par Olivier Lacoste, le vendredi 30 octobre 2009

Les enjeux du débat entre l'Europe et les Etats-Unis sur la régulation financière sont nombreux et ne se résument pas à l'encadrement des bonus. Pour y voir plus clair, Confrontations Europe a réuni pour la troisième fois le " groupe crise"(1). Cette réunion, qui s'est tenue en amont du G20 de Pittsburgh, a notamment permis d'aborder la question des normes prudentielles et des incitations. Le texte qui suit est un extrait du compte-rendu de cette réunion (2), disponible dans sa version intégrale sur le site de Confrontations.


Les questions de régulation sont légion. En France, dans les media, le débat sur la régulation se focalise sur la question des bonus. Les anglo-saxons organisent un contre-feu. Pour eux, le problème est ailleurs. Ils mettent en avant les exigences en capital et le « downsizing » des banques pour éviter l'alea moral créé par le « too big to fail ». (…) Les Etats-Unis s'apprêtent à un traitement spécifique des institutions présentant un risque systémique : la question se pose de savoir si ce modèle est le bon. Enfin, on peut se demander jusqu'où il serait souhaitable de revenir sur Bâle II. Au total, il y a plusieurs fronts et l'Europe peine à trouver sa cohérence dans ce débat.


1. Les normes prudentielles


De façon générale, il s'agit d'augmenter la capacité du système financier à mobiliser l'épargne. Il faut être capable de mobiliser de l'épargne qui, dans certains pays, est abondante. Or ceci se fait soit par l'intermédiaire des banques, soit par les marchés.

Dans ces conditions, dans la régulation financière – et aussi dans la définition du cadre réglementaire de l'investissement de long terme - il faut être attentif à la nature du financement d'une économie, à savoir par le marché ou par les banques. Cette question est essentielle. Les modèles économiques ne sont pas tous similaires. Aux Etats-Unis, le financement se fait plutôt par le marché, tandis que l'Europe garde un taux d'intermédiation plus élevé (entre 60 et 70 %). (…) Selon les spécificités du modèle de financement, par le marché ou par les banques, la réglementation peut avoir des impacts différents.

La manière dont on va traiter les normes prudentielles et le durcissement des normes en capital peut donc avoir des effets très importants sur les banques européennes. Par ailleurs, la conjonction des obligations en capital et des normes comptables pose un problème : elle pousse certains investisseurs potentiels de long terme à se délester de leur portefeuille en actions et se porter massivement sur des emprunts publics. Cela peut être un des effets de Solvabilité 2.

Dans les normes prudentielles, la repondération des activités bancaires constitue un sujet important. La crise montre que les activités de marché ont été sous-pondérées. La rentabilité a poussé au développement de l'activité pour compte propre, qui est très dangereuse. Une des premières choses à faire est de mettre une « morsure en capital » spécifique sur les activités de marché.

Ceci constitue un débat très lourd entre l'Europe et les Etats-Unis. Plusieurs remarques doivent être faites sur ce débat.
- Il n'y a pas de modèle unique de banque européenne. D'un côté, de grandes banques britanniques et une grande banque allemande se comportent davantage en banque de marché américaine ? D'un autre côté, des banques, que l'on pourrait qualifier de continentales, et, qui comprennent les banques françaises, les banques italiennes, les banques régionales allemandes, se comportent à peu près de la même manière : elles font de l'intermédiation.

- Dans ces conditions, le poids relatif des activités de marché dans les banques européennes varie considérablement. Voilà pourquoi il n'y pas d'expression très structurée du secteur bancaire européen dans le débat sur la régulation : les visions sont différentes.

- Les grandes banques américaines font des produits simples, sur lesquels elles gagnent peu d'argent à chaque opération, mais qui leur rapportent beaucoup par un effet de masse. Les banques européennes, grâce à un réseau mondial, grâce à un important investissement en technologie bancaire, sont davantage sur les produits sophistiqués (comme les dérivés actions…).
(…)

Le débat est en train de descendre du G20 (où on va se mettre d'accord sur de grands principes) au Comité de Bâle, où le débat sera long, très dur, entre des "business models" différents. Certaines banques européennes, qui ont des parts très lourdes d'activité de marché, vont devoir adapter leur modèle. Le débat sera donc dur non seulement sur les modalités, mais aussi sur le calendrier. Les Européens vont demander des calendriers longs.


2. La nécessité d'une approche macro-prudentielle et d'un mécanisme spécifique de faillite des banques


Pendant des années, on a vécu avec l'idée qu'il n'y avait pas à se préoccuper de la stabilité globale du système financier. On considérait que la régulation micro-prudentielle et le « risk management » a posteriori suffisaient. Cette hypothèse d'autorégulation par les acteurs eux-mêmes a été le fondement de la déréglementation. Or les marchés peuvent être soumis à des défaillances généralisées et non pas seulement individuelles ; en outre, dans les années récentes, la finance a pu exercer une prédation sur l'économie. Dans ces conditions, la prévention du risque systémique est prioritaire ; elle n'est pas assurée par la prévention du risque individuel.

Il s'agit de maîtriser l'évolution globale du crédit. La stabilité financière n'étant pas contenue dans la stabilité des prix, il convient de donner aux banques centrales des responsabilités nouvelles. Il faut trouver des moyens correspondants à la multiplicité des objectifs. Faut-il les trouver dans la gestion de la liquidité (en obligeant les banques et les « shadow » banques à mieux gérer leur liquidité) ou dans une obligation des banques à mettre du capital ? En tout cas, ajouter à la panoplie prudentielle une dimension macro-prudentielle est décisif.

