par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mardi 02 juin 2009

"Corriger, s'il se trouve quelque manque ;
parfaire si quelque chose de meilleur peut être fait"


Saint Thomas d'Aquin

A l'approche des élections parlementaires européennes, le thème de l' « Europe des nations » et celui de l'impossible dépassement des souverainetés étatiques font leur réapparition. Pour les nationalistes de toutes obédiences, la volonté de mettre en commun les souverainetés et rechercher des synergies entre pouvoirs, par le truchement de l'Union européenne, seraient une entreprise tout à la fois inutile et nuisible. En d'autres termes, l'Etat-nation serait la raison et la fin de l'Histoire. Pourtant, l'ordre international hérité des traités de Westphalie et du Congrès de Vienne n'est plus ; les contraintes de structure et l'extension des ordres de grandeur ont battu en brèche la théorie, forgée par Jean Bodin, d'une souveraineté absolue, toute-puissante et indivisible. Par ailleurs, la souveraineté est un attribut du commandement politique et ce concept n'est donc pas lié à une forme historique particulière. Jurisconsulte rhénan, Johannes Althusius permet de penser une autre forme de souveraineté, déployée et partagée entre les différents échelons de pouvoir d'un ensemble politique.


L'élection du Parlement européen est toujours propice à la dénonciation des « dérives bureaucratiques » de Bruxelles (un mal autrement plus prégnant à l'échelle de la France) et du grand méchant marché, avec en contrepoint l'invocation d'un autre modèle, l'« Europe des nations » ou l'« Europe sociale ». Juin 2009 ne fera pas exception à la règle. Instrument fantasmé du « super-Etat » que de sombres technocrates (la synarchie ?) nous concocteraient, la Commission européenne est plus particulièrement la cible des critiques et autres tartuffes, les « souverainistes » de diverses obédiences lui reprochant simultanément son omniprésence et son impotence. En dernière instance, l'Union européenne serait le moyen mis en œuvre par les Etats-Unis et la « mondialisation », promue au rang de grand être agissant, pour détruire les Etats-nations sans que de réels transferts de souveraineté soient organisés vers des instances politiques d'envergure continentale. Au vrai et selon le « grand récit » souverainiste, la chose serait impossible ; la souveraineté, telle qu'elle a été conceptualisée et théorisée par Jean Bodin (1520-1596), serait l'attribut exclusif des Etats territoriaux et monarchies absolues qui émergent de l'âge féodal, prototypes de l'Etat-nation. Hors de ce cadre, point de salut. In fine, cette statolâtrie est la vérité du « souverainisme ».


Souverainisme et étatisme jacobin


Au préalable, il faut nous attarder sur cette belle appellation. Le terme de « souverainisme » nous vient de la province du Québec et il évoque la fidélité de la « Nouvelle France » à l'ancien royaume d'Occident d'où navigateurs et colons sont venus pour peupler cette partie du Canada (« Je me souviens d'être né sous le Lys et d'avoir grandi sous la Rose »). Si ce terme empreint de nostalgie pouvait nous remémorer la geste des Français dans l'immense Amérique du Nord, de l'estuaire du Saint-Laurent à la vallée du Mississipi et des Appalaches aux Rocheuses (l'ancienne Louisiane), le souverainisme serait une belle et bonne chose. Avec la fin de ce premier empire colonial à l'issue de la guerre de Sept Ans, les perspectives se sont rétrécies et l' « Algérie française » ne pouvait tenir lieu de « nouvelle Atlantide ». Depuis, l'imaginaire national s'est plus encore appauvri et d'aucuns voudraient réduire notre destin à une version sublimée de l'Hexagone. En fait, le souverainisme à la française renvoie à une sorte de nationalisme au sens le plus général du terme, avec pour principe fondateur la coïncidence entre l'unité politique et l'unité nationale . Le caractère transversal de ce nationalisme français - les souverainistes ont pour pendants les « nationaux-républicains » - renvoie à la prégnance des schémas de pensée jacobins, à gauche comme à droite.

Souverainistes et nationaux-républicains en appellent à l' « Europe des nations » ou à ses variantes (« Europe des Etats » ; « Europe des patries ») pour mieux stigmatiser l'impuissance supposée de l'Union européenne. Une rhétorique commode et usée jusqu'à la corde pour conférer un supplément d'être factice à leurs protestations. Ils sont en effet les premiers à dénoncer toute entreprise susceptible de conférer plus d'efficacité aux institutions européennes – gardons en mémoire leur opposition au projet de traité constitutionnel - et leur discours se révèle être une condamnation de principe de toute forme politique excédant les limites de l'Etat-nation. Ce faisant, ils surestiment les capacités d'action des gouvernements nationaux et, à l'inverse, sous-estiment les contraintes de structure dans un monde complexe et interactif où les ordres de grandeur ne sont plus ceux d'antan. Bien souvent, l'exercice se limite au maniement d'un discours autoréférentiel sans prise sur le réel, discours selon lequel le summum de l'art politique consisterait à lever le menton, jouer des moulinets et taper du poing sur la table. Auto-intoxication ou simple pose à prétention littéraire ?

