Réuni le 18 novembre 2009, à Stockholm, le dernier sommet Union européenne-Russie (sous présidence suédoise) n'a guère donné d'autres résultats que la création d'un système d'alerte sur les crises énergétiques et l'affichage d'une commune volonté dans le domaine de la diplomatie climatique, alors même que les gouvernements européens ne sont pas si unanimes qu'on ne le pense. En fait, conflits et désaccords divers empoisonnent les relations russo-européennes et il faut se demander s'il existe un authentique partenariat, fût-il conflictuel, entre ces deux acteurs par nature hétérogènes. In fine, il ne s'agit pas de "dialoguer" mais de dégager des positions communes en Europe et de négocier avec la partie russe.
C'est au cours des années 1990, dans un tout autre contexte géopolitique, que les termes du partenariat UE-Russie ont été initialement négociés. Les dirigeants russes sont alors en position de demandeurs et ils cherchent à rallier le système occidental, en développant des liens particuliers avec les Etats-Unis, le G7, l'OTAN et l'Union européenne. A Bruxelles et dans les capitales des Etats membres, l'idée directrice est de préparer l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO), tout en cherchant à organiser dans un cadre commun les interdépendances économiques et énergétiques entre l'UE et sa périphérie orientale (la Charte de l'énergie de 1991 a débouché sur la signature, en 1994, d'un traité). Plus largement, ce partenariat s'inscrit dans la vision d'une « grande Europe » fondée sur des complémentarités entre les besoins énergétiques de l'UE et les ressources en hydrocarbures de la Russie, objet supposé des politiques occidentales de libéralisation. Est alors évoquée une forme de "translatio studii", de l'Ouest vers l'Est postcommuniste . Cette représentation globale et diffuse entre en résonance avec la thématique gorbatchévienne de la "Maison commune", précédemment instrumentalisée par Iouri Andropov.
Signé en 1994, l'Accord de partenariat et de coopération (APC) qui lie l'UE et la Russie est mis en uvre en 1997 mais la suite des événements montre les limites du volontarisme et des énoncés de type performatif . Ainsi la partie russe refuse-t-elle avec constance de ratifier le traité sur la Charte de l'énergie et ne l'applique pas, en dépit d'une clause du texte qui prévoit son application jusqu'à ratification (le Kremlin n'entend pas démanteler les monopoles étatiques en place). Entre 2002 et 2004, les relations russo-européennes achoppent sur les négociations relatives à l'élargissement aux PECO et la question de Kaliningrad (ex-Königsberg) revient au premier plan. Dans l'intervalle, la "révolution des roses" en Géorgie (2003), suivie d'une " révolution orange" en Ukraine (2004), contribuent plus encore à dégrader le climat diplomatique, alors que les boycotts commerciaux et les embargos énergétiques russes défrayent la chronique (sans parler des velléités de déstabilisation de l'Estonie, en 2007).
Tout ceci ne pouvait que retentir sur le contenu réel et la mise en uvre du partenariat UE-Russie. En 2003, la négociation a bien été réorganisée en quatre ou cinq "espaces", selon une sorte de tactique du salami new look, mais le "pragmatisme", que l'on invoque d'autant plus que les fondements se dérobent, ne peut congédier les dures réalités de la polémologie. L'APC est arrivé à échéance, le 1er décembre 2007, sans qu'il puisse être renégocié et, depuis cette date, il est mécaniquement perpétué, sans refondation ni actualisation. Au fil des semestres, les sommets UE-Russie se succèdent le conflit russo-géorgien et ses conséquences n'ont d'ailleurs pas interrompu leur rythme -, mais rien n'y fait et le dernier en date, celui de Stockholm (18 novembre 2009) n'a abouti qu'à la signature d'un accord sur un système d'alerte avancée en cas de rupture d'approvisionnement énergétique (au vrai, on pensait la chose déjà réglée, suite au conflit russo-ukrainien de janvier 2009). De fait, les ambitions sont désormais singulièrement limitées.
