par Michel Foucher, Jean-Dominique Giuliani, le dimanche 31 août 2008

Document à paraître le 1er septembre dans la Newsletter de la Fondation Robert Schuman (www.robert-schuman.eu)


Résumé.
La guerre russo-géorgienne dépasse le simple cadre régional du Caucase, déjà remodelé par ce conflit. Le recours à la force par un Etat, la Géorgie, qui se réclame des valeurs et du projet européen, pose à l'Union une véritable question de principe. Pour elle, la réaction russe est aussi inacceptable et pose la question des relations de partenariat. L'Union européenne doit clairement rappeler à la Russie les règles du droit international. La réponse de l'Union aux agissements de son grand voisin doit être ferme mais responsable et s'appuyer sur le droit. Elle doit lui laisser la possibilité de choisir de revenir à des pratiques acceptables. L'Union doit par ailleurs renforcer sa présence dans son voisinage immédiat, non pas par des promesses inconsidérées d'adhésion systématique, mais par des efforts humains et financiers supplémentaires, voire exceptionnels, en faveur de toutes les populations concernées et pour la reconstruction. Vis-à-vis de la Russie, elle ne doit avoir aucun sentiment de dépendance et user de sa force économique pour qu'elle adopte un comportement plus conforme aux pratiques internationales et aux exigences européennes.




I - La guerre russo-géorgienne d'août 2008 : chronologie et résultats, interprétations et intérêts de l'Union européenne

Deux Etats membres du Conseil de l'Europe, l'un depuis 1996 la Fédération de Russie, l'autre depuis 1999 la Géorgie, ont donc décidé de faire parler les armes pour régler des différends, mineurs en apparence, mais anciens et même récurrents au regard de l'histoire longue d'une région compliquée. Cette décision de recours à la force a été présentée par la partie géorgienne comme imposée et provoquée et par la partie russe comme une pure réaction protectrice de minorités « russophones ».

La rapidité de la cessation des hostilités résulte, à la fois, de l'effondrement militaire géorgien dû à la vivacité et à l'ampleur de l'offensive russe et de la célérité de la médiation européenne sous l'égide de la France. Les diplomates savent bien que des crises sont délibérément déclenchées lors des périodes de calme estival ou hivernal où les temps de réaction des appareils d'analyse et de négociation sont censés être plus lents. Pourtant, très tôt, le constat a été fait à Paris que le fantasque et imprévisible président géorgien était tombé dans un piège, ce que confirme la chronologie des principaux faits connus.

Très vite également s'est imposé le fait que la crise ne pouvait être comprise et traitée dans sa seule échelle régionale et qu'elle revêtait bien d'autres dimensions emboîtées : manifestation d'une offensive russe tous azimuts dans ce que Moscou persiste à considérer comme son étranger proche, mer Noire et Ukraine en tête ; nouvel épisode dans le grand jeu énergétique ; signal « revanchiste » adressé à l'OTAN et à l'Union européenne ; remise en cause du droit international ; hypothèse de rivalités de pouvoirs en Russie et, plus récemment, interférence avec la prochaine élection américaine.

Les interprétations en vogue peuvent avoir autant d'impact que les réalités de terrain et elles sont manipulables. L'expérience diplomatique montre en effet que les efforts consécutifs à une crise précise et localisée portent le plus souvent sur d'autres objets que la résolution de la crise elle-même, rangée sur l'étagère des conflits dits gelés, tandis que la négociation traite de dossiers plus centraux. Ainsi, dans le cas présent, il est question d'abord de clarifier, c'est-à-dire de réévaluer sur des bases objectives, l'interaction générale, multidimensionnelle et contradictoire entre l'Union européenne et la Russie au risque de reléguer la recherche de solutions négociées pour les régions en crise durable.

