par Jean-Sylvestre Mongrenier, le vendredi 18 juillet 2008

A Paris, le 13 juillet 2008, les représentants de quarante-trois pays se sont réunis pour constituer l'Union pour la Méditerranée (UPM). Emise par Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle française (Toulon, le 7 février 2007), l'idée d'Union Méditerranéenne avait été lancée sur le plan international à Tanger, le 23 octobre 2007. C'est au terme d'une difficile négociation, à l'intérieur de l'Union européenne et avec les Pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée (PSEM), que ce projet prend forme. Au final, de quoi s'agit-il ? Des lecteurs de Benoist-Méchin veulent y voir la perpétuation du rêve d'Alexandre le Grand – la fusion de l'Orient et de l'Occident - et le pivot d'une alliance entre l'Europe et l'Afrique. A rebours de cette fantasmatique, les adeptes du panmixisme dénoncent le caractère néo-colonial et ethnocentrique de l'UPM. L'Union européenne a pourtant renoncé à la libéralisation politique et économique des PSEM ; les autocrates du Maghreb et du Machrek pourront consolider leurs régimes-bunkers tout en bénéficiant des fonds européens. Initialement perçue comme une alternative à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, l'UPM n'apporte sur ce plan aucune réponse ; le texte final confirme même le statut de « candidat » de ce pays. L'orientation géopolitique de la Turquie, son rapport à l'Occident et la nature de ses liens avec l'Europe demeurent pourtant incertains.


Depuis la dislocation du vaste empire méditerranéen conquis par les Ottomans, le territoire de la Turquie correspond à ce que les Grecs du temps d'Hérodote nommaient l'Asie mineure . Située entre mer Noire et Méditerranée orientale, cette massive péninsule s'étale sur 775 000 km², pour environ 75 millions d'habitants. Venus au Moyen Âge d'Asie centrale pour louer au plus offrant leurs talents guerriers, les Turcs ont été suffisamment puissants pour diffuser et imposer leur langue aux autochtones ; le fond de la population a ensuite absorbé des éléments issus des Balkans et du Caucase (Tcherkesses et Abkhazes, principalement). Les régions sud-orientales du territoire sont majoritairement peuplées de Kurdes (quelque 15 millions au total), population de langue indo-européenne, mais nombre d'entre eux ont émigré vers les villes et les foyers économiques de la partie occidentale. Cet exode rural est venu compliquer ce que les autorités turques qualifient de « question de l'Est », les Kurdes n'ayant pu obtenir l'Etat prévu par le Traité de Sèvres (10 août 1920). A l'ouest, la Turquie et la Grèce sont engagées dans de multiples litiges (délimitation de l'espace maritime et aérien dans l'aire égéenne), litiges auxquels s'ajoutent la confrontation des mémoires et l'occupation du nord de Chypre, pays aujourd'hui membre de l'Union européenne.

Sur le plan religieux et culturel, la Turquie participe du monde islamique ; les expulsions de Grecs orthodoxes, l'hostilité diffuse à l'encontre des minorités religieuses (chrétienne, juive mais aussi musulmans alévis), les départs et la forte croissance démographique de la population d'ensemble ont renforcé le caractère musulman du pays. La référence obligée au laïcisme autoritaire de Mustafa Kemal (1881-1938) et la dénonciation récurrente de l'Union européenne comme « club chrétien » ne sauraient dissimuler cet état de fait. La Turquie contemporaine est aujourd'hui en proportion plus islamique qu'elle ne l'était lors de la signature du Traité de Lausanne (24 juillet 1923), le dit traité faisant obligation à Ankara de protéger les minorités religieuses ; l'Islam s'affiche ainsi que l'illustrent les luttes de pouvoir autour de la question du voile. Les victoires électorales de l'AKP (Parti de la justice et du développement), néo-islamiste, prolongent la dynamique religieuse dans le champ politique . L'islamisme est d'ailleurs susceptible de faciliter un éventuel règlement de la question kurde et de surmonter les antagonismes ethniques ; les électeurs kurdes sont nombreux à voter pour l'AKP. Notons que la problématique kurde est d'envergure moyen-orientale, l'aire de peuplement kurde, estimée à 25 millions d'individus, étant à cheval sur sept Etats, dont l'Iran (7 millions), l'Irak (5 millions) et la Syrie (1 million) ; la Russie et les Etats du Caucase-Sud comptent aussi des minorités kurdes.