La faute semble être de penser qu'il n'y aurait de souveraineté effective que dans un Etat de type classique et, consécutivement, de réduire cet attribut du commandement politique à l'une de ses formes historiques, conceptualisée par Jean Bodin, théoricien de la monarchie absolue. C'est dans le contexte des guerres de religion, avec pour souci d'imposer la volonté du monarque aux particuliers et d'émanciper le pouvoir royal des ordres supra-étatiques (la papauté et l'empire), que le juriste angevin écrit les six livres de La République (1576). Définie comme puissance de légiférer et de gouverner, la souveraineté est placée au-dessus des lois et du corps social. Le Prince et l'Etat n'ont d'autre règle que leur volonté et le déploiement d'une telle conception de la souveraineté, omnipotente et exclusive, implique la dissociation de la société politique et de la société civile ainsi que l'élimination de corps intermédiaires autonomes. La puissante conceptualisation de Jean Bodin prépare l'œuvre de centralisation politique que prolongera ensuite la Révolution française (voir les analyses de Tocqueville dans l'Ancien régime et la Révolution).


La souveraineté comme phénomène originel


A l'origine de la monarchie absolue, cette théorie de la souveraineté marque une rupture avec la conception médiévale du pouvoir, une simple délégation de l'autorité divine, et l'idéal d'une monarchie tempérée et courtoise. La puissance souveraine est pensée sur le modèle de l'absolutisme divin (omniscience et omnipotence de Dieu), transposé dans la sphère temporelle. Certes, Jean Bodin prend soin de distinguer le pouvoir souverain du pouvoir tyrannique; le pouvoir souverain respecte la loi naturelle ou divine et il est ordonné à sa finalité propre, le bien commun des sujets du royaume. Toutefois, la dynamique du pouvoir, la sécularisation des mœurs et la perte du sens de la transcendance mettent à mal ces limitations. Le passage de l'ancien régime aux temps contemporains accentue les tendances à l'œuvre et la « République une et indivisible » perpétue la conception de la souveraineté comme « puissance absolue et perpétuelle », avec une conscience amoindrie du sens des limites. Dans le monde post-westphalien qui est le nôtre, le pouvoir régalien de l'Etat-nation n'a pourtant plus les moyen de cet absolutisme : « La souveraineté de Bodin, écrit Chantal Delsol, ne tient plus que par la peinture. Dans la situation actuelle, elle n'a plus ni existence concrète ni légitimité avouable ».

La synergie des pouvoirs et des puissances au moyen de l'Union européenne, requiert une autre conception de la souveraineté. De fait, la théorie de Bodin est étroitement liée à l'émergence et à l'affirmation de l'Etat territorial, avec pour traits distinctifs la centralisation des pouvoirs, l'abaissement des corps intermédiaires et l'homogénéisation du territoire. Pourtant, ce type d'organisation, et la conception de la souveraineté en termes de puissance illimitée et inconditionnée, ne constituent que l'une des manifestations historiques du « Politique », compris dans son essence (activité originaire ayant pour finalité la concorde intérieure et la sécurité extérieure des collectivités humaines). Si Jean Bodin est bien le principal analyste et théoricien de la souveraineté, aucune forme politique antérieure à l'Etat moderne n'a pu ignorer ce phénomène de force et de puissance. Platon, Aristote et les philosophes grecs ne forgent pas ce terme mais ils insistent sur la nécessité d'un pouvoir suprême (« kuphian aphen ») au cœur de la cité. Quant aux Romains, ils désignent la souveraineté comme « summum imperium » ou « majestas ». La souveraineté, répétons-le, est un attribut du commandement politique et l'exercice concret du pouvoir pose inévitablement la question du détenteur ultime de la légitimité.