A - Rappel chronologique

L'erreur politique du président géorgien face au piège militaire russo-ossète et sa faute morale liée à l'emploi de la force dans la nuit du 7 au 8 août contre les civils ossètes aux dépens d'autres approches plus conformes à un pays de régime démocratique, n'éliminent pas la réalité des provocations ossètes dès le 1er août (un véhicule de police sauta sur une mine), deux jours après la fin d'un exercice militaire conjoint américano-géorgien appelé Réponse immédiate. Elles furent suivies de ripostes géorgiennes, puis de l'évacuation d'une partie de la population de la ville de Tskhinvali les 2 et 3. L'exercice Caucase 2008 de l'armée russe dans le Nord-Caucase, commencé le 15 juillet, avait pris fin le 2 août, avec 8000 soldats qui, de toute évidence, sont restés en alerte. Le cessez-le feu, négocié le 4 et reconfirmé le 7, ne fut pas respecté. La décision de bombarder la ville avec des lance-roquettes multiples fut prise dans la soirée du 7 par le président géorgien, en réponse au franchissement du tunnel de Roki par des troupes russes et des mercenaires nord-caucasiens. Il est établi que le délai entre le début des opérations de l'armée géorgienne et l'arrivée des chars de la 58° armée russe dans la ville le 8 août a été d'une quinzaine d'heures. Les experts les mieux informés y voient l'une des preuves d'une opération non seulement planifiée, mais prête à s'engager avec des troupes en alerte (plus le rôle de la marine et des parachutistes en Abkhazie, soit près de 15.000 hommes au total). La suite est connue : surprise de la rapidité de l'avance russe, l'armée géorgienne abandonna ses positions en Ossétie conquise par un blitzkrieg dès le 10, puis se replia vers Tbilissi, abandonnant ses accès (Gori). En parallèle s'est déroulé l'investissement de l'Abkhazie et, dans les deux régions, une série d'avancées au-delà des enclaves en direction des ports, casernes, villes et des axe routier et ferroviaire centraux.
Il est donc clair que chaque partie au conflit avait fait d'emblée le choix de l'escalade, l'une pour rendre manifeste la posture néo-impériale de la Russie, l'autre pour démontrer aux pays de l'OTAN que le président géorgien était décidemment un boutefeu bien peu fiable.

B- Résultats directs de la guerre russo-géorgienne

a) A l'échelle locale, les deux provinces séparatistes ont obtenu ce qu'elles cherchaient depuis le début des années 1990, la soustraction définitive à la souveraineté de Tbilissi. Après expulsion manu militari des populations géorgiennes et arméniennes à la suite du conflit armé de 1991, la minorité abkhaze d'alors (18% en 1989) a pris sa revanche sur la stratégie de « géorgification » conduite par Beria en 1931. De même pour les Ossètes du sud et leurs protecteurs militaires, avec le risque imminent d'une expulsion brutale des quelques 5000 Géorgiens des vallées du district d'Akhalgori. Il est néanmoins exclu qu'Ossètes du nord et du sud aient la possibilité de fusionner en une entité indépendante. Le non-respect du principe d'intégrité territoriale par la Russie, en rupture avec une doctrine diplomatique bien ancrée, marque un changement de posture qui ne s'applique cependant pas à elle-même.

b) A l'échelle régionale, l'indépendance, reconnue par Moscou, de ces deux territoires permet d'y justifier une présence militaire durable et de porter de facto la frontière russe bien au sud de la ligne de crête de la chaîne du Caucase, avec un contrôle complet du passage clé du col de Roki, un droit de regard sur la grande route du col de la Croix, entre Tbilissi et Vladikavkaz, et le contrôle de plus de 200 km du littoral oriental de la mer Noire. Il y a bien eu déplacement vers le sud de la frontière stratégique russe. La partie occidentale du corridor Bakou-Tbilissi-Soupsa est désormais à portée de canon de l'armée russe. Le gain stratégique est net. D'autant que l'Arménie voisine, au sud, reste son allié objectif. C'est la continuité séculaire de la politique russe au sud du Caucase, toujours présentée comme un vecteur de protection et de stabilité dans ce qui est nommé la Transcaucasie, zone de sécurité face au monde turco-iranien (même si une partie des Abkhazes forment une diaspora musulmane active en Turquie, en Syrie et en Jordanie). Il n'y aura pas de retour au statu quo ante. L'adhésion éventuelle de la Géorgie à l'OTAN aura une valeur stratégique moindre. Il sera intéressant d'examiner la politique de la Turquie, directement concernée par ce nouveau rapport des forces (projet de visite du président turc à Erevan en septembre : Ankara va-t-il se décider à rouvrir sa frontière et contribuer ainsi à désenclaver l'Arménie ? critiques turques sur les obstacles mis à la circulation des marchandises).