Le caractère massif de l'Asie mineure, l'ouverture sur l'aire mer Noire-Caucase-Caspienne et les multiples connexions, via l'isthme syrien, avec le Moyen-Orient (péninsule Arabique et golfe Arabo-Persique) expliquent le fait que la situation géopolitique turque ne relève que partiellement des problématiques euro-méditerranéennes ; à tout le moins, elle invite à une conception large de l'espace-mouvement méditerranéen, incluant la mer Noire et le Golfe. La fondation de la République (1923) et l'emplacement de la nouvelle capitale à Ankara, sur les haut-plateaux intérieurs, au lieu de l'antique Constantinople, éloignent de l'espace méditerranéen le centre de gravité de l'Etat-nation turc. L'autoritarisme modernisateur de Mustafa Kemal – abolition du califat, passage à l'alphabet latin notamment -, marque aussi une rupture avec le Proche-Orient arabo-méditerranéen ; la révolte arabe de 1916 a été vécue comme une trahison. Mustafa Kemal entend désormais centrer la Turquie sur l'Anatolie - l'héritage des Hittites est un temps revendiqué - et dans l'historiographie du nouvel Etat, les Huns éclipsent le passé ottoman.

Il faut ici se garder de confondre l'autoritarisme modernisateur de Mustafa Kemal avec une quelconque orientation géopolitique pro-occidentale. Certes, la Turquie se met à l'école de l'Occident, comme l'Empire ottoman après la guerre de Crimée d'ailleurs, mais il s'agit avant toute chose de donner forme à un Etat-nation viable et indépendant. Cet exemple d'« hérodianisme » (Arnold Toynbee) marque une réaction spécifique à la puissance technique et économique de l'Occident : le passé islamique est vu comme incompatible avec la désirable et nécessaire modernisation ; il faut donc occidentaliser les lois et les mœurs, les structures politiques et l'ensemble de la société. L'entreprise modernisatrice de Kemal est à l'origine d'une situation intérieure instable : la Turquie est un pays déchiré entre les références d'une élite culturellement occidentalisée et celles des masses qui demeurent de tradition musulmane. Ce type de situation n'a qu'un temps. La modernisation renforce le pouvoir politique et économique du pays, les gains en puissance suscitent un sentiment de confiance et l'auto-affirmation culturelle finit par trouver un débouché politique ; c'est là une des interprétations possibles de la montée en puissance de l'AKP. En dépit de la législation liberticide qui interdit toute critique ouverte, l'unanimisme kémaliste n'existe plus.

Le nationalisme modernisateur de Mustafa Kemal est d'abord entré en conflit avec les puissances occidentales sorties victorieuses de la Grande Guerre. Outre la dislocation de l'Empire ottoman, le Traité de Sèvres prévoit la fondation d'un Etat kurde et d'un Etat arménien, remettant en cause l'unité territoriale de l'Asie mineure. Soutenues par Londres, des unités militaires grecques débarquent à Smyrne pour réaliser la « Grande Idée » (le rassemblement de toutes les terres grecques). C'est pour éviter ce morcellement que Mustapha Kemal rassemble des troupes et réunit un Congrès national à Erzerum (23 juillet 1919). Nommé généralissime et doté de pouvoirs dictatoriaux, il enfonce les lignes grecques, emporte la victoire et obtient un nouveau traité (Traité de Lausanne, 24 juillet 1923) : l'ensemble de l'Asie mineure sera sous souveraineté turque. Au cours de cette « guerre d'indépendance », Mustafa Kemal n'hésite à se tourner vers les bolcheviks. Une délégation turque assiste au Congrès de Bakou (septembre 1920), violent appel à la révolution des peuples d'Orient et point de départ d'un virulent nationalisme anti-occidental. Le 16 mars 1921, la Turquie et la Russie bolchevique se lient par un traité signé à Moscou et les dirigeants bolcheviks livrent des armes et de l'or aux kémalistes ; Lénine et Trotski entendent ainsi empêcher que les Français et les Britanniques ne conservent le contrôle des détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) et ne soutiennent les armées blanches. Un traité d'amitié et de neutralité est ensuite signé (27 décembre 1925).

