Le 20 janvier 2008, Mikhaïl Saakachvili, Président de la République reconduit pour un nouveau mandat, s'engageait « devant la nation et Dieu à protéger la Constitution géorgienne ». Quinze jours auparavant, il avait rassemblé 53% des suffrages sur son nom (scrutin du 5 janvier 2008). Les élections législatives du printemps prochain seront un nouveau test pour les forces politiques qui s'efforcent d'enraciner les normes des régimes constitutionnels-pluralistes et de l'économie de marché dans le Caucase du Sud. En Europe occidentale, cette méritoire entreprise n'est guère prise en compte et la Géorgie est trop souvent assimilée à cet « Orient compliqué » que l'on aime aborder avec des idées simples. A l'instar des pays d'Europe centrale et orientale, la Géorgie serait atteinte d' « hyperatlantisme », une affection définie comme la « maladie infantile du post-communisme ». Le diagnostic dressé, le remède consisterait à cesser de prétendre échapper à l'influence de la Russie post-soviétique. Pourtant, la Géorgie forme un avant-poste de l'Occident au seuil de l'Asie moyenne. La sécurité et l'avenir des Occidentaux se jouent pour partie dans cette aire géopolitique.
Pour imparfait que soit le régime issu de la « révolution des roses » (novembre 2003), le déroulement de l'élection présidentielle, organisée une année avant l'échéance légale suite aux violents incidents de novembre 2007, et l'ouverture du pays aux observateurs extérieurs (instances internationales et organisations non-gouvernementales) témoignent de la volonté des dirigeants de partager la communauté de destin des fragiles sociétés libérales. Du reste, la Géorgie doit être appréhendée comme un avant-poste de la civilisation occidentale. Depuis l'aurore grecque, le Caucase relève des cartes mentales et de l'imaginaire de l'Ancienne Europe. Jusqu'à ce qu'Héraclès ne vienne le libérer, c'est à cette puissante montagne que Prométhée, le voleur du feu divin, est enchaîné. C'est sous ces mêmes cieux, en Colchide (Géorgie occidentale), que Jason et les Argonautes viennent conquérir la toison d'or ; bien plus tard, le mythe grec donne naissance à l'un des grands ordres de chevalerie de la Chrétienté médiévale. Suite à la geste d'Alexandre le Grand, le royaume de Colchide est incorporé à l'aire hellénistique. Au IIe siècle avant Jésus-Christ, les Romains annexent la Colchide et ils étendent leur protection à l'Ibérie (Géorgie orientale).
C'est au IIIe siècle de notre ère que Sainte Nino, originaire de Cappadoce, introduit le christianisme en Ibérie ; dans le siècle qui suit, la religion chrétienne s'est diffusée à l'ensemble de la Géorgie. Lorsque la contrée parvient à se libérer de la domination des Perses Sassanides, au Ve siècle, une église autonome est fondée et la Géorgie forme ainsi l'une des plus anciennes nations chrétiennes (avec l'Arménie voisine). L'Empire romain d'Orient exerce son influence sur tout le pays. Les invasions arabes et musulmanes du VIIe siècle déstabilisent la région mais les rois et les reines qui se succèdent parviennent vaille que vaille à préserver l'indépendance de la Géorgie. La chute de Constantinople, en 1453, isole ce royaume chrétien de l'Europe continentale et de ses influences culturelles. La Géorgie est soumise à la double pression des empires perse (les Séfévides) et turc (les Ottomans), engagés dans une rivalité de longue durée. Signé en 1783, un traité vient assurer à la Géorgie la protection de l'Empire russe. Huit ans plus tard, la Russie annexe la Géorgie et cette situation prévaut jusqu'en 1991 nonobstant un court intermède au cours de la guerre civile entre Rouges et Blancs. La dislocation de l'URSS et l'indépendance de la Géorgie, difficilement acquise et perpétuellement menacée, permet à ce morceau d'Europe byzantine de renouer avec l'Occident. En dépit des oppositions que peut rencontrer Mikhaïl Saakachvili, cette vision de l'histoire et l'orientation vers les instances euro-atlantiques sont l'objet d'un large consensus ; le 5 janvier dernier, 77% des électeurs se sont prononcés par voie référendaire en faveur de l'adhésion à l'OTAN.