La mise en uvre d'un réel partenariat entre l'UE et la Russie se heurte donc à nombre d'obstacles, le traitement des "questions qui fâchent" ne relevant d'ailleurs pas toujours du cadre russo-européen. Outre les enjeux énergétiques, fondamentaux, il faut mentionner le non-respect par la Moscou des accords Sarkozy-Medvedev (12 août-8 septembre 2008), censés ouvrir la voie d'un règlement négocié du conflit russo-géorgien. Ce conflit prétendument " gelé" - la Russie occupe le cinquième du territoire géorgien - mène à la question du "voisinage commun", cet entre-deux géopolitique qui, tout à la fois, sépare et relie l'UE et la Russie (Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Sud-Caucase). Viscéralement hostiles à la "politique européenne de voisinage" (PEV) et au "Partenariat oriental", les cercles de pouvoir moscovites entendent maintenir ces territoires autrefois soviétiques dans leur "étranger proche" (Moscou revendique une sphère de contrôle exclusive).
L'impact d'autres litiges et enjeux de sécurité, parfois plus larges, doivent être pris en compte. Outre les questions d'armement conventionnel en Europe (la Russie a suspendu unilatéralement le traité sur les Forces conventionnelles en Europe, le 13 décembre 2007), les négociations nucléaires stratégiques entre Moscou et Washington (le traité START a expiré le 5 décembre dernier), les projets de systèmes antimissiles en Europe (en cours de redéfinition mais non point annulés) et les développements de la crise nucléaire iranienne ne manqueront pas de retentir sur le cours des relations russo-européennes. A cet égard, soulignons que la politique américaine dite de "redémarrage" est loin d'avoir porté les fruits escomptés. Enfin, le nouvel autoritarisme russe qu'il s'agisse d'une dérive ou d'une résurgence et ses inévitables effets sur le plan international ne sont pas le moindre des obstacles.
Les points d'achoppement du partenariat UE-Russie n'ont donc rien d'accidentel et il est urgent de mettre les représentations géopolitiques européennes plus en adéquation avec les faits et les pratiques. La vision d'une "grande Europe", de Lisbonne à Vladivostok, n'est pas celle du Kremlin, les cercles de pouvoir en Russie mêlant mépris et hostilité dans leurs perceptions de l'UE. Cette dernière est perçue comme une entité post-moderne, dédiée à une forme illusoire de "Soft Power", et l'on sait combien la culture tchékiste des dirigeants russes les a immunisés contre les diverses formes d'idéologie douce qui parcourent les opinions publiques occidentales. Aussi anticipent-ils la dispersion prochaine du "projet européen", sous l'effet des contradictions national-étatiques et des pressions extérieures (ils travaillent à la chose). Simultanément, certains de ces dirigeants ont pris conscience des virtualités de l'Europe comme système de coopération géopolitique et ensemble économique -, et de l'attraction qu'elle exerce sur les marges occidentales et sud-occidentales de l' "étranger proche" que Moscou revendique obsessionnellement. Le pouvoir russe, n'en doutons-pas, est et demeurera hostile à toute forme de synarchie européenne.
Cette hostilité sous-tend et explique la « grande stratégie » russe qu'il est possible d'identifier - au-delà des aléas politiques - dans le jeu de tendances et de contre-tendances qui marque toute situation historique et géopolitique. Cette "grande stratégie" a pour but positif de donner forme à une sorte d'union eurasiatique (plus fonctionnelle et intégrée que la CEI), afin de rehausser le statut de puissance de la Russie et de maintenir des emprises de structure sur une partie plus ou moins vaste de l'espace post-soviétique. De manière corollaire, le but négatif de cette stratégie est d'empêcher le renforcement et l'élargissement de l'ensemble euro-atlantique (UE-OTAN) et de diluer les solidarités stratégiques qui lient les uns aux autres les membres des instances en question. Ainsi s'expliquent la volonté russe de renforcer ses liens bilatéraux avec certaines des puissances ouest-européennes (France, Allemagne, Italie) et la mise en avant d'un projet de " traité de sécurité européenne", présenté dans le cadre de l'OSCE et du Conseil OTAN-Russie au début de ce mois (1er et 5 décembre 2009). S'il était accepté en l'état, un tel traité reviendrait à accorder à Moscou un droit de veto sur toute initiative de sécurité euro-atlantique et, consécutivement, un droit de regard sur les politiques de défense des Etats de l'espace postsoviétique (une nouvelle doctrine Brejnev ?).
