par Noëlle Lenoir, le mercredi 11 mars 2009

Editorial de Noëlle Lenoir paru le 9 mars sur le site du Cercle des européens :

http://www.ceuropeens.org


La décision de Siemens rendue publique au début de cette année 2009 de se retirer d'Areva NP, la filiale commune "réacteurs nucléaires" avec Areva à laquelle elle participe à hauteur de 34%, n'est pas qu'une affaire financière ou industrielle. Elle en dit long malheureusement sur le manque d'ambition des Européens de bâtir ensemble une politique énergétique commune.


Cette attitude, si elle se confirmait, serait suicidaire. L'énergie est le nerf de l'industrie et de la finance, pour le meilleur et pour le pire (la crise financière actuelle a beaucoup à voir avec un recyclage erratique des pétrodollars et des gazodollars) Sans sécurité d'approvisionnement énergétique, les Européens sonneraient le glas de leur indépendance politique et donc de l'affirmation des valeurs qui fondent la communauté européenne.

En est-on là ? On peut légitimement s'inquiéter en tous cas de certaines évolutions récentes qui ne sont guère encourageantes.


La séparation entre Siemens et Areva NP – si elle a finalement lieu - n'est pas anecdotique


Il en est ainsi de la sortie programmée en 2012 de Siemens du capital d'Areva NP et de l'accord que Siemens et Rosatom (l'agence nucléaire d'Etat russe) devraient passer en avril 2009. Du côté allemand, on fait savoir que cette décision est imputable à la France qui s'est refusée à permettre à Siemens de monter au capital d'Areva NP, ce que l'entreprise allemande aurait souhaité pour pouvoir davantage peser sur les orientations stratégiques de sa filiale commune avec Areva. Effectivement, la presse française suggère que cette demande de Siemens n'aurait pas été retenue parce que l'Allemagne, en passe d'abandonner le nucléaire à l'horizon 2020, n'est pas capable d'offrir à Areva son marché de plus de 83 millions d'habitants.

Si c'est bien de cela qu'il s'agit, il faut le regretter. L'industrie européenne du nucléaire ne se construira que si les entreprises d'Etats membres différents sont en mesure de s'allier pour développer des technologies en commun et conquérir en commun de nouveaux marchés. On le voit avec EADS, l'entreprise franco-allemande d'aéronautique. En dépit de l'observation dans un passé récent de tensions internes à l'entreprise, EADS est un modèle pour l'industrie de l'Europe, et l'un des succès industriels les plus marquants de l'époque actuelle.

La coopération entre Siemens et Areva a de même été extrêmement fructueuse. La mise au point de l'EPR (European Pressurized Reactor), le réacteur pressurisé européen de "troisième génération" conçu par Areva NP en l'an 2000 et dont deux chantiers de construction sont en cours, respectivement en Finlande (Olkiluoto) et en France (Flamanville), est sans conteste une réussite mondiale. Si le chantier d'Olkiluoto a pris du retard, cela résulte des faiblesses du management opérationnel du projet et non pas d'une quelconque déficience technologique. La technologie est ce qu'il y a de plus avancé au monde, et d'ailleurs elle intéresse la Chine et les Etats-Unis où des projets similaires sont à l'étude.


En dépit du traité Euratom, la possibilité d'une politique nucléaire commune est en cause


Une page de la politique nucléaire commune est-elle en train de se tourner ? Elle poserait alors symboliquement la question de l'avenir du traité Euratom dans son ambition première. Il faut rappeler en effet qu'il n'y pas un, mais deux traités de Rome. L'un – le plus connu – a créé le marché commun et a été modifié maintes fois jusqu'au traité de Lisbonne en cours de ratification. L'autre "instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique" (Euratom) est demeuré presque inchangé depuis son entrée en vigueur en 1958. Son objectif est toujours de combattre le déficit énergétique et de développer le nucléaire civil comme moyen pour les Européens d'atteindre l'indépendance énergétique.

Les compétences de la Communauté européenne en matière nucléaire ne sont pas négligeables. Elles portent sur la recherche avec le Centre de recherche nucléaire, la définition de normes uniformes de sécurité nucléaire, notamment pour éviter les rejets d'effluents radioactifs, la réalisation d'investissements – lesquels sont nécessairement très lourds- et enfin l'application d'une politique commune d'approvisionnement en minerais, matières brutes et matières fissiles. Cette dernière mission, qui incombe à l'Agence d'approvisionnement de l'Euratom, est plus théorique que réelle. L'Agence se borne à enregistrer les contrats d'approvisionnement négociés directement par les entreprises : par exemple, pour Areva principalement au Canada, au Kazakhstan et au Niger.

Pour le reste, ces compétences sont de grande portée. Le Centre de recherche nucléaire, qui coopère du reste avec l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), est une référence mondiale. Les programmes-cadres européens de recherche sont d'importance. Le projet ITER (de fusion nucléaire) n'est pas le moindre (ITER est une entreprise conjointe de recherche et de développement international qui vise à démontrer la faisabilité scientifique et technique de la fusion nucléaire. Les partenaires du projet - sont l'Union européenne (représentée par EURATOM), le Japon, la China, l'Inde, la République de Corée, la Russie et les États-Unis. ITER sera construit en Europe, à Cadarache dans le Sud de la France.)

Mais on est en droit de se demander si l'objectif même de ce traité – créer une Communauté de l'énergie atomique – n'est pas mis à mal du fait de stratégies purement nationales, comme en matière pétrolière et gazière, conduisant les Etats-membres à conclure des accords en ordre dispersé avec des partenaires extérieurs à l'Union européenne, tout spécialement la Russie.