La Géorgie est l'une des clefs géopolitiques de l'aire mer Noire-Caucase-Caspienne. Elle est la seule voie transcaucasienne d'accès aux hydrocarbures d'Azerbaïdjan et du bassin de la Caspienne. L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (le BTC), inauguré en 2006, et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (le BTE), en cours de construction, font de ce pays un corridor énergétique essentiel à l'approvisionnement des économies et des sociétés de l'Union européenne (UE). C'est sur le BTE que le gazoduc « Nabucco », soutenu par l'UE, pourrait être branché, pour amener du gaz centre-asiatique jusque sur les marchés européens, en contournant les infrastructures russes. Cet ambitieux projet est vigoureusement combattu par la Russie qui entend refonder sa puissance sur l'utilisation des exportations énergétiques en tant qu'outil de puissance et de coercition (voir les diverses guerres du gaz et du pétrole à l'encontre de ses voisins européens). Pour ce faire, les dirigeants russes et Gazprom ont lancé le projet de « South Stream », une conduite sous-marine vers l'Italie, à travers la Bulgarie et l'Arménie, et vers l'Europe centrale, à travers la Serbie . En amont, la Russie, le Kazakhstan et le Turkménistan se sont entendus pour renforcer le réseau ex-soviétique de tubes qui conduit le gaz centre-asiatique vers l'Europe (accord du 20 décembre 2007), privant ainsi l'hypothétique « Nabucco » des ressources visées. Interrogé sur la question, Philippe Sébille-Lopez, spécialiste en géopolitique des hydrocarbures, juge que ce projet européen ne verra pas le jour sans de lourds efforts et investissements de longue haleine afin de développer les capacités d'exportation turkmène et kazakhe .
Les dirigeants russes s'efforcent de contrer la volonté d'indépendance de la Géorgie et l'orientation pro-occidentale de l'équipe politique issue des deux dernières élections présidentielles (janvier 2004 et janvier 2008). A ces fins, ils appuient les séparatismes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud. En 1993, le conflit entre l'armée géorgienne et les forces abkhazes a servi de prétexte à l'intervention russe. Alors dirigée par Edouard Chevardnadzé, la Géorgie a dû se résoudre à entrer dans la Communauté des Etats Indépendants (CEI), moyennant quoi Moscou aide le nouveau dirigeant géorgien à combattre les forces zviadistes, fidèles à son prédécesseur, l'ancien président Gamsakhourdia. Un accord est ensuite signé et une force de « maintien de la paix » de la CEI est déployée pour séparer les forces et faire respecter le cessez-le-feu (Accord de Moscou, 14 mai 1994). Depuis, le conflit demeure et le chef de la république autoproclamée d'Abkhazie demande à entrer dans « une sorte de confédération russe », selon ses propres termes . Au séparatisme des Abkhazes s'ajoute celui des Ossètes du Sud. Ceux-ci ont proclamé leur indépendance en 1994 et ils revendiquent la réunion de leur république avec celle des Ossètes du Nord, partie intégrante de la Fédération de Russie . Au total, ce sont près du cinquième du territoire géorgien et le dixième de la population qui échappent à la souveraineté du pouvoir central.
Les dirigeants russes établissent un lien explicite entre les séparatismes de Géorgie d'une part, et la volonté des Albanais du Kosovo de mener leur « Etat de facto » (province de Serbie qui s'est vue reconnue en 1999 une « autonomie substantielle ») à l'indépendance de jure, d'autre part. Moscou, on le sait, s'oppose à cette perspective et menace en retour de couvrir politiquement et juridiquement les séparatismes susmentionnés si l'indépendance unilatérale du Kosovo était reconnue par les Occidentaux. On peut cependant juger que l'instabilité du Caucase du Nord (Tchétchénie, Ingouchie et Daghestan) et les effets négatifs d'une telle reconnaissance sur les forces centrifuges à l'intérieur de la Russie font obstacle à cette option. Le maintien de foyers d'instabilité en Géorgie, la distribution de passeports russes aux habitants d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, et diverses mesures (embargo commercial depuis novembre 2006) sont des moyens de pression plus sûrs et plus économes. Par ailleurs, Moscou ne semble pas vouloir fermer la base militaire de Goudaouta, en Abkhazie, comme le prévoit l'accord d'Istanbul de 1999 (les bases d'Alkhalkalaki et Batoumi ainsi que diverses infrastructures de Tbilissi ont été évacuées entre 2005 et 2007).
Au regard des enjeux, on comprend l'intérêt marqué des Etats-Unis pour la Géorgie et le Caucase du Sud. Dans le prolongement d'une aide militaire remontant à 1998, le Pentagone a lancé le programme d'assistance militaire Train and Equip (été 2002) pour former des unités militaires géorgiennes à la lutte contre le terrorisme et, plus largement, aux modes opératoires de l'OTAN. Les Etats-Unis ont alors envoyé deux cents « bérets verts ». Un mois avant la visite de George W. Bush en Géorgie, le 10 mai 2005, le Pentagone a signé un nouveau programme Sustainment and Stability Operation visant à préparer l'armée géorgienne au maintien de l'ordre à l'intérieur du territoire national. En 2009, date à laquelle le programme Train and Equip prendra fin, plus de la moitié de l'armée géorgienne devrait avoir bénéficié de cette formation. Progressivement, le système militaire géorgien bénéficie de ressources accrues, évolue vers les normes de l'OTAN et s'affirme en tant que « producteur de sécurité ». La Géorgie est un pays qui se révèle utile dans le cadre de la « grande stratégie » américaine et occidentale, pour renforcer la présence occidentale au Caucase, assurer la sécurité du BTC et conduire une politique de la porte ouverte dans le bassin de la Caspienne. Tbilissi est aujourd'hui en mesure d'envoyer des soldats en Irak comme en Afghanistan, aux côtés des troupes américaines et alliées. Plus généralement, la Géorgie bénéficie des aides du programme « Millenium Challenge » (développement des infrastructures et modernisation du réseau de gazoducs).