Confrontés à cette grande stratégie, inscrite dans la durée et déjà mise en uvre sur le plan énergétique, la tentation du "chacun pour soi" domine certaines des capitales européennes, les thèmes jumeaux du « retour des nations » et du "retour de l'Histoire" visant à transfigurer ce méchant tropisme. Sitôt passées les festivités de la porte de Brandebourg, d'aucuns font étalage d'une pseudo-Realpolitik, sans grands égards pour les dispositions du traité de Lisbonne et divers codes de conduite en matière de ventes d'armes notamment (il existe des procédures internes à l'UE et à l'OTAN, et même dans le cadre de l'OSCE). Les uns et les autres auront à l'esprit, cela est d'évidence, les rumeurs et informations relatives à la possible vente par la France d'un bâtiment de projection et de commandement à la flotte russe (le Mistral). Le contrat est hypothétique et l'on sait que la nature humaine est portée à prendre ses désirs pour des réalités -, mais l'intention est, quant à elle, attestée .
Il nous faut donc terminer sur les limites et les dangers d'un cynisme à courte vue et sans vergogne, n'en déplaise aux prétendus "bismarcko-bainvilliens". Les intérêts de sécurité de nos alliés centre-européens et de nos partenaires est-européens ne doivent pas être mis en balance avec des intérêts économiques et des manuvres diplomatiques à plus ou moins court terme. Prétendre nouer un partenariat bilatéral spécifique avec une puissance extérieure à l'ensemble euro-atlantique (un Etat eurasiatique qui n'a pas renoncé à toutes ses ambitions passées), envers et contre la sécurité de pays auxquels la France est liée par l'article 5 du traité de Washington , ne pourrait que mettre en péril la cohésion et la solidité des instances euro-atlantiques. C'est à travers un réseau européen et transatlantique d'obligations réciproques et de règles de juste conduite que l'Europe "une et entière" s'est peu à peu constituée, et nul ne sait où nous mènerait le délitement puis la rupture des solidarités interalliées ; certainement pas à un "couple franco-allemand" refondé et moins encore à une "Europe-France".
C'est en faisant corps et en mutualisant leurs politiques, sur le plan énergétique notamment, que l'UE et ses Etats membres se doivent non point de dialoguer - ce n'est pas là le rôle des hommes politiques -, mais de négocier avec la Russie, pour délimiter le champ du possible et articuler au mieux leurs intérêts réciproques. En dernière analyse, il y va de la sécurité, de la liberté et de la prospérité dans l'aire Vancouver-Vladivostok ; l'opportunisme et l'occasionnalisme ne sont donc pas de mise. Gardons à l'esprit qu'il n'est pas de grande politique sans fondements métapolitiques et lignes directrices claires.
Abstract
On November, the 18th, 2009, in Stockholm, the last European Union-Russia summit (under the Swedish presidency) gave no more results than the creation of a warning system about energy crises and flaunting a common will in the climate diplomacy field, although European governments are not so much unanimous that one could think of it. In fact, various conflicts and disagreements embitter the EU-Russian relations and it has to be asked if a real partnership, even a conflicting one, does exist between these two actors, naturally heterogeneous. At fact, the stake is not to dialog but to elaborate a common European stand and to negotiate with the Russian part.
Focus
« L'Europe de l'Atlantique à l'Oural » ?
De Gaulle use publiquement de cette expression en 1959 et il la reprend dans les années qui suivent. Les origines de cette délimitation géographique du continent européen remontent au siècle des Lumières. Au Moyen Age, la Chrétienté s'arrête au Don et la Horde d'Or domine l'espace russe. C'est au XVIe siècle que les victoires de la Moscovie et le reflux mongol portent le front européen sur la Volga. Au XVIIIème siècle, le géographe officiel de Pierre le Grand (1689-1725), Vassili Tatichtchev, place sur l'Oural la limite entre Europe et Asie. Aisément franchissables et peuplés de Russes, ces modestes monts ne constituent en rien une discontinuité spatiale. Au siècle précédent, les cosaques de Yermak ont d'ailleurs pris possession des immensités sibériennes et depuis 1639, la Russie s'étend jusqu'aux rives de l'océan Pacifique. Le choix des monts Oural comme limite orientale de l'Europe répond à un dessein géopolitique. En se voulant à cheval sur deux continents, la Russie de Pierre le Grand entend incarner le modèle impérial, avec un centre et des périphéries. Dans la géographie de l'empire, la Sibérie est le substitut à l'outre-mer des monarchies ouest-européennes.
