par Bruno Vever, le mardi 19 mai 2009

A priori, on aurait pu s'attendre à un beau débat. Après le coup de tonnerre du non au traité constitutionnel il y a quatre ans, après les frustrations d'un débat public confisqué sur le nouveau traité dit simplifié, après la rebuffade irlandaise, et après les bouleversements d'une crise financière, économique et sociale sans précédent depuis la construction de l'Europe, cette campagne pour l'élection du Parlement européen en juin 2009 offrait assurément matière à toutes les confrontations. Y compris les meilleures et les plus nécessaires.


Pourtant, la campagne européenne ne répond guère à ces attentes. Elle a démarré tard, chacun attendant en France qui l'ouvrirait. Nicolas Sarkozy a fini par donner ce coup d'envoi à Nîmes , à un mois seulement du scrutin. Depuis, la campagne peine à monter en régime, comme à occuper son terrain : l'élection d'un nouveau Parlement européen pour les cinq années à venir. Seules quelques passes d'armes sur les deux premières années Sarkozy, aussi convenues qu'hors sujet, l'ont un peu animé.

Sur le terrain proprement européen, la tonalité donnée par le coup d'envoi présidentiel n'a guère alimenté la confrontation. Elle a plutôt donné un diapason aux divers protagonistes de la campagne. Le discours de Nîmes n'était pourtant guère orienté sur les enjeux d'une démocratie parlementaire européenne plus moderne et plus participative. Mais il a fait mouche en plaidant pour une Europe plus volontariste fondée sur les Etats, illustrée par les initiatives réussies de la récente présidence française de l'Union face aux crises. "Quand l'Europe veut, l'Europe peut".

L'Europe modèle a été ainsi dépeinte aux couleurs d'un volontarisme tricolore, sinon remodelée aux traits d'un parc à la française. Une Europe qui dépend certes aussi de la bonne volonté des autres chancelleries, mais surtout de la capacité d'entente et d'entraînement des grands pays qui ont plus de " devoirs" que les autres. Par contre, on ne s'appesantit guère sur les moyens communs pour décider et pour gérer ensemble ! La logistique suivra. Et on ne s'attarde pas davantage sur le rôle du Parlement européen dans cette Europe des Etats. Mais ce positionnement sarkozien, malgré ses simplifications ou sans doute grâce à elles, trouve dans la campagne des échos concordants qui vont bien au-delà de la majorité présidentielle.

Car les leçons de la crise ont rétréci de façon assez spectaculaire l'éventail hexagonal des positionnements politiques face à l'Europe. Ainsi personne ne remet plus sérieusement en cause l'euro, dont le rôle protecteur s'est imposé face à la tempête mondiale. Qui se souvient des psychodrames de Maastricht ? De même, d'un bout à l'autre de l'échiquier national, tous dénoncent en chœur les errements d'une Europe ultralibérale, c'est-à-dire essentiellement centrée autour du marché - bien que ce libéralisme ait jadis fondé les principes et les succès du marché commun, puis justifié les privatisations du secteur public français engagées à la chaîne par la gauche comme par la droite. De ce point de vue, le débat entre un libre échangisme dérégulé à l'anglo-saxonne et une économie sociale de marché arbitrée par la puissance publique, encore vif lors de la dernière campagne présidentielle, est aujourd'hui clairement tranché dans l'hexagone par les partis et dans l'opinion. Les revirements ont touché les anciens croisés les plus engagés d'un libéralisme décomplexé, celui de Nicolas Sarkozy en France étant bien à la mesure de celui de Gordon Brown au Royaume-Uni. C'est l'unanimité pour une France volontariste dotée d'un Etat renforcé, coopérant avec ses partenaires européens au service d'une Europe plus protectrice, encadrant et régulant le marché. C'est aussi l'unanimité pour une Europe plus sociale, même si on y met des contenus diversifiés. C'est encore l'unanimité pour une Europe des droits de l'homme, vigilante sur les non-discriminations. Et c'est bien sûr l'unanimité pour une Europe soucieuse de l'environnement et du développement dit durable.

Dans ces conditions, le "politiquement correct" ayant fait son lit consensuel au cœur du débat franco-européen, il n'est pas étonnant qu'un débat aussi peu conflictuel ne passionne guère l'électeur. Le spectre d'un absentéisme massif a pris le relais des fureurs exacerbées de jadis. Et on peut tout autant se féliciter des mérites de ces rapprochements récents qu'épingler les conformismes parfois suspects et les non dits persistants qui vont avec.

Car on aurait sans doute tort d'en rester à une surface apparente des choses, sur un faux mode "embrassons-nous Folleville". Derrière le décor d'un débat européen largement aseptisé et donc refroidi, les braises d'autres débats ne sont en vérité pas éteintes mais soigneusement maintenues à l'écart par les états majors des principaux partis : échaudés par les blessures fratricides du dernier référendum, ils n'ont en effet nulle envie de voir le feu se propager à nouveau au sein même de leurs familles politiques. Un mot d'ordre les réunit : ne plus laisser les sujets européens vraiment sensibles accaparer et perturber le débat politique national. Ils ont bien sûr de fortes raisons domestiques pour s'en tenir là.

