ruheLe 19 août dernier, les partis de la coalition en Allemagne se sont entendus sur le texte de la loi fixant les modalités d'exercice des nouveaux pouvoirs conférés aux Parlements nationaux - soit au Bundestag et au Bundesrat - par le traité de Lisbonne. Ce texte était rendu nécessaire du fait de l'annulation par la Cour constitutionnelle allemande d'une première version de cette loi. L'arrêt de la Cour du 30 juin, s'il a validé la loi de ratification du traité de Lisbonne et la révision constitutionnelle en tirant les conséquences, a censuré en effet la loi d'accompagnement de cette réforme pour n'avoir pas accordé aux parlementaires allemands des pouvoirs suffisants pour s'opposer à d'éventuels empiètements de l'Union européenne sur les compétences nationales.
Editorial paru sur le site du cercle des européens le 1er septembre 2009
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Ces pouvoirs ne sont pas anodins. Les parlements nationaux pourront saisir la Cour de Justice européenne pour contester une législation communautaire au nom du principe de subsidiarité. Ils pourront aussi opposer leur veto par exemple au passage de l'unanimité au vote à la majorité qualifiée pour l'exercice de certaines compétences ou encore au renforcement des pouvoirs législatifs du Parlement européen dans certains domaines, et ce, alors même que les gouvernements unanimes, avec l'approbation du Parlement européen, se seraient prononcés en faveur de ces évolutions. La Cour allemande exige, dans ces cas, que le Bundestag et le Bundesrat votent une loi pour formaliser leur accord.
Le texte tenant compte des préconisations de la Cour constitutionnelle sera adopté à Berlin pour entrer en vigueur le 1er octobre, veille du référendum irlandais sur le traité de Lisbonne. L'Allemagne, un des pays fondateurs de l'Europe, ne pouvait tarder davantage à ratifier un traité que la Chancelière Angela Merkel avait, avec le Président Sarkozy, ardemment promu pour résoudre la crise née du rejet de feu le traité constitutionnel. Après sa ratification attendue par l'Irlande et l'obtention de la signature des Présidents polonais et tchèque conformément au vote de leurs parlements respectifs, le traité devrait être opérationnel début 2010. Espérons le en tous les cas.
Si le processus de ratification est en marche, l'arrêt de la Cour constitutionnelle allemande n'est pour autant pas une péripétie. Interprétant le traité de manière très directive en définissant la nature même de l'Union européenne, la Cour donne l'impression de voir dans l'intégration européenne une menace pour la défense des droits des citoyens allemands et de la souveraineté de l'Allemagne.
La Cour ne s'est pas contentée de contrôler la portée des transferts de compétences à l'Union ou du renforcement des pouvoirs législatifs du Parlement européen. Le Conseil constitutionnel procède régulièrement à ce contrôle et requiert une révision de la Constitution lorsque sont en cause les "conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" C'est ce qui fut demandé notamment en 1992 à propos de l'euro créé par le traité de Maastricht ou plus récemment en 2007 s'agissant notamment des compétences transférées à l'Union en matière civile et pénale par le traité de Lisbonne. Comme le fait le Conseil constitutionnel, la Cour de Karlsruhe veille en outre à ce que les traités européens respectent "l'identité constitutionnelle" de l'Etat : laïcité et refus du communautarisme pour la France, fédéralisme et intangibilité de certains droits fondamentaux, au premier rang desquels la dignité humaine, pour l'Allemagne.
Dans la ligne de son arrêt sur le traité de Maastricht, la Cour de Karlsruhe disqualifie l'Union européenne en la désignant comme un simple "regroupement d'Etats" alors même que le traité de Lisbonne parle d'une Union non seulement d'Etats, mais "de peuples" et évoque même le concept de "citoyens de l'Union". La thèse de l'intégration dynamique qui veut que l'Europe se consolide sous l'effet de solidarités se développant de manière pragmatique est ainsi rejetée, comme si les progrès de cette intégration étaient déjà allés trop loin.
Opposer souveraineté nationale et construction européenne, comme le font les juges constitutionnels allemands et français, part déjà de l'idée négative que l'Europe serait dirigée contre les Etats, alors que le but est de leur permettre d'exercer leur souveraineté avec une efficacité renforcée. Mais la Cour n'a même pas relevé l'originalité de l'aventure européenne, comme le fait le Conseil constitutionnel lorsqu'il énonce que les Etats "ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences, et que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international". A l'inverse, elle considère que les processus de décision européens s'apparentent à ceux d'une organisation internationale. Ce qui étonne lorsqu'on sait que de plus en plus de décisions sont prises à la majorité et que le Parlement européen devient une assemblée législative de plein exercice.
Pour la Cour de Karlsruhe, l'insuffisante représentativité démographique des institutions européennes (au Conseil, chaque Etat a un représentant ; au Parlement européen, un député allemand représente 857 000 citoyens contre 67 000 pour un député maltais) est l'obstacle principal à la démocratisation de l'Union. La Cour laisse ainsi entrevoir qu'il y a des limites à la tolérance par les grands Etats de la sur-représentation des plus petits.
Au lieu de souligner les avancées démocratiques du traité de Lisbonne en direction du citoyen, la Cour allemande proclame en outre qu'il n'existe pas de peuple européen, et en déduit la nécessité de renforcer face à l'Europe les pouvoirs des parlements nationaux, véritables gardiens de la démocratie incarnée dans la Nation.
L'arrêt du 30 juin n'est pas passé inaperçu en Allemagne. Il suscite de vives critiques au sein de la classe politique allemande chez ceux - notamment à la CDU, le parti du père fondateur qu'a été Konrad Adenauer - qui y voient une remise en cause des engagements européens de l'Allemagne au détriment de son rôle moteur dans la construction européenne.
Cette décision de la plus haute juridiction du pays est doublement révélatrice : elle illustre les aléas d'une construction européenne placée désormais sous la surveillance de juridictions constitutionnelles nationales enclines à faire valoir des conceptions défensives. Elle marque le tournant que représente l'entrée des parlements nationaux dans les processus de décision européens, dont l'importance est au moins aussi grande que l'accroissement des pouvoirs législatifs du Parlement européen.
Si cette dernière innovation peut générer des blocages, elle a un mérite : directement impliqués dans les affaires européennes, certains parlementaires nationaux ne pourront plus aussi facilement s'abriter derrière "Bruxelles" pour se dissocier de décisions communautaires qu'ils auront auparavant acceptées.
Noëlle Lenoir, est ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes. Elle est présidente de l'Institut d'Europe d'HEC et du Cercle des Européens
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