par Bruno Vever, le samedi 07 mars 2009

Il n'est pas de bon vent pour qui ne sait où il va. Dès lors, à quoi s'attendre quand surgit la tempête ? Empêtrée dans ses divisions, l'Europe s'avère bien vulnérable face à la crise mondiale. Donnant sensiblement de la gîte sur son bord oriental, exposant ses ponts éventés à toutes les rafales, elle commence à prendre l'eau.


Certes, on n'en est pas encore au sauve-qui-peut vers les canots nationaux de sauvetage ! Mais les vingt-sept ont déjà les nerfs à vif et le reproche facile. Les tentations protectionnistes des uns et des autres sont dans la ligne de mire. La France, avec son colbertisme toujours vivace (chassez le naturel…) et volontiers claironnant, est particulièrement visée par ces critiques. Ainsi son plan national d'appui à l'automobile, liant les aides d'Etat à des assurances de fidélité hexagonale, a été ressenti par nos voisins comme une prime à la casse européenne. Lesquels ne se comportent pas forcément de façon très différente ni exemplaire, même s'ils le font souvent de façon plus subtile. La France n'a obtenu l'aval de Bruxelles, la veille du sommet européen du 1er mars consacré à la crise, qu'en arrondissant les angles. Elle n'a pas pour autant décroché un quelconque plan européen d'appui au secteur, faute de consensus de nos partenaires, à l'instar du chacun pour soi qui continue de prévaloir pour la plupart des autres secteurs d'activités. La France et l'Allemagne qui avaient engagé une démarche commune auprès de la présidence tchèque pour demander la tenue de ce sommet spécial, n'étaient pas allées jusqu'à accorder leurs attentes et leurs positions sur le fond des problèmes, en ce domaine comme dans les autres…

Ce manque de consensus européen, derrière le rideau des bonnes paroles et des protestations d'intention, a ainsi marqué en creux la réunion anticrise des vingt-sept, les contraignant à se rabattre, pour ne pas gâcher la photo de famille, sur des compromis en trompe l'œil. C'est le cas pour le traitement des actifs toxiques des banques, que chaque Etat restera libre de traiter à sa façon, sous réserve de quelques normes communes d'évaluation restant à définir. C'est également le cas pour l'appui aux pays membres de l'Est qui sont particulièrement éprouvés, voire même pour certains au bord de la faillite. Leur appel conjoint à une aide accrue de Bruxelles n'aura débouché que sur quelques concessions modestes d'ajustements des prêts en leur faveur. Plus que jamais pour les Etats de l'Europe en crise, charité bien ordonnée commence par soi-même…

De quel mal souffre donc l'Europe pour donner à ce point l'impression de subir les évènements, plutôt que s'y adapter de façon active et solidaire ? Cette paralysie persistante, elle la doit largement à l'interaction de deux forces d'intensité comparable qui se neutralisent l'une l'autre et l'empêchent de se comporter efficacement.

D'un côté l'Europe de Bruxelles, construite sur les principes de libre concurrence et de non discrimination, a acquis la capacité d'empêcher les Etats d'agir chacun à leur guise. Elle ne fait là qu'assumer un mandat légitime et nécessaire, qui lui a été collectivement confié : le fonctionnement du grand marché intérieur et l'unité de la politique commerciale commune en dépendent. De leur côté, les Etats ont aussi conservé une large capacité à empêcher l'Europe d'agir contre leur gré. La règle de l'unanimité continue en beaucoup de domaines à encadrer ou contrebalancer celle de la majorité, et une lecture sourcilleuse du principe de subsidiarité va de pair avec le maintien de l'essentiel des moyens budgétaires et financiers aux niveaux nationaux.

Quand les tensions s'exacerbent, l'Europe nous offre ainsi l'image d'un serpent qui se mord la queue. Comportement autobloquant et suicidaire qui ne peut provoquer, dans un monde régi par les rapports de forces, qu'un affaiblissement fatal auprès de nos grands partenaires. L'Europe, combien de divisions ? On ne pourra pas s'en sortir sans débloquer ce mécanisme pervers. Ce qui implique de renoncer aux anathèmes, aux petites phrases assassines et aux guérillas de position. C'est la méthode Monnet : se mettre tous ensemble face au problème – en l'occurrence la crise - pour le régler de façon collective et solidaire, au lieu de laisser cette crise s'installer entre nous, en nous divisant et nous portant tort les uns les autres. Place donc aux concessions mutuelles, si nous voulons avoir quelques chances d'émerger des brouillards de cet hiver européen aussi désolant que persistant.

