche aussi à négocier les termes d'un partenariat spécifique avec les Etats-Unis – le « paramètre américain » domine les esprits –, et elle obtient la mise en place d'un Conseil conjoint permanent avec l'OTAN (1997). Si la guerre du Kosovo et l'inflexion eurasiatique de la diplomatie russe contrarient ce mouvement vers l'Occident, la Russie et l'UE entendent pourtant renforcer leurs relations propres à travers un partenariat énergétique renforcé (le plan Prodi) et un « dialogue politique et de sécurité » (2000). La Russie croit pouvoir ainsi contrebalancer les Etats-Unis et l'OTAN mais les Européens sont prioritairement soucieux de développer leur politique de sécurité et de défense (la PESD), en parallèle à l'Alliance atlantique et de manière complémentaire. Suite au 11 septembre 2001, le « paramètre américain » revient en force et Vladimir Poutine pense être en mesure de négocier la reconnaissance implicite d'une sphère d'influence russe dans l' « étranger proche », moyennant sa participation à la « guerre contre le terrorisme ». Washington et Moscou approfondissent leur partenariat stratégique (il est aussi question d'un partenariat énergétique) et un Conseil OTAN-Russie (COR) voit le jour, en mai 2002.

Pourtant, les années 2000 se sont révélées particulièrement difficiles tant au niveau des rapports entre la Russie et l'UE que sur le plan plus général des relations russo-occidentales. Avec constance, les dirigeants russes ont refusé de ratifier le traité sur la Charte de l'énergie (1994) et d'en respecter les termes, alors même que les échanges énergétiques sont la pierre d'angle des relations entre Moscou et Bruxelles. L'élargissement de l'UE à l'Europe centrale et orientale a mis en exergue les fortes réticences des dirigeants russes et leur hostilité envers une politique européenne de voisinage (PEV) susceptible d'accroître le rôle des Européens dans les pays de l' « entre-deux » (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Sud-Caucase). Les « révolutions de couleur » (Géorgie, Ukraine) provoquent en retour un durcissement de la politique russe et les embargos énergétiques succèdent aux boycotts commerciaux. Ce climat de « paix froide » ne pouvait que retentir sur le partenariat UE-Russie qui n'a pu être refondé, ni même réactualisé, lorsqu'il est arrivé à échéance, en décembre 2007. Bien que certains dirigeants, en Europe occidentale, aient voulu démarquer le processus européen de celui de l'OTAN et du « Freedom Agenda « de la diplomatie américaine, il est apparu que les dirigeants russes percevaient l'UE comme un système de coopération dynamique à même de « mordre » sur ses marges occidentales et de rivaliser avec son projet d'intégration des « démocraties dirigées » dans une Europe-Eurasie alternative. Simultanément, les dirigeants russes ont identifié les lignes de partage entre Européens et ils ne se privent pas de jouer sur les différences d'approche entre les pays de l'arc de méfiance d'une part, un groupe de pays plus favorables d'autre part.


Du « Reset » au Partenariat pour la modernisation


De fait, le nouveau cours que l'on observe (et que l'on sur-interprète ?) dans les relations entre la Russie et l'UE doit être analysé à différentes échelles, i.e. selon différents ordres de grandeur. Sur un plan plus général, la guerre russo-géorgienne d'août 2008 et le renforcement des positions russes dans le Sud-Caucase ont mis en évidence la détérioration des relations russo-occidentales. La politique de « redémarrage » (le « reset ») mis en œuvre par l'Administration Obama - sur fond de crise mondiale et de redéfinition des équilibres de puissance –, a ensuite eu ses retombées en Europe. A l'intérieur de l'UE, les Etats membres sont convenus de développer une stratégie coopérative à l'égard de la Russie, stratégie qui combine fermeté sur la question géorgienne et « engagement constructif », avec pour visée de convaincre Moscou du bien-fondé d'une attitude plus ouverte aux réformes (cette stratégie coopérative est aussi développée dans le cadre de l'OTAN). C'est ainsi que le sommet UE-Russie de Rostov-sur-le-Don, les 31 mai-1er juin 2010, a débouché sur un « Partenariat pour la modernisation », avec pour axe un ensemble de réformes économiques et sociales devant être menées dans le respect de la démocratie et de l'Etat de droit. Bien qu'il s'agisse essentiellement d'une feuille de route, le discours européen se veut plus allant que celui des Etats-Unis : le « fast forward » devrait se substituer au « reset ».