L'organisation politique et économique de la Turquie kémaliste n'est d'ailleurs pas sans similitudes avec la « Russie-Soviétie » (l'URSS). Un régime de parti unique (le Parti Républicain du Peuple) est mis en place, avec à sa tête Mustafa Kemal Atatürk (le « Père de tous les Turcs »). A Ankara comme à Moscou sévit le culte de la personnalité. En économie, le dirigisme étatique domine, sans disparition de la propriété privée toutefois . Ainsi le kémalisme préfigure-t-il à bien des égards le nassérisme et le nationalisme arabe socialisant de l'après-1945. Sur le plan international, Mustafa Kemal pratique une politique de stricte indépendance, voire même d'isolationnisme, continuée et adaptée par Ismet Inönü, à la mort d'Atatürk (1938). Les tensions des années 1930 et la marche à la guerre contraignent en effet la Turquie à un difficile jeu d'équilibre entre forces opposées. En août 1932, la Turquie entre à la SDN et en février 1934, elle signe un pacte défensif avec la Grèce, la Roumanie et la Yougoslavie (l'Entente balkanique). La guerre d'Ethiopie suscite le rapprochement avec l'Angleterre (Mossoul est rattachée à l'Irak depuis 1926) et avec la France, qui aboutit en 1938 à la signature d'un traité d'amitié et au rattachement du sandjak d'Alexandrette, ôté à la Syrie (sous mandat français) en 1939. Au pacte germano-soviétique du 23 août 1939 répond une alliance défensive entre ces trois pays (19 octobre 1939) mais lorsque la guerre s'étend aux pays de l'Entente balkanique et à la Méditerranée orientale, la Turquie reste militairement inactive ; un traité de non-agression est signé avec l'Allemagne (18 juin 1941). A partir de 1943, Ankara se rapproche à nouveau des Alliés et c'est le 25 février 1945 qu'elle déclare la guerre à l'Allemagne, dans le but de participer à la prochaine conférence des Nations unies (San-Francisco, juin 1945).

Au sortir de la guerre, la proximité immédiate de la menace soviétique et les revendications de Moscou, sur les détroits turcs et certaines parties du territoire, conduisent Ankara à rechercher la protection des puissances occidentales. Le 19 mars 1945, Staline a dénoncé le traité d'amitié et de neutralité signé vingt ans plus tôt et la diplomatie soviétique pose ses exigences : révision de la convention de Montreux (1936), obtention de bases militaires russes et garde conjointe des détroits ; rétrocession de Kars et Ardahan (annexés par la Russie en 1878 et rendus à la Turquie en 1921). Ismet Inönü repousse ces exigences, la brutale domination soviétique à l'est du « rideau de fer » et ses effets font évoluer les positions anglo-américaines, initialement favorables à la révision de la convention de Montreux, et Harry Truman, président des Etats-Unis, envoie un navire de guerre (le Missouri) à Istanbul ; la Guerre froide a aussi des racines proche-orientales.

C'est pour faire pièce à la pression soviétique sur la Grèce et la Turquie que Truman énonce la doctrine de containment (12 mars 1947). Membre fondateur de l'OECE (Organisation européenne de coopération économique), la Turquie bénéficie du plan Marshall. Effective dès 1947, l'alliance Ankara-Washington est formalisée avec l'envoi de troupes turques en Corée et l'entrée dans l'OTAN (1952). Bouclier occidental du « Monde libre » sur le flanc sud de l'URSS, la Turquie renoue avec la fonction géopolitique de l'Empire ottoman à partir de la Guerre de Crimée : faire obstacle à la poussée russe vers les « mers chaudes » (mer Noire et région des détroits) et au Moyen-Orient. Le rapport de la Turquie à la libre Europe relève de cette « grande stratégie » occidentale : la Turquie est membre fondateur du Conseil de l'Europe (1949) et elle est associée à la CEE (1963). La demande d'adhésion à l'Union européenne, dont le principe est accepté lors du Conseil d'Helsinki (décembre 1999), s'inscrit donc dans le prolongement de décennies de containment. Sur la scène intérieure turque, l'alliance occidentale accompagne la relative libéralisation politique du pays. Le multipartisme est introduit en 1945 et l'opposition (le Parti Démocrate) emporte les élections de 1950. Toutefois, des coups d'Etat militaires sont menés en 1960, 1971 et 1980. Dans l'intervalle, l'armée turque exerce sa tutelle sur la vie politique via le Conseil de Sécurité nationale (en turc Milli Güvenlik Kurumu ou MGK).

