par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mardi 29 juillet 2008

Le 22 juillet 2008, la Russie et la Géorgie ont simultanément entamé des manœuvres militaires à proximité de leurs frontières communes (« Kavkhaz 2008 » pour la Russie ; « Immediate Response-2008 » pour la Géorgie, dans le cadre du Partenariat pour la Paix de l'OTAN). Voici plusieurs mois que le soutien apporté par Moscou aux régimes séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud suscite des incidents répétés et gravissimes ; le contexte régional vide de contenu la commode expression de « conflits gelés » et il est à craindre que l'escalade militaire n'échappe aux apprentis sorciers. La coopération renforcée entre la Géorgie et l'OTAN n'est pas seule en cause. Située dans une zone d'expansion historique de la Russie, l'ancienne nation géorgienne est considérée par Moscou comme relevant de l'« étranger proche » et l'annexion rampante des entités séparatistes s'inscrit dans le projet plus large de reconstitution d'une sphère d'influence dans l'espace ex-soviétique. Pour les pays membres de l'Union européenne et de l'OTAN, la Géorgie est tout à la fois une « démocratie émergente » et un pivot géopolitique ; la pleine souveraineté de ce pays clef conditionne le libre accès aux ressources de la Caspienne et la consolidation du pluriversum centre-asiatique.


Les faits tout d'abord. Depuis la restauration de l'indépendance géorgienne, proclamée suite au référendum d'avril 1991, et le désastreux épisode Gamsakhourdia, élu président le mois suivant, les dirigeants russes utilisent le levier ethnique, en soutenant les séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, pour maintenir sous leur contrôle la Géorgie et consolider leurs positions dans le Caucase-Sud. Le territoire abkhaze (8600 km²) compte alors 530 000 habitants, dont à peine 15% d'Abkhazes (contre 46% de Géorgiens). Les Abkhazes sont des Circassiens, de tradition musulmane pour le plus grand nombre, installés entre les montagnes et la mer Noire. En 1993, le conflit entre Tbilissi et les Abkhazes débouche sur des opérations de nettoyage ethnique, reconnues comme telles par l'Assemblée générale de l'ONU : plus de 250 000 personnes (Géorgiens mais aussi Arméniens, Juifs, Baltes et autres nationalités) sont chassées, moyennant quoi les Abkhazes représentent aujourd'hui le tiers de la population présente sur place (une population vieillissante avec de nombreux départs de jeunes gens vers la Russie). Des militaires russes et la Confédération des peuples montagnards du Caucase appuient les Abkhazes (envoi d'armes et de volontaires). La Russie déploie ensuite une force de « maintien de la paix », sous mandat de la CEI (Communauté des Etats indépendants), pour faire respecter le cessez-le-feu (Accord de Moscou, 14 mai 1994). Les chefs abkhazes revendiquent l'indépendance ou, à tout le moins, l'entrée dans une « confédération russe ».

Au séparatisme des Abkhazes s'ajoute celui des Ossètes du Sud dont les dirigeants exigent leur réunion avec les Ossètes du Nord, membres de la Fédération de Russie. Dans cette région autonome (3900 km²), les Ossètes représentent les deux-tiers des 99 400 habitants (chiffre de 1994). Il s'agit là d'un peuple de souche iranienne, de langue indo-européenne donc, lointain héritier des Scythes, des Sarmates et des Alains de l'Antiquité (désignés dans l'Ancien Testament sous l'appellation de « Gog et Magog »). En septembre 1990, l'Ossétie du Sud a proclamé son indépendance ; deux mois plus tard, les députés géorgiens répliquent en supprimant cette région autonome. Des combats s'ensuivent et le déploiement de troupes russes qui suit met temporairement fin au conflit. Depuis, cette situation demeure et, tout comme leurs homologues abkhazes, les dirigeants ossètes ont érigé leur région autonome en « Etat de facto ».