c) Au plan géoéconomique, le corridor sud-caucasien a été présenté par Washington comme la voie alternative idéale au réseau russe pour l'évacuation des produits gaziers et pétroliers de la mer Caspienne et d'Asie centrale. Trois tubes l'empruntent :
- l'oléoduc Bakou-Soupsa, ouvert en 1998 pour évacuer les premières huiles de l'offshore azerbaïdjanais, d'une capacité de 150.000 b/j et possédé par l'AOIC (consortium dirigé par BP). Il a été fermé pour entretien après la mise en service du BTC en 2006 et est prêt à rouvrir.
- le BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan, sous contrôle de compagnies occidentales), évacue 850.000 b/j, soit 1% de la demande mondiale. Il avait été fermé le 4 août à la suite d'un incendie, en Turquie, revendiqué par le PKK en dehors pourtant de sa zone d'opérations. Il a été rouvert le 25 août.
- le BTE (Bakou-Tbilissi-Erzorum), ou gazoduc du Sud-Caucase, lui est parallèle et évacue le gaz de Shah Deniz vers la Turquie et la Grèce. Il a été arrêté provisoirement pendant les combats en Géorgie et à la suite des problèmes techniques du BTC. A noter que Lukoil se trouve parmi les partenaires de Shah Deniz, propriétaires du gazoduc. Ont été directement affectées (pont détruit, voie minée) les voies ferrées assurant l'acheminement du pétrole depuis l'Azerbaïdjan (qui contrôle le nouveau terminal portuaire de Kulevi) et le Kazakhstan (qui possède le port de Batoumi) ; elles ont été réparées.

Le message russe adressé aux investisseurs, à commencer par ceux du projet européen Nabucco, est que le transit géorgien présente désormais un risque car il ne serait plus fiable. Pendant la crise, Gazprom a proposé une voie alternative à l'Azerbaïdjan. Mais le raisonnement peut être retourné : si la voie géorgienne est sous le droit de regard de la Russie, il devient essentiel pour l'Union européenne de renouer avec l'Iran, seul fournisseur à même de rentabiliser Nabucco. Les intérêts autonomes de l'Union européenne sont clairement en jeu.

d) En Asie centrale, il est probable que les Etats continueront de chercher à desserrer la situation d'enclavement qui les affecte par rapport à la Russie ; ceci favorisera la Chine et l'Iran. En outre, les problèmes sérieux de minorités et de frontières auxquels ils sont confrontés ne les prédisposent pas à s'aligner sur la position de Moscou. La Chine ne peut risquer de déroger à sa ligne de refus du « séparatisme » en cautionnant la reconnaissance des deux enclaves ; elle maintiendra une ligne de neutralité embarrassée tout en poussant ses avantages auprès des pays riches en matières premières d'Asie centrale.

C - Interprétations de la crise

Quelle est la nature de cette crise ? Il n'est pas fondé d'estimer que la guerre d'août marque un tournant majeur dans le système international qui entrerait dans une phase de crise durable. Ceci supposerait, en effet, que les autres Etats acceptent de régresser en se comportant comme vient de le faire le pouvoir russe, dont l'emploi de la force brute a durablement affecté l'image. Ce ne sera pas le cas. Mais l'attention se porte maintenant sur l'Europe orientale.

En réalité, et sans sous-estimer la gravité du recours brutal à la force, ce qui vient de se passer est plutôt une « piqûre de rappel » des intentions russes. Les pressions russes sur les anciennes républiques n'ont jamais cessé : fermeture d'oléoducs dans les pays baltes, cyber-attaques en Estonie, politique offensive en direction des « compatriotes » et actions de propagande et de dénigrement, tensions structurelles avec la Pologne, interférences constantes et accrues dans le jeu politique ukrainien, instrumentalisation des tensions en Moldavie, dégradation des relations avec le Royaume-Uni et, en toile de fond, une stratégie d'influence via les placements financiers et les achats d'allégeances dans les partis politiques de certains pays de l'Union européenne et en Ukraine, la rhétorique énergétique et le concours de personnalités. Le mot-clé de cette stratégie d'influence est « koupim », « nous achetons ». Version actualisée de la corde du pendu ?