Dans les discours, le « Partenariat pour la modernisation » serait justifié par la nouvelle attitude russe sur le plan international. Avec la crise économique et financière, les dirigeants russes semblent avoir pris conscience des fragilités et des vulnérabilités de leur pays, un temps occultées par les hauts cours des hydrocarbures : la Russie n'est pas une « puissance émergente » et sa trajectoire n'est décidément pas la même que celles des économies du « BASIC » (Brésil- Afrique du Sud-Inde-Chine); la modernisation de son économie passerait par une plus grande ouverture aux investissements occidentaux ; elle impliquerait donc un nouveau cours diplomatique. Devraient aussi être pris en compte les effets en retour de la puissance chinoise sur les frontières méridionales et orientales de la Russie. Située à l'intersection de l'Orient et de l'Occident, la Russie serait naturellement amenée, pour contrebalancer ce phénomène géopolitique de grande ampleur, à se tourner vers les puissances occidentales. Enfin, les dirigeants russes partageraient avec leurs homologues européens la crainte d'être marginalisés dans un monde dont les équilibres de richesse et de puissance basculent vers l'Asie et le Pacifique. C'est dans ce contexte géopolitique que les nouveaux équilibres de la diplomatie russe devraient être compris : signature du traité START et ouverture sur la question des antimissiles, vote de sanctions « onusiennes » contre l'Iran, accords de transit sur l'approvisionnement du corps expéditionnaire de l'OTAN en Afghanistan. Dans ce contexte, les puissances européennes auraient pour mission d'arrimer la Russie à l'Occident, les Etats-Unis ayant d'autres priorités au Grand Moyen-Orient (Irak, Afghanistan) et en Asie-Pacifique (montée en puissance de la Chine).
Il n'en reste pas moins que beaucoup d'incertitudes demeurent sur le nouveau cours russe, quelques inflexions diplomatiques (réelles) et des discours de plus grande ouverture ne pouvant être identifiés à une trajectoire d'ensemble, moins encore à un fait acquis. D'aucuns s'interrogent. Ne serions-nous pas confrontés à une diplomatie opportuniste visant à exploiter au mieux l'accaparement de la diplomatie américaine par d'autres théâtres géostratégiques et le sentiment d'interregnum qui domine les esprits en Europe ? Nonobstant les déconvenues diplomatiques au sein de la CEI (Communauté des Etats Indépendants) et de l'OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), la guerre russo-géorgienne a effectivement permis à Moscou de renforcer ses positions dans le Sud-Caucase et jeté le discrédit, dans l'aire post-soviétique, sur les diplomaties occidentales. Nous avons déjà pu en voir les contrecoups en Ukraine lors de la dernière élection présidentielle dont les résultats ont été accueillis avec un lâche soulagement dans nombre de capitales ouest-européennes (il faut bien sûr prendre en compte les paramètres et variables de l'équation politique ukrainienne). Enfin, le contexte politique russe est difficile à saisir et les variations du discours officiel ne doivent pas dissimuler la situation intérieure. Certains politologues russes insistent sur le fait que l'ouverture rhétorique vers l'Occident s'accompagne d'un plus grand verrouillage politique en interne.


De Deauville à Weimar et Bruxelles


Face aux incertitudes de la situation en Russie et du nouveau cours qui serait amorcé à Moscou, il revient aux diplomates européens de discuter avec leurs homologues russes, d'explorer le champ du possible, de chercher à identifier de communs intérêts et de faire émerger des plates-formes de coopération pour les promouvoir. Toutefois, le « pragmatisme » affiché ne doit pas conduire à omettre les sujets qui fâchent et les phénomènes observables non-réductibles aux attentes (nouvel autoritarisme, prégnance des représentations géopolitiques hostiles à l'Occident et occupation d'une partie du territoire géorgien, entre autres). Il faut aussi s'interroger sur les cadres diplomatiques multilatéraux qui permettraient de mener ce travail et de faciliter le développement de logiques coopératives entre les puissances occidentales et la Russie. Les instances UE-Russie d'une part (il est question d'un comité de sécurité UE-Russie), le Conseil OTAN-Russie d'autre part semblent s'imposer. Pourtant, la Russie manifeste avec constance sa préférence pour les relations bilatérales et des sommets en marge des instances euro-atlantiques, ce qui lui permet de se poser en « grand » et de prétendre à un statut à part sur le Vieux Continent (voir à ce sujet le traité de sécurité paneuropéenne proposé par Dmitri Medvedev, en juin 2008, et présenté en décembre 2009). On songe, bien sûr, au récent sommet de Deauville entre les dirigeants français, allemands et Russie, les 18-19 octobre 2010. Cette « formule » ne doit pas être assimilée à une réitération axe Paris-Berlin-Moscou présenté lors de la crise irakienne (une coalition diplomatique de circonstance, en fait) ; elle correspond à la volonté de Paris et Berlin d'afficher une relation particulière (le « couple franco-allemand »), d'arrimer la Russie à l'Europe et de préparer les prochaines échéances diplomatiques, le sommet atlantique de Lisbonne en tout premier lieu (19-20 novembre 2010).