Mais ces raisons d'états majors dictées par des considérations strictement nationales ne coïncident guère ni avec les vraies exigences d'une Europe plus efficace, ni avec les attentes profondes des citoyens vis-à-vis d'une telle Europe. Avec l'approfondissement de la crise, l'intérêt public européen commanderait en effet aujourd'hui de présenter clairement et d'arbitrer franchement, sur un mode démocratique, des choix d'organisation collective qui se posent désormais à la construction européenne et qu'il devient politiquement irresponsable de nier, de dissimuler, ou de reporter sine die.

Ainsi, tous les acteurs de la campagne européenne s'accordent à revendiquer plus de puissance publique pour protéger les citoyens. Mais de quelle puissance publique s'agit-il, édifiée sur quelles bases et dotée de quels moyens ? Qui peut raisonnablement soutenir qu'un renforcement de l'emprise de chacun des vingt-sept Etats en Europe ne conduirait pas à détricoter un marché unique durement mis en place en cinquante années d'efforts, recréer des entraves et des frontières nationales, décourager toutes politiques communes et rendre inaudible la voix de l'Europe dans le monde ? Et qui le souhaite ?

Si on veut par contre établir cette puissance publique sur des bases communes, est-on prêt à édifier une puissance publique européenne, avec des moyens autonomes efficaces, une capacité de décision et d'arbitrage, des services publics communs dans les domaines et secteurs le justifiant ? Est-on disposé à mettre en place un plan anticrise intégré avec les moyens budgétaires correspondants, c'est-à-dire au moins deux à trois fois le budget européen actuel ? Est-on d'accord pour renforcer et pérenniser l'union monétaire par une véritable union économique, avec une politique fiscale coordonnée et des approches industrielles communes ? Est-on décidé à organiser une solidarité européenne dans le monde, avec une voix unique permettant de peser efficacement pour reconstruire un système financier, économique et commercial cohérent ?

Pour accompagner cette puissance publique européenne, est-on également conscient de la nécessité d'une citoyenneté européenne plus effective ? " L'Europe c'est nous" a précisé Nicolas Sarkozy. Fort bien, mais comment ? Encore faut-il avoir les moyens de "devenir Européens", être encouragés à se ressentir comme tels, y trouver avantage, individuellement et collectivement. On en est encore loin. Dans une Europe toujours fondée sur des coalitions d'Etats nations, mais confrontée aux mises en question de la globalisation, où sont les euro-entrepreneurs ? Où sont les euro-syndicats ? Où sont les euro-industries ? Où sont les euro-régions ? En un mot, où sont les Européens ?

Cette Europe là reste encore à construire. C'est celle du pari originel de Jean Monnet : "nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes". Une ambition toujours aussi actuelle et novatrice près de soixante ans après les débuts de la construction européenne. Car la pyramide européenne continue de reposer sur sa tête bruxelloise, au lieu d'être enracinée sur ses cinq cents millions d'Européens. Comment ne serait-elle pas fragilisée ? Exigeons de nos futurs députés européens qu'ils s'engagent à définir et mettre en œuvre un code de conduite pour rapprocher l'Europe des citoyens. Revendiquons l'élaboration par le nouveau Parlement et la nouvelle Commission d'une feuille de route pour construire d'ici 2014 une Europe participative et renouvelée.

Les Européens ont profondément besoin de cette nouvelle Europe. Une Europe ouverte aux citoyens, leur assurant de vrais droits individuels et associatifs d'initiatives, de partenariats et de participation, et non plus une chasse gardée des experts, des lobbies et des raisons d'Etat. Car il est urgent de donner à la société civile un rôle moteur pour relancer l'Europe. Une Europe également appuyée sur des moyens directs de puissance publique, et notamment des services publics européens. Comment assurer autrement notre protection durable dans une Europe de libertés ? Une Europe enfin dotée de moyens budgétaires significatifs et autonomes. Car il nous faut, face à la crise, une stratégie européenne cohérente et non des stratégies nationales juxtaposées. Et une Europe s'exprimant d'une voix claire et unique pour nous faire entendre dans le monde. Car nous n'obtiendrons pas sans solidarité des règles mondiales plus sûres, plus cohérentes et plus équitables.

Cette Europe là, plus ambitieuse, plus assurée d'elle-même et plus participative, mérite aujourd'hui un débat non pas terne et convenu mais vigoureux et innovant. Elle requiert des élus exigeants, à l'écoute des attentes profondes des citoyens et décidés à construire l'Europe pour les Européens eux-mêmes. Envoyons donc à Bruxelles et à Strasbourg des parlementaires qui auront pris l'engagement d'assumer pleinement leur mandat confié par les électeurs, tout au long des cinq prochaines années, pour se consacrer à édifier une telle Europe. Ce sont ces députés là qu'il nous faut aujourd'hui. Pour ranimer les étoiles et nous rendre une fierté européenne dont nous avons tous bien besoin !


Bruno Vever est sectrétaire général d'Europe et Entreprises.
http://www.europe-entreprises.com


Il est co-auteur avec Henri Malosse du livre "Il faut sauver le citoyen européen" aux Editions Bruylant

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