Les réflexions sur le risque systémique amènent aussi à se pencher sur le coût social du "bail out". Pour éviter que celui-ci ne crée un alea moral, voire la capture du régulateur (l'institution dont la faillite individuelle fait écrouler tout le système est en effet en position de force), il faut pouvoir résoudre des faillites bancaires avant que les banques ne soient dans des situations à valeur nette négative. Les Etats-Unis savent le faire pour les banques commerciales : ils ont introduit par la loi "l'action correctrice précoce". Ils considèrent que la banque n'est pas une entreprise comme les autres ; leur mise en faillite ne passe pas nécessairement par une procédure judiciaire. La résolution américaine d'une faillite bancaire est administrative, avec une autorité qui saisit la banque et qui peut remplacer certains dirigeants, diluer les actionnaires… En d'autres termes ceci induit un coût spécifique pour les banques.
(…)

L'Europe souffre d'un problème spécifique : la division géographique de sa supervision. Chaque Etat veut contrôler ce qui se passe au niveau national, sachant que c'est lui qui paie en bout de course en cas de défaillance. Le rapport Larosière ne constitue qu'un premier pas.


3. Les normes comptables et les bonus


Les réformes sur ces deux sujets doivent avoir pour objectif de faire porter aux différents opérateurs une autre vision de la valeur et de des détourner du court-termisme.

Sur les normes comptables, les Etats-Unis ont fait évoler leur position lors de la réunion du G20 à Londres, dans un sens plus proche des thèses européennes. La fédération bancaire américaine vient d'écrire sur ce sujet.

La valeur de marché est une valeur « Wall street » du monde. C'est une valeur liquidative. Aux yeux d'une banque d'affaire, une entreprise est une classe d'actifs qui, à tout moment, doit être décomposable. Cette vision du monde est incompatible avec celle d'une entreprise produisant de la valeur dans un processus continu avec des complémentarités fortes. Le débat comptable devrait porter sur cette question. Il n'en est pas encore là.

Pour l'heure, il porte seulement sur le fait que le « mark-to-market » porte parfois sur des instruments qui n'ont pas de prix de marché. Parfois, il n'y a même plus de marché. On estime alors la valeur de ces instruments par du " mark-to-model". A certains moments, ces valeurs se sont retrouvées à 0. Ce grave défaut a accentué la pro-cyclicité des règles comptables.

La question des rémunérations et des bonus est à relier à celles des incitations et de la due diligence. Les investisseurs de long terme ont été totalement passifs ; ils ont acheté tous les produits que les agences de notation leur présentaient comme du AAA. Ils n'ont jamais cherché à savoir ce qu'ils achetaient alors qu'ils disposent d'une masse d'épargne considérable (60 000 milliards de dollars, en comptant les fonds communs de placement, les assurances, les fonds de pension). En dépit de leur puissance potentielle, ils n'ont exercé aucun pouvoir, en fonction de leurs intérêts propres, sur les intermédiaires de marché qui, eux, ont fait la dynamique de la finance dans les dix dernières années. Si on veut assurer la stabilité du système financier, la prise en compte du risque systémique (cf. 2. 1) ne suffit pas, il faut aussi favoriser la discipline de marché. Or celle-ci n'a pas existé. Ceux à qui étaient déléguée la gestion de l'épargne ne le faisaient pas dans l'intérêt des investisseurs institutionnels.

C'est dans ce cadre qu'il faut aborder la question des incitations, et pas seulement d'un point de vue moral – même si cette dimension est importante. Il s'agit donc de retrouver, dans les modalités des rémunérations, une relation principal – agent qui respecte les intérêts des investisseurs potentiellement de long terme – ce qui suppose que ceux-ci sachent définir leurs intérêts et se dotent de l'expertise pour le faire. A l'heure actuelle, les administrateurs de fonds délèguent à peu près tout. A ce titre, le fonds norvégien fait figure d'exception, Il fait en interne toute l'allocation stratégique et tout le contrôle du risque. A l'inverse, la plupart des fonds privés n'ont aucune expertise ; ils délèguent à des conseils, qui sont en cheville avec des banques d'affaires.

A ce titre, l'idée de créer des clubs d'investisseurs de long terme est importante, car cela les pousse à définir une doctrine sur ce problème. De plus, la régulation est importante pour modifier les comportements, en imposant de la transparence et du reporting. Les contrats de délégation doivent ainsi être profondément modifiés.

Synthèse assurée par Olivier Lacoste, Confrontations Europe, directeur des études.

http://confrontations.org



(1) Le « groupe crise », monté à l'initiative de Philippe Herzog, est une cellule de réflexion pour mieux comprendre la crise actuelle, et surtout pour élaborer les conditions d'une « sortie de crise ». Il ne se contente donc pas d'un diagnostic sur les événements récents ou les politiques actuelles, mais il tente d'anticiper et de structurer une vision de moyen-long terme sur différents sujets qui appelleront des décisions nouvelles notamment pour les finances publiques, les banques centrales et la régulation financière globale.

(2) Cette réunion s'est tenue le 15septembre 2009. Y participaient : Michel AGLIETTA, Edmond ALPHANDERY, Marie-France BAUD, Joachim BITTERLICH, Jacky FAYOLLE, Bernard GAZIER, Philippe HERZOG, Olivier LACOSTE, Jean LEMIERRE et Alain TURC


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