Ces sommets informels ont bel et bien leur utilité. Ils permettent de se sonder réciproquement, d'ouvrir de nouveaux espaces et, si possible, d'aller de l'avant. Tout ne peut-être d'emblée être négocié dans le cadre UE-Russie ou dans celui du Conseil OTAN-Russie ; l'UE et l'OTAN sont composées d'Etats souverains qui ont leur diplomatie propre. Pourtant, il ne faudrait pas non plus négliger les retombées négatives de ce type de réunion, particulièrement sur le plan symbolique, et par là-même leurs possibles effets contre-performants. Ces formats restreints où l'on pratique une diplomatie publique, avec mise en scène de relations familières entre impétrants, froissent les susceptibilités nationales. Ils suscitent la défiance et peuvent jouer dans le sens d'une « Europe multipolaire », voire d'une « Europe polygame » propice à tous les libertinages diplomatiques. Ces réflexions nous mènent donc au Triangle de Weimar et à la nécessité d'associer étroitement la Pologne à ces sommets informels, tant en raison de sa situation géopolitique que de son histoire et de son poids diplomatique propre dans les instances euro-atlantiques.

L'important, nous semble-t-il, est de ne pas donner l'impression (à tort ou à raison) de prétendre opérer un coup de force au sein de l'UE et de vouloir négocier avec la Russie par dessus la tête des pays d'Europe centrale et orientale, sans grande attention pour leurs problématiques géopolitiques propres. En bien des domaines, les perceptions sont tout aussi importantes que les faits, ce qui nous conduire à bien intégrer les représentations géopolitiques des tiers, les passions et les émotions. Au-delà du Triangle de Weimar et de la pleine participation de la Pologne à des sommets visant à « engager » la Russie, il faut souligner et rappeler l'importance des cadres multilatéraux existants pour approfondir et mener à bien ce qui aurai pu être approché dans des formats plus restreints. Ce rappel n'est pas inutile alors même que l'on négocie les termes du nouveau concept stratégique de l'OTAN, le sommet atlantique de Lisbonne devant être suivi d'une réunion du Conseil OTAN-Russie. Et, pour exploiter au mieux les virtualités de l' « Europe de Lisbonne », il faudrait certainement associer le Haut Représentant pour la PCSD (Politique commune de sécurité et de défense) à des réunions du type Triangle de Weimar-Russie, ou d'autres formats resserrés, afin de préparer les sommets semestriels UE-Russie. Si pour les questions de défense et de hard security, les cadres de négociation les plus adéquats sont euro-atlantiques, l'UE a certainement des marges de manœuvre importantes dans le domaine de la soft security (sécurité énergétique, entre autres), de la résolution des conflits dans le « voisinage commun » (Transnistrie, Sud-Caucase), de la coopération politique et économique. Enfin, la politique d' « engagement constructif » de l'Occident vis-à-vis de la Russie doit être équilibrée par une politique de la « porte ouverte » à l'égard de tous les pays de l'« entre-deux », en Europe orientale et dans le Sud-Caucase, le cadre européen offrant peut-être plus de perspectives, à court et moyen terme, que celui de l'OTAN.


Conclusion


Pour conclure, il faut insister sur le fait qu'en dépit de ses difficultés, la Russie doit être considérée comme une puissance eurasiatique - à cheval sur l'Oural – avec ses logiques propres et ses représentations géopolitiques propres. Il serait certainement erroné de penser pouvoir arrimer purement et simplement cette « Russie-Eurasie » à l'Occident, alors même que le poids croissant de l'Asie-Pacifique, avec ses risques mais aussi ses opportunités, conduit la diplomatie russe à s'investir plus encore dans cette aire géopolitique dont elle est partie prenante. Certains officiels russes sont prompts à exciper de la menace chinoise pour justifier un rapprochement avec l'Occident ; d'autres insistent plus sur l'importance du partenariat stratégique Russie-Chine et ses promesses au plan des exportations énergétiques (les volumes en matières d'armement ne sont plus aussi important que dans les années 2000).

Aussi peut-on penser que les logiques propres de la Russie ne jouent pas dans le sens d'un choix exclusif entre l'Occident et l'Orient - la géopolitique n'est pas réductible aux débats littéraires et philosophiques, débats qu'elle doit cependant prendre en compte, en raison de leur influence sur les représentations) -, mais vont plutôt dans le sens d'une politique d'équilibre, l'objectif étant de se placer à l'intersection de l'OSCE (Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe) et de l'OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï). Dès lors, les objectifs d'une politique d' « engagement constructif » devraient être bien délimités. Il ne s'agit pas tant d'organiser une Grande Europe que de bien ordonnancer les relations politiques et stratégiques entre la communauté de sécurité euro-atlantique et la Russie-Eurasie, en situation d'interaction dans leur « voisinage commun ». Instaurer des relations de confiance et mettre en place des mesures de sécurité, pour articuler les intérêts et consolider le pluralisme géopolitique, en Europe comme dans son hinterland eurasiatique, seraient déjà beaucoup.

Réseau du Triangle de Weimar
Rencontre d'experts européens organisée par Demos-Europa, Stiftung Genshagen, Friedrich Ebert Stiftung. Varsovie 28-30 octbre 2010


Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géographie-géopolitique (Paris VIII)
Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique, Chercheur Associé à l'Institut Thomas More (Paris-Bruxelles)

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