D- Intérêts de l'Union européenne

Sur la base d'une appréciation pertinente de ce qui doit changer dans la réalité de la relation euro-russe, l'intérêt européen est de s'accorder entre Etats membres sur une politique réaliste, ferme et intelligente :

- être réaliste, c'est-à-dire maintenir un consensus, même implicite, sur la nécessité d'avoir une politique commune et institutionnalisée à l'égard de la Russie, ce qui suppose de ne pas lire la crise d'août comme un retour à la guerre froide ou aux années 30. La priorité est d'offrir le moins de prise possible à la stratégie du « diviser pour régner », ce qui suppose que les anciens Etats membres sachent entendre les perceptions et intérêts de sécurité des nouveaux Etats membres et que ceux-ci comprennent qu'une relation structurée avec la Russie est dans leur intérêt; pas de position unique mais une synthèse des positions nationales et des intérêts partagés à long terme ;
- être ferme, c'est-à-dire récuser le concept de souveraineté limitée ou faible que Moscou persiste à vouloir imposer aux anciennes républiques soviétiques, réaffirmer la liberté des choix des Etats dans leurs alliances, ne pas accepter les atteintes aux règles internationales et le recours à la force. Ceci peut se traduire par un renforcement décisif de la politique de voisinage en Europe orientale et, pourquoi pas, par l'élaboration d'un statut avancé dans la relation de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie ou d'une formule ad hoc d'Etat associé ;
- être intelligent, pour préserver les acquis de l'interaction euro-russe et poursuivre l'effort de diffusion des normes européennes, qui aura des effets de transformation sur le long terme, en oubliant la prétention de voir, dans la Russie, une terre de mission. L'Union européenne modulera sa stratégie en fonction des orientations stratégiques de la Russie, soit accompagner son insertion dans l'économie globale avec un partenariat obligé mais normal, soit contenir ses pratiques archaïques et néo-impériales de restauration de la puissance par reprise d'influence sur ses marges, au risque de s'isoler. La situation du Caucase ne doit pas tomber dans l'oubli : initiatives à l'ONU, relance des discussions sur le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, encouragement à la Turquie pour amorcer un dialogue avec l'Arménie, préparation d'une conférence régionale orientée vers la recherche de voies d'intégration régionale. En Asie centrale, malgré le risque d'une perte de prestige occidental, la stratégie européenne, préparée sous présidence allemande, devra être poursuivie avec ténacité.
La synthèse de ces trois exigences sera un gage de crédibilité pour les Européens. L'Union européenne devrait, enfin et surtout, se défaire d'une sorte de complexe d'infériorité à l'égard de la Russie, qui s'exprime notamment dans une rhétorique défaitiste sur la dépendance énergétique alors que la réalité est celle d'une interdépendance, et de cesser de sous-estimer ses forces et ses atouts face à un voisin trois fois moins peuplé et pour longtemps encore en transition.


II – Quelle réponse européenne à la Russie ?

La guerre n'est pas la poursuite légitime d'objectifs politiques par d'autres moyens.

C'est en prenant le contrepied de Clausewitz que l'Union européenne s'est créée et a réussi à ramener la paix sur le « continent des guerres ». Le refus de l'usage de la force pour régler les différends internationaux, le rejet des conflits directs et de l'aventure militaire font partie de l'essence même du message et des valeurs de l'Union européenne. Le conflit en Géorgie l'interpelle donc directement. Ses intérêts vitaux sont en cause puisque la stabilité et la paix à ses frontières sont menacées. Son rôle dans le monde au cours des années à venir dépendra donc de ses réactions.

S'appuyant sur le droit, elle doit fermement condamner la reconnaissance unilatérale de l'indépendance de deux régions géorgiennes, exiger que la lumière soit faite sur l'enchainement des événements depuis le 7 août, s'investir totalement sur le terrain au-delà de ses frontières en utilisant tous les moyens à sa disposition pour stabiliser son voisinage.


