Bruno Vever, le mercredi 16 novembre 2016
Depuis une dizaine d’années la construction européenne s’était enlisée dans un immobilisme et une absence de projet fédérateur dont les Européens se voient présenter aujourd’hui la facture exorbitante. Comme épuisée par ses ultimes avancées d’union monétaire et d’élargissement à l’est, l’Europe communautaire s’était décrétée à elle-même une « fin de l’histoire », s’illusionnant sur ses capacités à fonctionner durablement en « arrêt sur image » malgré toutes ses lacunes, toutes ses faiblesses et toutes ses contradictions. Ce faisant, elle aura fait preuve d’un aveuglement aussi consternant que constant face aux mutations mondiales accélérées qui auront bouleversé la donne dans la plupart des domaines !
Les avertissements à l’Europe n’ont pourtant pas manqué durant toutes ces années : ébranlement de la crise financière de 2008, décrochage grec, écarts croissants de compétitivité entre Etats membres, accélération des délocalisations technologiques, tensions et conflits armés aux frontières occidentales de l’ex-URSS, succès politiques dans les Etats membres d’eurosceptiques et europhobes de tous bords. Mais face à cette montée des périls, nos dirigeants n’auront consenti que des colmatages et replâtrages de dernière heure, insuffisants pour ramener la confiance, clarifier les perspectives et réinsuffler du dynamisme en Europe.
Aujourd’hui, l’heure n’est plus aux avertissements mais aux mises en demeure : la libre circulation intracommunautaire n’a pas résisté à l’afflux des réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient, comme aux attaques terroristes sans précédent d’un islamisme radical ; l’intégrité de l’Union à vingt-huit a volé en éclats avec le vote de sécession des électeurs britanniques, sans que les conditions et délais d’une telle sortie aient été éclaircis à ce jour, créant une ambiguïté sans précédent ; le climat de notre voisinage oriental avec la Russie, et même dorénavant avec la Turquie, a atteint une cote d’alerte ; enfin, et pour couronner le tout, l’élection surprise de Donald Trump, dont la vision internationale brutale, volontiers outrancière, les attaques directes contre la construction européenne, directement inspirées par Nigel Farage, et le soutien appuyé au Brexit rebattent forcément les cartes de notre partenariat politique, économique, commercial, défensif et sécuritaire avec les Etats-Unis…
Le sommet à vingt-sept de Bratislava en septembre dernier aurait déjà du tirer les premières leçons de la sécession britannique et commencer à tracer de nouvelles perspectives communes pour l’avenir. Mais nos dirigeants se sont contentés d’un sempiternel renvoi à plus tard, en l’occurrence l’annonce d’une nouvelle « feuille de route » européenne au sommet de Rome en mars 2017 qui marquera le soixantième anniversaire du traité de Rome de 1957. Avec quelles ambitions et quel contenu ?
L’objectif d’une Europe plus efficace et plus « attrayante » a été mentionné, et plusieurs priorités mises en avant : relance de la sécurité antiterroriste et d’une meilleure défense européenne, attitude plus cohérente sur l’immigration avec davantage de contrôles communs aux frontières extérieures, renforcement de l’Europe technologique et industrielle, meilleur appui à la relance économique, association des citoyens et de tous leurs parlementaires à cet approfondissement européen.
Mais dans l’état actuel des mentalités européennes, si décalé de celui des « pères fondateurs », et avec un budget communautaire plafonné depuis des décennies à 1% du PIB européen quand les prélèvements publics des Etats membres confisquent 50% de celui-ci, cette nouvelle feuille de route risque fort de mettre l’accent opérationnel sur des coopérations intergouvernementales et administratives, des émulations et appuis mutuels, voire des échanges de bonnes pratiques, plutôt que sur l’hypothétique relance d’une véritable intégration communautaire qui se verrait dotée des moyens correspondants.
Qui ne voit pourtant qu’au cours des dix dernières années cette conception intergouvernementale de l’Europe, insidieusement substituée par les dirigeants du Conseil européen à l’approche communautaire des traités fondateurs, aura multiplié les signes d’obsolescence et d’impuissance ?
Ses échecs sont éloquents : vacuité des stratégies économiques dites de Lisbonne (2000-2010) puis Europe 2020, déconnectées des impératifs de restructuration et mise en cohésion liés à l’union monétaire ; éclatement du dispositif de Schengen, laissé à lui-même sans moyens communs ; étiolement de la politique étrangère et de sécurité, étouffée par les rivalités des chancelleries nationales ; et par-dessus tout recul délétère de l’esprit communautaire, victime d’une confrontation permanente des intérêts nationaux.
Mais qui ne voit en même temps qu’une autre approche, directement issue quant à elle du projet communautaire originel, miraculeusement rescapée de toutes les dérives intergouvernementales, et s’appuyant de surplus sur un mode de fonctionnement authentiquement fédéral, aura démontré avec la création et l’affirmation de l’euro ses capacités inédites pour résister efficacement aux chocs tant externes qu’internes et défendre avec succès l’intérêt commun ?
Car l’Europe qui tient bon, en ces temps d’incertitudes, c’est l’Europe de l’euro. C’est bien l’union monétaire, et elle seule, qui aura préservé la stabilité des changes, des échanges, des capitaux, des investissements et des économies en Europe !