C'est aujourd'hui près du tiers du territoire géorgien qui échappe à la souveraineté de Tbilissi. Dans ces deux conflits, abusivement qualifiés de « gelés », la Russie est juge et partie. Les dirigeants russes parrainent les chefs locaux, les troupes russes soutiennent les unités abkhazes et ossètes, le rouble a évincé le lari géorgien et Moscou a distribué des passeports aux neuf-dixièmes des populations dans chacune de ces entités. Les capitaux de milieux proches du maire de Moscou, Iouri Loujkov, de son épouse, l'une des plus grosses fortunes russes, affluent dans les centres et infrastructures touristiques du littoral abkhaze. En Ossétie du Sud, Gazprom construit un gazoduc, reliant la Russie à cette portion du territoire géorgien, sans accord préalable avec les autorités géorgiennes; il en est de même en Abkhazie, où Gazprom négocie l'exploitation d'hydrocarbures « off shore ». Dans chacune de ces entités, les trafics prospèrent. Ces derniers mois, les autorités russes ont argué de l'indépendance kosovare pour renforcer les relations économiques avec les séparatismes abkhaze et sud-ossète. Signé par Vladimir Poutine, le décret présidentiel du 16 avril 2008 instaure des relations directes entre Moscou d'une part Soukhoumi (Abkhazie) et Tskhinvali (Ossétie du Sud) de l'autre.

Cette annexion rampante a transformé les limites internes à la Géorgie en frontières militaires, au sens étymologique et historique du terme (« faire front »). De part et d'autre des lignes de front, les incidents se multiplient. Outre la question du Kosovo, la Russie met en avant la volonté géorgienne d'incorporer l'OTAN pour justifier sa politique mais l'instrumentalisation des séparatismes est antérieure aux événements des derniers mois. Dès le début des années 1990, l'intervention de Moscou dans les conflits internes à la Géorgie est le moyen d'entériner la présence de troupes russes sur son territoire et de contraindre Tbilissi à entrer dans la CEI. En dépit de l'accord signé en 1999 à Istanbul, dans le cadre de l'OSCE, Moscou repousse durant de longues années le retrait de ses forces armées : si les bases d'Alkhalkali et de Batoum ont été évacuées entre 2005 et 2007, celle de Goudaouta, en Abkhazie, est toujours ouverte. La guerre de Tchétchénie est aussi source de tensions et Vladimir Poutine a invoqué un droit de poursuite à l'encontre des combattants réfugiés dans la vallée de Pankissi, sur le territoire géorgien (message au Secrétaire général des Nations unies, 12 septembre 2002).

La « révolution des roses » de novembre 2003, l'élection de Mikhaïl Saakachvili en janvier 2004 (réélu en janvier 2008) et l'accès au pouvoir d'une équipe pro-occidentale, sur fond de perspectives pétrolières et gazières (inauguration de l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et projet de gazoduc Nabucco), se sont traduits par une détérioration accrue des relations russo-géorgiennes. Le passage en revue des événements des douze derniers mois est significatif : tir de missile sur des installations radars, près de Tbilissi en août 2007, suivi de batailles d'experts et de prudents rapports internationaux; expulsions croisées de diplomates convaincus d'espionnage et de soldats russes capturés sur le territoire géorgien ; embargo russe sur les exportations géorgiennes ; attaque d'un drone géorgien au-dessus de l'Abkhazie par un avion russe (20 avril 2008) ; série d'explosions en Abkhazie et échange de tirs de part et d'autre de la frontière entre la Géorgie et l'Ossétie du Sud (début juillet 2008) ; nouvelle violation de l'espace aérien géorgien , le 10 juillet 2008. Depuis le mois de mai, des troupes russes sont venues renforcer les effectifs déployés en Abkhazie (3000 hommes au total), au prétexte de restaurer les routes et les chemins de fer. Soldats du génie ou forces spéciales ? A Tbilissi, on craint la préparation d'une offensive destinée à consolider les positions russes en Abkhazie, quelques années avant les Jeux Olympiques de Sotchi (2014).