En raison des désaccords ou du peu d'intérêt de nombre de ses pays membres, l'UE a quelque peu tardé à s'investir en Géorgie comme dans l'ensemble de l'aire géopolitique mer Noire-Caucase-Caspienne. L'approche a longtemps été « post-soviétique » avec divers programmes de coopération globale (TACIS, TRACECA, INOGATE). Les Accords de Partenariat et de Coopération signés entre l'UE et les républiques sud-caucasiennes en 1996 ne sont pas à la hauteur des enjeux et Bruxelles tend à s'effacer derrière les organismes internationaux (ONU, OSCE, Groupe des Amis du Secrétaire général des Nations unies pour la Géorgie, etc.). C'est avec la dynamique de l'élargissement que l'UE s'implique plus spécifiquement en Géorgie et dans le Caucase du Sud. Ces pays sont bien vite inclus dans la « politique européenne de voisinage » et un poste de Représentant spécial de l'UE pour le Caucase du Sud est créé (juin-juillet 2003). Dans la même période, la « stratégie européenne de sécurité » est venue confirmer l'intérêt porté à la région (12 juin 2003). Pour autant, il ne s'agit pas de travailler à un prochain élargissement de l'UE au Caucase du Sud ; la candidature turque soulève suffisamment de problèmes. L'enjeu est d'intégrer la Géorgie dans le « système européen » d'échanges, de coopération et de libre circulation. Beaucoup reste à faire en ces domaines.
La volonté géorgienne d'entrer dans l'OTAN doit par contre être envisagée avec faveur. Dans leur déclaration d'Istanbul, en date du 28 juin 2004, les Alliés ont souligné « l'importance de la région de la mer Noire pour la sécurité euro-atlantique » et la nécessité de « renforcer la stabilité de cet espace ». Ainsi la Géorgie est-elle signataire d'un IPAP (Individual Partnership Action Plan), en vue de renforcer la coopération dans le cadre du Partenariat pour la Paix. Le programme de réforme engagé par la Géorgie, avec l'appui de conseillers baltes, englobe les domaines civils (consolidation de la démocratie et de l'économie de marché) et militaires (transparence du budget et de la planification de défense ; interopérabilité). La Géorgie et l'OTAN ont aussi signé un accord de transit vers l'Afghanistan (2 mars 2006) et un « dialogue intensifié » (21 septembre 2006) a été institué. Lors du prochain sommet atlantique, à Bucarest (2-4 avril 2008), la signature d'un MAP (Member Action Plan) sera à l'ordre du jour. Il s'agit là de la dernière étape avant l'adhésion pure et simple à l'OTAN.
La Russie s'oppose à une telle perspective et argue des « conflits gelés » qu'elle entretient soigneusement par ailleurs, de manière à repousser les échéances. Pourtant, nul ne peut se prévaloir de sa forfaiture et l'on ne saurait reconnaître à Moscou, fût-ce implicitement, un droit de veto sur les choix politiques et militaires de ses voisins. L'intérêt des Européens est de promouvoir un arc de stabilité et de bonne gouvernance à ses frontières et confins. Repousser la Géorgie au prétexte de ne pas indisposer Moscou ne ferait que détériorer les positions européennes dans une région-clef, au contact de l'aire russo-sibérienne, de l'Asie centrale et du Moyen-Orient. Ce serait là une grave erreur d'analyse, lourde de conséquences géostratégiques.
Ultima Europa : Georgia and the West
On January 20th 2008, Mikhaïl Saakachvili, the head of state returned for a new mandate, entered the commitment in front of the nation and God to protect the Georgian Constitution. Fifteen days before, he secured 53 per cent of the votes (January 5th 2008). Next spring, the parliamentary elections will be a new test for the political forces who are striving to implement the principles of representative regimes and market economies in the South Caucasus. In Western Europe, this meritorious enterprise is not always taken seriously. Georgia is too often confused with this complicated East that one likes to approach with simply ideas. As Central and Eastern Europe's countries, Georgia would be affected with hyperatlanticism, an affection of the mind defined like the infantile disease of post-communism. This disease once diagnosed, the cure would be the following one: stop trying to escape from the influence of Russia. However, Georgia is an outpost of the West on the threshold of Middle Asia. The Westerners' security stakes and their hereafter are also into this geopolitical area.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).