Succédant à la politique de neutralité des années 1930, l'alliance occidentale de l'après-1945 avait toujours pour raison d'être l'indépendance de la Turquie et la conservation des acquis de la « guerre d'indépendance ». Dans les années 1930, l'éloignement géographique des puissances perturbatrices, l'Italie et l'Allemagne, jusque 1941 du moins, avait permis cette neutralité. En 1945, la Turquie est confrontée à la menace soviétique, géographiquement proche, et il lui faut rechercher l'alliance d'une lointaine puissance : les Etats-Unis. Inévitablement, la fin de la Guerre froide et la dislocation de l'URSS devaient entraîner une redéfinition du lien stratégique avec l'Occident. Est alors explorée la possibilité d'une « co-hégémonie » des Etats-Unis et de la Turquie, au Moyen-Orient et dans l'Eurasie post-soviétique. Dès 1991, la Guerre du Golfe amène la Turquie à jouer le rôle de tête de pont de la coalition américano-onusienne pour chasser les troupes irakiennes du Koweït ; la frontière entre la Turquie et l'Irak est fermée, l'oléoduc Kirkouk-Ceyhan (golfe d'Alexandrette) ne fonctionne plus et l'aviation américaine utilise les bases aériennes turques (Incirlik), ouvertes aux Etats-Unis dans le cadre de l'OTAN et d'accords bilatéraux. Au cours des années 1990, la Turquie renforce sa relation stratégique avec Israël (accords militaires de février 1996) et l'on parle d'un triangle stratégique Washington/Tel-Aviv/Ankara

Pivot géopolitique de la « grande stratégie » eurasiatique des Etats-Unis, la Turquie est appelée à jouer le rôle de plate-forme d'expansion des valeurs occidentales, et des formes d'organisation politique et économique qu'elles inspirent, dans le Caucase et en Asie centrale. L'idée est de consolider le pluriversum géopolitique qui émerge au cœur de l'espace ex-soviétique, d'ouvrir de nouvelles routes vers les ressources énergétiques du bassin de la Caspienne (voir l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, inauguré en 2006, et la construction du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum) et de promouvoir le « modèle turc » dans les satrapies centre-asiatiques, en concurrence avec les influences iraniennes et saoudiennes. A Ankara, divers cercles de pouvoir entendent s'inscrire dans cette grande stratégie, pour poser la Turquie en puissance régionale à même d'exercer son influence au-delà de ses frontières, de l'Adriatique aux confins de la Chine. Le pantouranisme et le panislamisme de feu Enver Pacha , rival malheureux de Mustafa Kemal, sont à l'ordre du jour et certains analystes anticipent la constitution d'une large communauté turcophone au sein de laquelle Ankara jouerait le rôle de chef de file et d'intermédiaire avec l'Occident. En dépit de quelques réalisations notables, à l'instar de la chaîne satellitaire turcophone « Avrasia » (Eurasie), et de l'expansion des flux commerciaux, ce pantouranisme bute rapidement sur le manque de moyens ; s'y ajoutent le retour de puissance de la Russie et le maintien des réseaux de pouvoir entre le Kremlin et les apparatchiks d'Asie centrale.