L'analyse géopolitique requiert la saisie intellectuelle des espaces, selon différents ordres de grandeur, et la mise en perspective historique de l'actualité. Ainsi les difficiles relations russo-géorgiennes ont-elles pour toile de fond la longue domination russe, puis soviétique, dans l'ensemble du Caucase. Au préalable, il faut donc prendre la mesure de cette aire géographique . Dans une première acception, le géonyme « Caucase » désigne la chaîne de montagnes qui sur 1250 km s'étend depuis la presqu'île de Taman (entre la mer d'Azov et la mer noire) jusqu'à la presqu'île d'Apchéron (mer Noire). Egalement dénommée « Grand Caucase », cette barrière massive entre l'Europe et l'Asie de l'Ouest (le Moyen-Orient) culmine avec le mont Elbrouz à 5642 mètres. Dans une acception plus large, « Caucase » désigne l'ensemble de l'isthme qui relie la mer Noire à la mer Caspienne. Le versant nord du Caucase, domine les plaines russes qui appartiennent au monde des steppes ; son versant sud surplombe une dépression en bordure de mer Noire (la Géorgie occidentale) et une dépression en bordure de la mer Caspienne (l'Est de l'Azerbaïdjan). Vue depuis la Russie, l'aire caucasienne se compose de la Ciscaucasie (en-deçà du Grand Caucase) et Transcaucasie (au-delà).

Le Caucase est tout à la fois un antique couloir d'invasions et un conservatoire ethno-linguistique. Schématiquement, cette aire comprend trois groupes linguistiques regroupant environ un tiers des populations : les langues caucasiques, les langues indo-européennes et les langues turques. Les langues caucasiques sont les plus anciennement parlées dans cet espace et l'on suppose que leur aire d'extension a été autrefois beaucoup plus vaste et ce jusqu'à l'arrivée de peuples indo-européens, dans la première moitié du millénaire qui précède la naissance du Christ. Iraniens et Arméniens ont alors repoussé les peuples caucasiques plus au nord alors que d'autres bandes iraniennes (à l'origine des actuels Ossètes) contournaient par l'est et le nord la Caspienne pour s'installer en-deçà du Grand Caucase. Bien plus tardivement, les populations de langue turque sont arrivées d'Asie centrale, par les steppes septentrionales et par le sud de la Caspienne, à partir du XIe siècle de notre ère. Au plan religieux, le Grand Caucase ne constitue pas une ligne de partage claire entre le monde chrétien et le monde musulman. Sur le versant nord de ce massif montagneux, territoire de l'actuelle Fédération de Russie, de nombreux peuples (Adyguéens, Karatchaïs, Tcherkesses, Kabardes, Balkars, Tchétchènes, Darguines et autres peuples du Daghestan) sont de tradition musulmane ; dans le sud du Caucase, la Géorgie (Sakartvelo) et l'Arménie (Hayastan) sont deux anciennes nations chrétiennes, historiquement tournées vers l'Occident. Les Azéris ainsi que diverses minorités présentes sur les territoires géorgien et arménien sont eux de tradition musulmane (chiite dans le cas des Azéris).

De langue caucasique, les Géorgiens forment un peuple autochtone dont on ne sait pas grand-chose jusqu'à ce que les Achéménides ne dominent la région. C'est avec les conquêtes d'Alexandre le Grand et la dislocation de l'Empire perse que s'organisent un royaume de Colchide et un royaume d'Ibérie, dans l'Ouest et l'Est de l'actuelle Géorgie, ouverts aux influences hellénistiques puis incorporés selon différentes modalités dans l'Empire romain ; la Géorgie est ensuite un territoire-tampon entre Romains d'Orient (Byzantins) et Sassanides (Perses). Les invasions arabo-musulmanes du VIIe siècle bousculent les équilibres de pouvoir : la Géorgie orientale paie tribut aux Arabes (654) et Tiflis devient ensuite un émirat musulman (IXe siècle). Aux alentours de l'an mille pourtant, la dynastie nationale des Bagratides parviennent à unifier la plus grande partie de la Géorgie et ils constituent un solide royaume (voir notamment l'action de David IV, dit le Bâtisseur, 1089-1125). Sous la direction de la reine Thamar (1184-1213), le royaume de Géorgie étend son influence et fait figure de puissance régionale, de Trébizonde jusqu'à la mer Caspienne.