Le recours à la géographie de Tatichtchev exprime les représentations géopolitiques de De Gaulle et la « grande stratégie » qu'elles inspirent. Il marque ainsi une rupture d'ordre spatial et temporel avec la géographie coloniale « la France de Dunkerque à Tamanrasset » - et ses nostalgies jugées incapacitantes. Il s'agit aussi et surtout de renouer avec l'esprit du pacte franco-soviétique de 1944 et de maintenir le statu quo. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie française a défini trois objectifs corrélés : assurer la sécurité nationale face à une hypothétique menace allemande ; s'affirmer comme la principale puissance ouest-européenne, garante avec l'URSS du statu quo de 1945 ; sauvegarder l'Union française et préserver le rôle planétaire de la France. Ainsi la négociation du Traité de Dunkerque, la première alliance franco-britannique, s'inscrit-elle dans cette politique de maintien des alliances du temps de guerre. Conclu le 4 avril 1947, le Traité de Dunkerque est le pendant du Traité de Moscou, signé par la France et l'URSS le 10 décembre 1944.
Prenant acte de la rupture entre Moscou et Pékin (1960), De Gaulle mise sur les ferments d'indépendance qu'il croit pressentir à l'Est du « rideau de fer ». Il envisage l'organisation d'un nouvel ordre européen fondé sur l'entente de la France et la Russie, réciproquement liées par l'histoire et les réalités géopolitiques continentales. Cette recomposition aboutirait à marginaliser les Etats-Unis et permettrait à la Paris de prendre l'ascendant sur la République fédérale d'Allemagne. Contemporaine de la « sortie de l'OTAN », cette politique d'ouverture à l'Est est donc présentée comme un point de départ vers la formation d'une "Europe européenne", "de l'Atlantique à l'Oural."
De Gaulle interprète l'arrivée au pouvoir de Léonid Brejnev, en 1964, comme une rupture avec l'aventurisme de Khrouchtchev. Il réévalue donc à la baisse la menace soviétique et voit en l'URSS un partenaire "retrouvant la sympathie séculaire et l'affinité naturelle" de la Russie pour la France (citation extraite d'un toast porté à l'occasion du départ de l'ambassadeur soviétique Vinogradov, le 23 mars 1965). "Puisque la France n'arrivait pas à prendre l'ascendant sur l'Allemagne dans le cadre du partenariat franco-allemand et des Six," explique Georges-Henri Soutou, "elle le ferait dans le cadre de l'Europe de l'Atlantique à l'Oural avec l'aide de l'URSS."
Après avoir quitté le commandement intégré de l'OTAN, De Gaulle se rend en URSS pour y lancer son triptyque "détente, entente et coopération" (juin 1966). Il propose à Brejnev une concertation bilatérale sur la question allemande, la solution s'inscrivant dans la perspective d'un système de sécurité paneuropéen avec pour piliers la France et l'URSS. "En fait," poursuit Georges-Henri Soutou, "ses idées de 1966 étaient largement un retour à celles de 1944, à l'époque du Pacte franco-russe". Les représentations géopolitiques carolingiennes qui fondaient et légitimaient le Traité de l'Elysée du 22 janvier 1963 semblent alors bien éloignées. Pourtant, le Printemps de Prague (1968) montre les limites du "dégel" et de la "détente" à l'Est du "rideau de fer" ; la portée de cette Ostpolitik "à la française" s'en trouve singulièrement limitée. Nonobstant la réalité historique, la "formule" est magnifiée et le tropisme demeure.
J.-S.M.
Jean-Sylvestre Mongrenier est Chercheur associé à l'Institut Thomas More, et Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII).
IL est l'auteur de "La Russie menace-t-elle l'Occident ?", Editions Choiseul, novembre 2009.