L'art politique de Johannes Althusius


Au début du XVIIe siècle, le juriste rhénan Johannes Althusius (1557-1638) expose une autre conception de la souveraineté, plus adaptée aux défis contemporains que recèle la politogenèse européenne . Né dans une famille calviniste, Johannes Althusius unit en sa personne théorie et action. Professeur de droit à l'université de Herboren, dans le comté de Nassau, il fonde sa pensée politique sur une anthropologie aristotélico-thomiste et publie en 1603 son Politica methodice digesta . La renommée que lui vaut cet ouvrage le conduit à exercer les fonctions de syndic à Hemden, la « Genève du Nord », en Frise orientale. Il y défend âprement les droits de sa cité contre les empiètements de l'autorité comtale et cette expérience du gouvernement municipal contribue à l'approfondissement de sa pensée politique, articulée sur les réalités de son époque.

Conformément à la méthode génétique de la philosophie politique antique et médiévale, reprise par Jean Bodin dans sa République, Althusius part des « mesnages » pour décrire avec précision les différents étages de la vie sociale et politique. Les cellules de base sont constituées de « communautés simples et privées », familles, collèges et corporations ; viennent ensuite des « communautés mixtes et publiques », cités et provinces. Au sommet, les « communautés symbiotiques » qui précèdent sont englobées par l'Etat, « communauté politique supérieure et universelle», autosuffisante et souveraine. Le corps politique résulte de ces pactes, conclus successivement selon une logique ascendante et associative. Les « consociations » (associations) s'insèrent les unes dans les autres.

La définition qu'Althusius donne de la politique exprime les logiques de cette génétique. Qualifiée de « symbiotique », la politique est l'art de fonder et de maintenir la « consociatio » (communion) entre les membres de la Cité ou encore l'art de faire vivre les hommes en communauté. C'est au sein de ces différentes « communautés symbiotiques » que l'homme peut mener une vie ordonnée et vertueuse. En passant des pactes avec ses homologues pour former un corps plus vaste et satisfaire ainsi la totalité de ses besoins, chacune de ces « communautés symbiotiques » prend soin de sauvegarder ses capacités d'action et d'organisation, c'est-à-dire son autonomie, et l'Etat ne se voit confier que des compétences limitées, explicitement déléguées. La « majestas » (la souveraineté) demeure la propriété du peuple, qui fait corps avec l'Etat, et elle est distribuée à tous les niveaux du corps politique. Ainsi Jean-Jacques Chevallier voit-il en Althusius le théoricien d'une « démocratie corporative » .

Les conceptions gouvernementales d'Althusius témoignent du souci démocratique, au sens le plus substantiel du terme, de ce penseur. Les gouvernants ne sont que des administrateurs dûment mandatés par le peuple pour veiller au bon fonctionnement de la « consociatio ». Elus par le suffrage populaire, les « éphores » forment un collège qui à son tour élit le « Summus Magistratus » qui peut porter ou ne pas porter le titre de roi (là n'est pas l'essentiel). Tenu et obligé par des « capitulations électorales », ce « magistrat suprême » est soumis aux lois et contrôlé par les éphores. En cas de rupture du pacte qui le lie à ses commensaux et concitoyens, le droit de résistance, voire le droit de sécession, sont justifiés. La fonction du pouvoir suprême n'est donc pas de s'ingérer dans les affaires des communautés qui composent l'Etat mais de garantir leurs libertés, de promouvoir le bien commun et d'inciter à l'action juste et ordonnée (Chantal Delsol recourt à l'image du chef d'orchestre). N'intervenant qu'en cas d'insuffisance avérée des groupes qu'il coiffe, la Res Publica d'Althusius est régie par le principe de subsidiarité .


Un précurseur bien plus qu'un « médiéval attardé »


Althusius a parfois été qualifié de « médiéval attardé » mais il est plus sûrement un maillon entre la philosophie politique antique et médiévale d'une part, et certains courants de pensée modernes d'autre part. De fait, Althusius est l'héritier de l'anthropologie aristotélico-thomiste. Pour Aristote, l'individu isolé est incapable de se suffire à lui-même et c'est au sein de la Cité qu'il peut combler ses manques, déployer ses capacités et cultiver la vertu. L'homme est un zoon politikon, un être par nature ordonné à la vertu, et c'est donc dans une communauté définie qu'il s'accomplit. La naturalité du fait social établie, Aristote décrit et explique la naissance et le développement des polities (la politogenèse) par la réunion de plusieurs familles en villages puis en cités. Les Grecs nommaient « synœcisme » ce processus ; au cœur du Moyen Age, saint Thomas d'Aquin a ensuite repris et réinterprété l'enseignement d'Aristote à la lumière de la théologie chrétienne. La génétique sociopolitique d'Althusius se situe dans la droite ligne de cette synthèse helléno-chrétienne.