Où en serait l’Europe du Conseil européen sans l’euro de la Banque centrale européenne ? Pourquoi ces réticences à souligner l’évidente clarté d’un tel constat dans nos débats politiques actuels, si enclins à valoriser la souveraineté et la prééminence de l’Etat national et s’inquiéter des ingérences, ou au contraire des blocages, des institutions de Bruxelles, sans par contre souffler mot des irremplaçables mérites et des incontournables états de service du fonctionnement fédéral de Francfort, auxquels il ne manque qu’un interlocuteur politique du même acabit
Alors, plutôt que prétendre, contre tout leçon du passé comme du présent, construire notre avenir européen sur le sable intergouvernemental des alliances mouvantes et des bonnes intentions qui s’évaporent comme les mirages, ne serait-il pas temps de s’appuyer sur le roc des méthodes communautaires d’intégration qui ont fait leurs preuves, en leur assurant enfin l’encadrement politique, le contrôle démocratique et la participation citoyenne auxquels une banque, fut-elle centrale et fédérale, ne saurait évidemment, malgré tous ses mérites, satisfaire !
Car on sent bien à présent, après tant d’années de cohabitation bancale entre deux conceptions antagonistes de l’Europe, qu’une clarification devra bien finir par s’imposer. L’exfiltration en cours des Britanniques, éternels opposants à une Communauté structurée autour d’un intérêt général commun, comme l’arrivée concomitante et tonitruante de Donald Trump, forçant les Européens à assumer leurs propres responsabilités, vont elles accélérer cette nécessaire clarification ?
L’objectif majeur pour ces Européens, aujourd’hui piégés dans l’œil du cyclone, devrait être de reconquérir ensemble leurs souverainetés dans le monde d’aujourd’hui à travers la seule alternative qui apparaisse crédible face aux géants continentaux : une « souveraineté européenne » enfin perceptible, qu’il nous reste pour l’essentiel à inventer pour pouvoir l’exercer et la faire effectivement respecter.
La France et l’Allemagne, confrontées en 2017 à des élections nationales décisives, seront à l’évidence appelées à jouer un rôle clé dans cette nécessaire relecture et cette indispensable relance du projet européen. Sans un rapprochement décisif de leurs conceptions européennes et de leurs relations mutuelles, si coupablement distendues ces dernières années, rien ne sera possible pour engager les nouveaux chantiers européens qui s’imposent.
Un moyen de concrétiser et valoriser ce rapprochement serait de conclure un nouveau pacte franco-allemand, ouvert aux autres, permettant d’assurer, à travers des avancées mutuelles encore inédites, une réelle solidarité tant en matière de politique étrangère, défense et sécurité commune qu’en appui à l’union économique et monétaire avec une coopération renforcée en matière budgétaire, financière, fiscale et sociale, tout en engageant un effort conjoint d’explication des nouvelles réalités mondiales et des nouvelles exigences européennes auprès de nos citoyens.
Dans les circonstances actuelles, il ne serait ainsi plus déraisonnable d’envisager, à l’instar des vœux sans doute prémonitoires de Michel Barnier, ancien ministre, ancien commissaire et actuel négociateur européen du Brexit, de « réconcilier Charles de Gaulle et Jean Monnet ».
Les temps ne sont-ils pas en effet devenus mûrs, en ce 21è siècle porteur de défis nouveaux comme d’opportunités nouvelles, pour réparer l’échec européen du « plan Fouchet » en 1962 et rafraîchir les mérites bien jaunis du traité franco-allemand de l’Elysée de 1963, en s’attelant ensemble et résolument à de nouvelles avancées européennes, directement en prise sur les exigences politiques, diplomatiques et sécuritaires d’aujourd’hui et efficacement appuyées par un plus large recours aux méthodes communautaires qui ont fait leurs preuves ?
Les chantiers à engager pour assurer une telle souveraineté européenne ne manqueront certes pas, dans tant de domaines laissés en friche : organisation d’une défense européenne autonome et de capacités communes d’intervention extérieure, agence européenne de sécurité, dispositif européen de protection civile, communautarisation des effectifs douaniers et policiers aux frontières extérieures, aménagement d’un encadrement fiscal européen, revalorisation du budget communautaire autour de projets structurants permettant de vraies économies d’échelle, mise en place d’un trésor européen actif auprès des marchés, démantèlement des freins persistants à l’affirmation d’entreprises et associations de droit européen, actualisation d’un espace social conciliant ouverture et valeurs européennes, redéfinition d’approches environnementales et énergétiques compatibles sinon communes, relance de l’Europe technologique, plan numérique européen avec intensification des échanges culturels, scientifiques, éducatifs et universitaires, etc.
Alors même que l’Europe paraît aujourd’hui si injustement, si incroyablement et si stupidement reléguée dans l’arrière-cour de nos débats politiques nationaux, ces priorités en déshérence nous ramènent trop souvent, soixante ans après le traité de Rome, face à ce que nous aurions du faire par le passé mais jamais amorcé, ou, pire encore, face à ce que nous avions commencé à faire mais oublié depuis.
« La vie punit celui qui vient trop tard ». Avant-hier, c’était peut-être trop tôt. Mais aujourd’hui, souhaitons qu’il ne soit pas trop tard pour une Europe désormais contrainte de choisir, sans plus d’atermoiements ni d’alternatives, entre le « coming out » de ses fossoyeurs de tous horizons et son propre « come back » sur la scène mondiale et dans le cœur des Européens, qui n’attend pour s’affirmer et réussir que des refondateurs à la hauteur !
Bruno VEVER, est secrétaire général de l’Association Jean Monnet et délégué général d’Europe et Entreprises