Il n'en reste pas moins que l'ouverture de l'espace ex-soviétique et la volonté américaine de garantir le libre-accès aux ressources de la Caspienne ont permis à Ankara de jouer de ses atouts pour développer un corridor énergétique est-ouest. La Turquie jouxte des zones géographiques - bassin de la Caspienne et Moyen-Orient -, qui forment une vaste « ellipse stratégique » représentant quelque 70% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel. Les réseaux de tubes qui traversent son territoire (BTC et BTE) et le projet de gazoduc « Nabucco », soutenu par l'UE mais concurrencé par le projet « Southstream » de Gazprom, ouvrent une alternative aux oléoducs et gazoduc russes, seules voies d'exportation du pétrole et du gaz caspiens jusqu'à ces dernières années. Le « pont énergétique » turc est vital tant pour la sécurité et diversification de l'approvisionnement énergétique européen que pour le bon fonctionnement du marché mondial des hydrocarbures. Simultanément, Ankara a développé ses relations énergétiques avec la Russie qui assure les deux-tiers de sa consommation de gaz naturel ; reliant Dzhugba (Russie) à Samsun (Turquie), le gazoduc « Blue Stream » matérialise les solidarités d'intérêts entre Ankara et Moscou. La Russie a par ailleurs accepté de faire transiter une partie de son pétrole par le territoire turc, de Samsun à Ceyhan, ce terminal étant promu au rôle de « Rotterdam de la patrie ».

Avant-poste des intérêts occidentaux situé au carrefour de l'Europe, de la Russie et de l'Asie centrale, la Turquie doit combiner des intérêts croisés complexes et mener une politique d'équilibrage entres ses divers partenariats et alliances, sous peine de grand écart stratégique. Dans l'histoire ottomane, la construction du « Bagdad-Bahn » (1902-1912), l'alliance entre Berlin et la Sublime porte, puis l'entrée en guerre aux côtés des Centraux, rappellent les périls inhérents à la fonction de pont entre l'Orient et l'Occident. De fait, la Guerre du Golfe a eu des retombées négatives sur la Turquie et celle-ci se montre rétive à la politique moyen-orientale des Etats-Unis. Le 1er mars 2003, le parlement turc a refusé aux forces américaines l'autorisation d'utiliser le territoire national et ses bases militaires pour intervenir en Irak, avec de lourdes conséquences dans les affaires kurdes. L'organisation d'un Kurdistan autonome dans le nord de l'Irak, avec de possibles effets de contagion dans les régions orientales turques, et l'utilisation de ce « sanctuaire » par les Kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) pour mener des opérations contre les intérêts turcs, ont mis à mal l'alliance entre Ankara et Washington. S'y est ajouté le vote au Congrès américain d'un texte reconnaissant le génocide arménien (10 octobre 2007). L'appui diplomatique apporté par les Etats-Unis à l'offensive turque dans les montagnes enneigées du nord de l'Irak (février 2008) et la coopération en matière de renseignement ont donné une nouvelle impulsion aux relations bilatérales mais l'étroite alliance de la Guerre froide ne va plus de soi.

La prise de distance du gouvernement Erdogan (AKP) à l'égard de la politique américaine s'accompagne d'une volonté affichée de renforcer les liens avec les voisins septentrionaux et orientaux de la Turquie ; la doctrine de « profondeur stratégique » d'Ahmet Davutoglu, conseiller en politique étrangère du premier ministre, s'efforce de donner une cohérence d'ensemble à ce rééquilibrage. Les chefs de l'AKP sont naturellement portés à accorder un plus grand intérêt au monde islamique et l'existence de synergies économiques entre Ankara et Téhéran (commerce bilatéral et approvisionnement en gaz iranien) ne jouent pas dans le sens de la politique occidentale à l'encontre des ambitions iraniennes, encore que la Turquie redoute l'acquisition par Téhéran de capacités nucléaires et balistiques. La Turquie et l'Iran sont tous deux hostiles aux revendications kurdes et c'est là un point de rapprochement avec Damas qui dans le passé a soutenu le PKK. La Syrie a désormais mis en sourdine ses revendications sur le sandjak d'Alexandrette, la polémique sur la construction de grands barrages dans le haut-bassin de l'Euphrate s'apaise , et c'est par l'intermédiaire de la Turquie que Damas peut mener des négociations indirectes avec Israël. Malgré l'accès au pouvoir des néo-islamistes, le poids des militaires et la retenue d'Erdogan ont en effet permis de préserver le lien stratégique entre Ankara et Tel-Aviv, fort utile à la diplomatie multivectorielle turque.