Héritier de cette tradition longue-vivante, le Politica d'Althusius est aussi et surtout une critique des thèses absolutistes, défendues par Jean Bodin, et qui s'inscrit dans les disputes intellectuelles et luttes politiques de son époque. Cette critique de l'absolutisme est en partie inspirée par les écrits de Jean-François Hotman (l'auteur du Franco-Gallia, publié en 1573) et des monarchomaques, ces penseurs calvinistes à l'origine de nombreux pamphlets, libelles et traités publiés pendant les guerres de religion. En aval, Pierre Jeannin insiste sur le fait que l'œuvre d'Althusius a exercé une influence diffuse sur le développement des idées libérales aux Pays-Bas ainsi qu'en Angleterre et, par voie de conséquence, sur le libéralisme aristocratique de Montesquieu . Quant à Robert Derathé, il voit en l'auteur de la Politica un précurseur de Jean-Jacques Rousseau. A l'instar du juriste rhénan, le rigoureux théoricien d'un Etat populaire définit le peuple comme un organisme collectif et il s'oppose à toute délégation de souveraineté pour préconiser un système de représentation-commission . Il faut cependant préciser que le « peuple » d'Althusius, saisi dans sa dimension communautaire, n'est pas la totalité abstraite, unitaire et indivisible, de Rousseau.

Sans que l'on puisse parler d'influence directe d'Althusius sur les penseurs qui suivent, Chantal Delsol souligne la continuité de l'idée subsidiaire à travers les conceptions politiques de Friedrich Hegel et d'Alexis de Tocqueville . En 1880, le grand juriste et sociologue allemand Otto Von Gierke, publie une thèse sur l'auteur du Politica. La rigueur logique et la sagesse empirique d'Althusius sont à nouveau découvertes et la fécondité du concept de subsidiarité influence la doctrine sociale de l'Eglise (cf. l'encyclique Rerum Novarum, 1891), les analyses de Jacques Maritain, le personnalisme d'Emmanuel Mounier ou encore l'ordo-libéralisme de l'Ecole de Fribourg dans l'entre-deux-guerres. Au terme de ce trop rapide survol de l'histoire des idées, il appert que le Politica est une œuvre dont le rôle est essentiel dans la perpétuation et le renouvellement du principe de subsidiarité, une tradition occultée par la prégnance de la Modernité que dominent l'individualisme utilitaire et l'étatisme, deux « contraires » relatifs historiquement corrélés (voir les travaux de Louis Dumont sur la genèse de l'individualisme et l'Etat, comme forme politique moderne).


Autonomie et subsidiarité

Au total, l'Europe et ses modalités politiques ne peuvent être pensées à travers des grilles de lecture et des conceptualisations héritées de l'ordre westphalien. Depuis la nouvelle « guerre de Trente Ans » du XXe siècle, il est évident que les Etats classiques, issus de la décomposition de la Chrétienté médiévale, n'ont plus les capacités de décision et d'exécution suffisantes pour peser sur les rapports de forces planétaires. Entre Etats-civilisations, pays-continents et développement de grands espaces plurinationaux, un nouveau « Nomos de la Terre » s'affirme, l'expression désignant l'ordonnancement global par lequel le monde parvient à son équilibre.

Dans ce nouvel ordre de puissance, l'Union européenne est un cadre d'action essentiel à l'organisation du Continent et à la pérennité de ses Etats membres. Cependant, il serait erroné de voir ce commonwealth à travers le prisme étatique et le modèle d'une souveraineté de type Bodin (que l'on se réjouisse ou que l'on déplore la perspective d'un « super-Etat » européen). L'Europe est un système géopolitique complexe de peuples, de nations et de régions, de type supranational ; fondée sur le principe d'autonomie des personnes et des communautés intermédiaires, la souveraineté-subsidiarité d'Althusius permet de penser l'entrelacement, la distribution et le partage du pouvoir aux différents niveaux d'organisation de l'ensemble européen.

With the oncoming election of the European Parliament, the topics of the “Europe of nations” and the impossible overstepping of State's sovereignty are reappearing. For all of nationalists, the will to gather sovereignties and to look for synergies between powers, through the European Union, would be both useless and hurtful. In other words, the nation-state would be the reason and the end of History. However, the International order inherited from the Treaties of Westphalia and the Congress of Vienna is no more valid; the structural constraints and the extension of orders of magnitude have challenged and devaluated the Jean Bodin's theory of an absolute, almighty and indivisible sovereignty. Also, the sovereignty is an attribute of the political authority and this concept is not bonded with a historical and specific form. Johannes Althusius, a jurisconsult in Rhine, enables us to study an other form of sovereignty, deployed and shared among the various levels of power in a political ensemble.








Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur Associé à l'institut Thomas More

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