Au XIIIe siècle, le choc mongol (raid de 1221) met fin à cet âge d'or et la renaissance géorgienne du siècle suivant (Georges V le Brillant, 1314-1346) est interrompue par les hordes de Tamerlan (raid de 1386). Dévasté, le royaume de Géorgie vole en éclats. La Géorgie est ensuite soumise à la double pression des empires turc et perse: les Ottomans dominent la partie occidentale du territoire et les Séfévides, sa partie orientale (Traité d'Amasya, 1555). Offensives et contre-offensives succèdent les unes aux autres et c'est dans le prolongement d'une nouvelle guerre turco-perse, en 1723, qu'un membre de la dynastie des Bagratides est porté, avec l'appui des Séfévides, à la tête de la Géorgie orientale. Son fils, Irakli II (1762-1798), se tourne vers la Russie pour solliciter sa protection. Un traité est signé en 1783 et des troupes russes prennent position en Géorgie, sans que ce dispositif n'empêche les Perses de ravager Tiflis en 1795. Le 16 février 1801, le Tsar Paul Ier décide d'annexer la Géorgie : la monarchie est abolie, l'Eglise est placée sous l'autorité du Synode russe et l'ensemble du pays est progressivement conquis dans les trois décennies qui suivent (le port de Batoum, en Adjarie, n'est cédé par les Ottomans qu'en 1878). De brutale et autoritaire, la domination russe se fait alors plus libérale ; dans un contexte de croissance économique, la Russie s'ouvre aux Géorgiens (les étudiants géorgiens peuvent intégrer les universités russes). A la fin du XIXe siècle, la politique de russification autoritaire met fin à cette courte parenthèse historique et le nationalisme géorgien prend son essor.

La domination russe sur la Géorgie doit être replacée dans le mouvement plus large d'expansion de la Russie dans le Caucase. L'entreprise est amorcée sous Catherine II (1762-1796), impératrice de toutes les Russies, parallèlement à la conquête de la Crimée et du sud de l'Ukraine. Dans un premier temps, une ligne fortifiée cosaque (la ligne des Stanitsas) est implantée sur le piémont ciscaucasien, le long des fleuves Kouban et Terek, et la ville de Vladikavkhaz (« Maîtresse du Caucase », actuelle Ossétie du Nord, en Russie) est fondée (1784). La poussée russe s'exerce à l'est, le long de la Caspienne, et plus encore au centre, en direction du col de la Croix (2384 mètres), avec la construction de la « Route militaire de Géorgie ». Cette voie stratégique remonte le Terek, au sud de Vladikavkhaz, traverse le défilé de Darial (Dar-i-Alan : la « Porte des Alains »), débouche en Géorgie et monte jusqu'au col de la Croix. En 1801, l'annexion de la Géorgie marque le début de la seconde phase de la conquête et l'ensemble de la Transcaucasie, Arménie du nord et Azerbaïdjan inclus, qui passe sous contrôle russe dans les trente années qui suivent. Dans un troisième temps, les peuples montagnards de Circassie, à l'ouest, de Tchétchénie et du Daghestan, à l'est, sont soumis au cours des années 1850-1860 ; les « guerres murides » prennent fin avec la reddition de l'imam Chamyl, le 25 août 1859.

Depuis Tiflis, la Transcaucasie est administrée comme un seul ensemble. L'extraction du pétrole de Bakou et son exportation par le port géorgien de Batoum ouvrent la région aux influences extérieures. De nombreux ouvriers russes s'installent à Bakou ainsi que des ingénieurs et des techniciens occidentaux ; l'ensemble de la Transcaucasie est sous l'influence des courants d'idées venus d'Occident, socialisme et révolutionnarisme inclus. Avant 1914, Tiflis est une ville cosmopolite, administrée par un maire arménien, et la social-démocratie est fortement représentées en Géorgie : en 1903, les membres locaux du POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie) ont massivement opté pour le menchevisme. La Grande Guerre et l'effondrement de l'Empire russe ouvrent la possibilité d'accéder à l'indépendance. Après mars 1917, un « Comité spécial pour la Transcaucasie » est mis en place à Tiflis. Au mois de novembre, ce comité refuse le coup de force bolchevik ; un armistice est signé avec les Ottomans (décembre 1917) et une Assemblée constituante de Transcaucasie, le Seim, est réunie (février 1918).