Les solidarités énergétiques entre la Turquie et son grand voisin septentrional ont été précédemment évoquées. Plus généralement, les rivalités séculaires et les oppositions de l'après-Guerre froide –divergences dans les Balkans (Bosnie-Herzégovine et Kosovo), tensions liées à la Tchétchénie, oppositions d'intérêts dans le Caucase-Sud et en Asie centrale – se sont estompées, le ressentiment partagé à l'encontre des Occidentaux facilitant la chose. La Turquie comme la Russie sont réservées à l'égard de la politique américaine au Moyen-Orient et soucieuses de préserver leurs relations avec l'Irak en 2003 et avec l'Iran aujourd'hui. Bien qu'officiellement en faveur de la politique américaine de promotion de la démocratie, la Turquie redoute ses effets au Kurdistan comme dans l'ensemble de ses zones d'intérêts, d'où des convergences avec la Russie. Ankara tend d'ailleurs à voir en la Géorgie et l'Ukraine des concurrents dans le processus d'adhésion à l'Union européenne, ce sont là des pays de tradition chrétienne, et le séparatisme abkhaze bénéficie en Turquie d'une faveur certaine (les Abkhazes sont perçus comme une minorité musulmane victime de Géorgiens chrétiens). Russes et Turcs s'entendent objectivement sur le maintien du statu quo, dans le Caucase-Sud et au-delà, et ils privilégient le développement des relations économiques.

La réorientation de la diplomatie turque dépasse les conflits politiques internes entre islamistes et kémalistes ; l'aile la plus radicale de l'Establishment militaire et judiciaire, qui travaille à l'interdiction constitutionnelle de l'AKP , envisage volontiers un renversement d'alliance en faveur de la Russie et ce au détriment de l'Occident. Pour autant et bien que l'Histoire s'écoule par ruptures successives, on imagine difficilement la Turquie sacrifier sur l'autel de l'eurasisme des décennies d'alliance et de coopération militaire étroite avec les Etats-Unis et l'OTAN. Prudence, toutefois. Quoiqu'il en soit, la redéfinition en cours de la diplomatie turque permet d'esquisser les contours des zones d'intérêts de cette puissance régionale émergente. La diplomatie post-kémaliste s'inscrit préférentiellement dans un espace sud-eurasiatique - de la Méditerranée orientale au bassin de la Caspienne et de la mer Noire au golfe Arabo-Persique -, centré sur l'Anatolie, référence essentielle des représentations géopolitiques turques. Ces zones débordent la capacité d'influence d'une Union européenne qui éprouve bien difficultés à faire corps. Transformer ce lâche Commonwealth paneuropéen en une vague entité eurasiatique, au-delà de toute mesure et au mépris de la sagesse des nations, serait une dangereuse fuite en avant. L'Histoire n'est pas fatalement un élan vers le pire.


Abstract

On July 13th 2008, forty-three heads of state and government gathered together in Paris for shaping the Union for the Mediterranean (UFM). The Mediterranean Union project was expressed by Nicolas Sarkozy during the French presidential campaign (Toulon, February 7th 2007), and it was launched at the international level in Tangier, on October 23rd 2007. That's after a hard negotiation, within the European Union and with the South and East Mediterranean Countries (SEMC), that the project is now taking shape. In the end, what is that UFM? Some Benoist-Mechin readers want to see in it the perpetuation of the Alexander's great dream - the fusion of East and West - and the pivot of an alliance between Europe and Africa. Contrary to this phantasmagoria, the followers of “panmixisme” denounce the neo-colonial and ethnocentric UFM project. However, the European Union has refrained from political and economic liberalization in the SEMC; the autocrats of Maghreb and Machreq countries will be able to consolidate their “bunkers-regimes” while benefiting from EU funds. Initially seen as an alternative to the entry of Turkey into the European Union, UPM does not come up to this expectation. The final text even confirms the Turkey status of "candidate". And yet, the geopolitical orientation of Turkey, its relationship to the West and the nature of its ties with Europe remain uncertain.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) http://www.ipse-eu.org et du Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire (CEREM).

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