Il apparaît ainsi urgent que l'Europe de Bruxelles, jusqu'à présent essentiellement centrée sur la liberté des échanges et du marché, fasse davantage de concessions aux impératifs politiques, économiques et sociaux auxquels sont soumis les Etats et les peuples d'Europe. Elle peut le faire sans affecter aucunement sa mission de renforcement de la solidarité mutuelle, qui constitue sa raison d'être. La politique de concurrence conduite par la Commission devrait ainsi encourager plus clairement l'émergence de groupes industriels et de services européens, capables de conquérir des positions privilégiées, préférentielles et même dominantes - ce qui ne signifie nullement abusives ! - sur leur marché intérieur et de se déployer plus efficacement à l'échelle mondiale. Encore faudrait-il encourager et non entraver, d'abord sur le plan juridique, une telle identité européenne, ce qui est loin d'être le cas. Les institutions communautaires devraient développer des politiques d'accompagnement en faveur de ces groupes européens et de tous leurs partenaires, clients, fournisseurs et sous-traitants en Europe, c'est-à-dire une multitude de PME, sur les plans industriel, technologique, commercial, financier, social et environnemental. Avec l'appui de nouveaux réseaux trans-européens d'infrastructures optimisant nos échanges et notre compétitivité. Qu'attend donc Bruxelles pour lancer un grand emprunt européen sur de telles bases ?

Il est tout aussi urgent que les Etats membres changent de comportement en prenant leurs responsabilités dans la relance de l'Europe. Un usage abusif des exigences d'unanimité empêche toute décision européenne significative. Et donner droit de cité à plus de décisions majoritaires n'empêche pas la prise en considération et le respect des autres. Il faut aussi que les Etats lèvent un barrage persistant à l'encontre des moyens budgétaires européens, réduits à la portion congrue. Chacun s'inquiète à bon droit d'un tarissement des financements bancaires en Europe. Mais faut-il pour autant se refuser à aborder celui des ressources publiques communes de l'Europe ? Il faudra bien aussi acclimater un concept d'intérêt général et de service public à l'échelle européenne, si on veut renforcer et achever le profilage économique et social de notre marché unique. Bien évidemment, les Etats participant à l'euro devraient monter l'exemple de cette gouvernance européenne, puisqu'ils partagent déjà la même monnaie – sans en avoir tiré à ce jour toutes les conséquences -.

Deux pays sont aujourd‘hui comme hier les mieux placés, car les plus complémentaires et les plus emblématiques, pour donner un signal européen décisif en cette direction. A condition qu'ils le fassent ensemble, chacun faisant la moitié du chemin en direction de l'autre. L'Allemagne, gardienne du temple de l'orthodoxie libérale de l'Europe, apparaît la mieux placée pour appuyer l'évolution vers une Europe qui se perçoive et se comporte moins comme un marché ouvert à tous les vents que comme un acteur solidaire sur un marché mondial. Tout en maintenant la nécessaire pression pour des comptes publics clairs et des disciplines assumées, elle ferait œuvre utile en acceptant des assouplissements, sous condition d'engagements et d'approches européennes les justifiant. Et elle ferait un pas décisif en décidant avec la France d'encadrer le développement de sa propre industrie dans une approche européenne plus ambitieuse et mieux intégrée. La France, enfant terrible de la classe européenne, toujours tentée par l'exception hexagonale et les privilèges de puissance publique, apparaît pour sa part la mieux placée pour donner des gages d'un Etat moins ombrageux et moins gaulois. Tout en maintenant intactes ses pressions pour une Europe puissance, elle ferait preuve de cohérence en acceptant enfin d'y mettre aussi les moyens : pas d'Europe forte avec des institutions faibles et un budget trop à l'étroit. Et elle montrerait utilement la voie en mettant sur pied avec l'Allemagne une représentation économique et financière unifiée autour de l'euro.

Paris et Berlin seront-ils capables de surmonter leurs réflexes pavloviens et leurs divisions face à la crise en faisant l'investissement politique et culturel de mieux se comprendre et de mieux ajuster leurs positions respectives pour élaborer ensemble des approches communes à la mesure des nouveaux enjeux ? Certains douteront de la capacité du couple Sarkozy Merkel à transformer le plomb d'une mésentente cordiale en un nouvel or du Rhin. Mais la France et l'Allemagne n'ont-elles pas déjà accompli de tels miracles en des moments tout aussi inédits et exigeants où elles ont su se retrouver pour étonner le monde ? Tel fut le cas en 1950 avec le lancement du marché commun et à nouveau en 1990 avec celui non moins ambitieux de l'union économique et monétaire. A l'époque qui l'aurait cru ? Donc aujourd'hui qui peut l'exclure ?



Bruno VEVER est consultant en affaires européennes et secrétaire général d'Europe et Entreprises 

http://www.europe-entreprises.com

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