Il est en train de se passer en Europe en matière d'industrie nucléaire, ce qui se passe dans le domaine gazier


On a déjà évoqué sur le site du Cercle des Européens la bataille que se livrent les puissances mondiales, Etats-Unis, Russie et Europe autour de la mer Noire et de la mer Caspienne (cf La mer Noire, nouvelle frontière de l'Europe). Les "conflits gelés " de la région du Caucase (Ossétie du Sud et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie et Haut Karabagh en Azerbaïdjan) ont vite fait de se transformer en torche brûlante, comme en témoigne la guerre russo-géorgienne dont l'issue pour l'instant est l'amputation de la Géorgie de ses deux provinces sécessionnistes.

L'approvisionnement de l'Europe en uranium et en gaz répond sans doute à des modalités différentes. Il n'en reste pas moins que l'énergie nucléaire risque d'être, après le gaz, source de divisions entre Européens, eu égard aux relations avec la Russie de chacun d'entre eux. On rapporte que Vladimir Poutine, lors d'une réunion du Conseil de sécurité nationale russe en septembre 2005, a dit "la Russie ne peut dominer dans aucun autre domaine que l'énergie. Hier la puissance de l'URSS reposait sur la dissuasion nucléaire, aujourd'hui la force de la Russie tient en sa capacité à pouvoir fermer les robinets du gaz et du pétrole" (cf Le contrôle russe du pouvoir par l'énergie, démonstration). Ce qui a conduit Hillary Clinton, la secrétaire d'Etat américaine, à l'occasion de sa visite le 6 mars à Bruxelles à condamner, face à une nouvelle menace russe d'interruption des livraisons de gaz à l'Europe via l'Ukraine, l'utilisation des ressources énergétiques comme levier politique.

L'enjeu de l'approvisionnement de l'Europe en gaz est considérable pour l'indépendance énergétique et donc politique des Européens. Or la plupart des pays de transit – Ukraine, Géorgie, Arménie, Moldavie et Azerbaïdjan – ont été contraints de laisser Gazprom contrôler leurs sociétés gazières pour éviter la faillite de même que l'approvisionnement européen dans des pays comme l'Ouzbékistan, le Turkménistan ou le Kazakhstan passe de plus en plus par le contrôle du géant russe.


L'avenir de l'industrie du nucléaire en Europe n'est pas écrit


Va-t-on opposer l'alliance Rosatom/Siemens à la nouvelle alliance entre Areva et une autre industrie européenne, comme on oppose les gazoducs Northstream et Southstream au projet Nabucco appuyé par les occidentaux ? On ne le sait pas, mais la question est soulevée.

Force est de constater par ailleurs que la technologie russe relativement ancienne de construction de centrales à réacteurs VVER n'est pas comparable à l'EPR. Et que Rosatom (qui gardera 51% de la future entreprise commune) est donc nécessairement intéressé, au même titre que Gazprom (Gazprom et Siemens ont signé en avril 2008 un accord de coopération dans ce domaine )1 en matière de technologie de production de gaz naturel liquéfié (GNL), par l'expertise technologique européenne acquise par Siemens.

Le bilan industriel de l'accord Rosatom/Siemens ne pourra être fait qu'à terme, celui de la coopération entre Rosatom et Toshiba dans le nucléaire n'étant pas probant. Sur le plan politique, il ne va pas tout à fait dans le sens d'une politique nucléaire commune européenne.


Pourquoi et comment rebâtir une politique nucléaire véritablement européenne ?


Les Etats membres de l'UE ont certes une approche contrastée du nucléaire :
L'Allemagne, la Belgique et l'Espagne sont engagés sur la voie de l'abandon progressif ou la limitation du nucléaire (encore que Madame Merkel, la Chancelière allemande, ne serait pas personnellement opposée à cette énergie, mais est liée par l'accord passé entre les deux partis de la grande coalition qu'elle dirige).

La Suède semble renoncer à un tel abandon, de même que la Pologne et les Pays-Bas qui ont rouvert le débat sur la prolongation de l'exploitation de leurs centrales, voire leur remplacement.

La Bulgarie, la France, la Slovaquie et la Finlande ont décidé de construire de nouveaux réacteurs, de même que le Royaume-Uni et les trois pays baltes qui ont exprimé le souhait de construire une centrale commune.

Quoiqu'il en soit de ces positions différentes d'Etat à Etat, l'UE reste le premier producteur d'électricité d'origine nucléaire au monde. En 2010, on y évalue à 25% la place du nucléaire dans la production d'électricité pour 17% aux Etats-Unis et 15% en Russie.

Nombre d'Etats-membres, en dehors même de la France, et notamment les nouveaux entrants de l'Europe centrale et orientale, se voient comme des pays nucléaires. Des Etats comme la Bulgarie et la Lituanie ont du se résoudre à fermer leurs centrales héritées de la période soviétique, pour des raisons de sécurité, mais ils souhaitent reconstruire des réacteurs.

Enfin, le marché du nucléaire est potentiellement gigantesque. Sous réserve que les normes de sécurité soient impérativement strictement respectées pour les employés des centrales comme pour la population en général, cette énergie est pour l'Europe un facteur clé de préservation de son indépendance politique.

Là encore, la coopération franco-allemande apparaît comme le vecteur indispensable, sinon suffisant, de la construction d'une Europe économique et politique maître de son destin.

Ce qui veut dire que pour renouer avec l'idée d'une politique nucléaire commune, on ne peut se passer du dialogue franco-allemand.


Noëlle Lenoir, est ancienne ministre déléguées aux Affaires européennes. Elle est présidente de l'Institut d'Europe d'HEC et du Cercle des Européens 

http://www.hec.fr/institut-europe

http://www.ceuropeens.org

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