Très vite, les membres arméniens et géorgiens de l'Assemblée constituante s'opposent sur la question de la guerre, les premiers voulant combattre les Ottomans quand les seconds souhaitent signer la paix. A Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, les bolcheviks russes abandonnent aux Ottomans les territoires conquis par le Tsar en 1878 : Batoum, Ardahan et Kars. A Tiflis, le Seim proclame l'indépendance de la Transcaucasie et Batoum accueille une conférence de la paix entre Ottomans et Caucasiens du Sud. Le 26 mai 1918, les Géorgiens se retirent du Seim – ils sont très vite suivis par les Arméniens et les Azéris-, proclament leur indépendance et se placent sous la protection de l'Allemagne impériale, qui occupe le sud de la Russie. Après l'armistice du 11 novembre et l'évacuation des troupes allemandes, les Britanniques prennent le relais et s'efforcent d'arbitrer les différends territoriaux entre Géorgiens et Arméniens. Le gouvernement menchevik de Tbilissi fait adopter une constitution, lance une réforme agraire, relève l'économie et oriente la Géorgie vers l'Europe.

Toutefois, les troupes britanniques se retirent en septembre 1920, alors que les troupes bolcheviques sont à Bakou. Ce n'est qu'en janvier 1921 que les Alliés reconnaissent l'indépendance de la Géorgie mais il est trop tard. En février, les bolcheviks entrent à Tbilissi et l'ensemble de la Transcaucasie est sous contrôle. Le pays est soviétisé, les révoltes sporadiques sont écrasées et la Géorgie subit la terreur. Instituée en 1922, la république socialiste fédérative de Transcaucasie est supprimée en 1936, les républiques soviétiques de Géorgie, d'Arménie et d'Azerbaïdjan devenant officiellement membres de l'URSS. A l'intérieur de la Géorgie, comme chez ses voisines, différentes entités sont reconnues : les Abkhazes se voient attribuer une république autonome et les Ossètes du Sud, une région autonome, ainsi que les Adjars (d'ethnie géorgienne mais de religion musulmane). Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les armées allemandes entrent en Ukraine, puis en Crimée, et progressent en Ciscaucasie. La Géorgie n'est pas incluse dans la sphère de domination allemande mais les Meskhets, Géorgiens du Sud de religion musulmane, font partie des « peuples punis » ; ils sont déportés en novembre 1944. Dans l'après-Staline, la Géorgie demeure problématique, du point de vue de Moscou, et l' « affairisme soviétique » (les mafias ne sont pas apparues par génération spontanée, en 1991) se révèle être une méthode de gouvernement plus économe que les interventions militaro-policières.

Appréhendée dans la durée, la géohistoire de la Russie montre donc la volonté d'expansion territoriale dans le Caucase. Après 1991, il ne s'agit plus de conquérir mais de maintenir et consolider, voire de restaurer ses positions dans ce que les dirigeants russes considèrent être leur « étranger proche » : la volonté de domination est plus conservatrice qu'expansive. En Europe, nombre d'experts et de décideurs se sont longtemps complus dans une idéologie de l'équidistance, laissant le soin aux Etats-Unis d'ouvrir la voie vers le bassin de la Caspienne et l'Asie centrale, tout en privilégiant le « dialogue » avec Moscou ; sur le terrain, cette posture fait la part belle à la Russie. Aujourd'hui, la dépendance croissante en gaz russe, l'intérêt accru pour la mer Noire, les menaces répétées de dirigeants russes à l'encontre de divers pays membres de l'Union européenne et de l'OTAN, conjuguent leurs effets à ceux de la situation géopolitique géorgienne pour imposer une perception plus juste de la politique russe, axée sur la restauration d'une forme d'union eurasiatique post-soviétique, avec ses confins, ses marches et son « limes ».

Cette prise de conscience européenne se traduit par l'intérêt accordé à la question géorgienne et au plan de paix proposé par Tbilissi à l'Abkhazie : implication de l'Union européenne et de l'OSCE dans le processus de négociation et modification du format des forces de sécurité sur le terrain ; garantie des droits politiques et culturels des Abkhazes à l'intérieur de la Géorgie, avec le possible octroi d'une vice-présidence abkhaze ; retour progressif des réfugiés dans leurs foyers ; création d'une zone économique libre (districts d'Ochamchire et Gali) et organisation d'une conférence des donateurs. Dans un entretien journalistique, Vladimir Poutine a jugé ce plan de paix « juste » alors même que la Russie renforçait sa présence militaire en Abkhazie . Le 5 juin, le Parlement européen a remis en cause la « neutralité » et l' « impartialité » des forces russes, dites de maintien de la paix, pendant que Javier Solana, le chef de la diplomatie européenne, se rendait en Géorgie pour matérialiser l'engagement de l'Union (5-6 juin 2008).

Coordinatrice du Groupe des Amis du secrétaire général de l'ONU , l'Allemagne a aussi pris une initiative diplomatique, en coopération avec les autres Etats membres, pour régler le conflit. Son ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, s'est rendu à Tbilissi, Soukhoumi et Moscou, les 17 et 18 juillet, de manière à rapprocher les positions des différentes parties. La partie abkhaze a rejeté le plan allemand, qualifié d' « irréaliste » par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov.

Lors du sommet atlantique de Bucarest, du 2 au 4 avril dernier, la décision de surseoir à la signature d'un Plan d'action pour l'adhésion à l'OTAN avec la Géorgie et l'Ukraine était justifiée, selon les gouvernements allemand et français notamment, par la volonté d'accorder du temps à Dmitri Medvedev, au seuil du Kremlin, et de préserver les chances d'une solution diplomatique en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Il est malheureusement à craindre que la Russie ait interprété ce report comme un acte de faiblesse et une incitation à « pousser les feux ». Sauf à entériner une nouvelle forme de doctrine Brejnev (la doctrine Poutine ?) et un droit de veto de la Russie sur les orientations diplomatiques de ses voisins, on ne pourra reporter indéfiniment et sans danger les décisions qui doivent être prises. La Russie considère la Géorgie et le Caucase-Sud comme une marche méridionale ? Vue d'Europe, cette aire est un « limes », non point au sens de bastion avancé, mais de zone de transition et d'échanges avec son hinterland eurasiatique. Relevant du « voisinage commun » à la Russie et l'Europe, elle requiert l'investissement diplomatique des Etats membres de l'UE et de l'OTAN. Le mépris des réalités territoriales et le « sans-frontiérisme » de l'après-1989 ne sont décidément plus de mise.


Abstract

On July 22nd 2008, Russia and Georgia have simultaneously launched war games, near their common borders ("Kavkhaz 2008" for Russia and « Immediate Response-2008 » for Georgia, within the NATO Partnership for Peace). Here are several months that the support given by Moscow to the separatist regimes of Abkhazia and South Ossetia raises up serious and repeated incidents; the regional context devoid of contents the convenient expression of "frozen conflicts" and one can fear that the military escalation escapes from the sorcerer's apprentice. The enhanced cooperation between Georgia and NATO is not solely in question. Located in a historical expansion area of Russia, the ancient Georgian nation is regarded by Moscow as belonging to the "near abroad"; the creeping Abkhazia and South-Ossetia annexation is part and parcel of the larger reconstruction project of a sphere of influence within the former Soviet space. For the European Union and NATO member countries, Georgia is both an "emerging democracy" and a geopolitical pivot. The full sovereignty of this key country is a condition for free access to the Caspian resources and consolidating the Central Asian pluriversum.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et du Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire (CEREM).


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