A – Pour le respect de la légalité internationale

Pour la première fois, la Russie a délibérément et volontairement bafoué la légalité internationale. L'intégrité territoriale de la Géorgie, dans ses frontières internationalement reconnues, est un droit intangible consacré par la Charte des Nations Unies, toutes les conventions et organisations internationales et par la Russie elle-même, depuis l'Acte final de la Conférence d'Helsinki, en passant par l'Accord OTAN–Pacte de Varsovie du 19 novembre 1990, jusqu'aux très nombreuses résolutions qu'elle a adoptées au Conseil de Sécurité de l'Organisation des Nations Unies, tous les six mois depuis 1993 . Elle ne respecte donc pas ses propres engagements et, notamment, l'accord en 6 points que la présidence française de l'Union européenne a fait adopter par les belligérants le 12 août 2008. Son action unilatérale, sans concertation avec le Conseil de Sécurité saisi de la question, sans information de l'Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe ni consultation de ses partenaires, est un grave manquement aux règles des relations internationales, sans précédent dans l'histoire récente de la part d'un membre du Conseil de Sécurité. Comme l'a affirmé Nicolas Sarkozy, « cette décision, qui vise à un changement unilatéral des frontières de la Géorgie, est tout simplement inacceptable » .

Le parallèle avec le Kosovo, même s'il est politiquement facile, n'est ni exact ni pertinent sur le plan juridique. L'intervention internationale pour faire cesser les combats ethniques dans les Balkans s'appuyait sur une résolution du Conseil de Sécurité, rendue nécessaire, à chaud, pour stopper les exactions d'un Etat contre une minorité qui fut placée, par les mêmes moyens, sous un protectorat onusien, dont il a bien fallu sortir un jour.

Quel que soit le motif de l'intervention russe, celle-ci est illégale même si les Géorgiens ont pris l'initiative des combats. Ces derniers affirment qu'ils ont été victimes de provocations répétées et graves, ce qui semble véridique. Mais ils ont eu tout aussi tort d'agir militairement et de manière unilatérale. Ce comportement n'est pas conforme aux valeurs et aux règles européennes.

L'Union européenne s'honorerait donc à donner des suites juridiques concrètes à ces manquements. On pourrait, par exemple, envisager une suspension temporaire de la Russie et de la Géorgie du Conseil de l'Europe, dans l'attente des résultats d'une enquête internationale sur la réalité et l'enchainement des faits. L'Union pourrait le demander et l'organiser puisque le Conseil de l'Europe incarne l'Europe du Droit.


B – Une franche et claire condamnation politique

L'action de la Russie doit être condamnée de la manière la plus sévère, autant pour sa réaction militaire disproportionnée, qui ne saurait être celle d'une grande puissance responsable, que pour sa reconnaissance unilatérale de l'indépendance de territoires sécessionnistes. Dans sa volonté de retrouver un statut sur la scène internationale, elle ne cesse, depuis des mois, d'user de la force en multipliant les pressions sur des Etats européens démocratiques, eux-mêmes souvent en reconstruction, n'hésitant pas à utiliser toutes les armes dont le chantage et l'exacerbation des différences ethniques ou linguistiques. La distribution massive de passeports russes à d'anciens ressortissants russophones de l'URSS est, à cet égard, un acte dangereux qui ne peut qu'accroître les tensions ou justifier ultérieurement d'autres interventions.

L'Union européenne doit lui faire savoir clairement que cette attitude est inacceptable et pourrait avoir un impact direct sur le régime de visas imposé aux ressortissants russes, puisque la nationalité et ces documents ne présentent plus les garanties administratives requises. Compte tenu des conséquences pour l'Union européenne et pour l'espace Schengen, la constitution d'une Commission UE-Russie pour examiner les conditions dans lesquelles ces documents sont distribués pourrait être proposée à la Russie.

Par ailleurs, l'Union européenne ne peut poursuivre ses relations politiques avec la Russie comme si de rien n'était. Sa propre crédibilité de médiateur est en cause. Elle doit donc faire respecter l'accord du 12 août.

Elle pourrait, à cette fin, geler toutes les discussions de coopération en cours et notamment celles tendant au renouvellement de l'accord de Partenariat et de Coopération de 1995, qui est venu à échéance en 2005, tant que l'accord en 6 points n'est pas intégralement respecté, c'est-à-dire tant que les forces russes n'ont pas rejoint leurs cantonnements constatés avant le 7 août.


C – Une forte présence européenne sur le terrain

Les forces de maintien de la paix aux frontières de la Géorgie doivent, au plus vite, être réellement internationalisées. Les événements récents et la situation présente démontrent que la Russie est partie au conflit et ne saurait être laissée seule dans la situation d'interposition. L'Union européenne ne doit pas se contenter d'envoyer des missions civiles d'observation ; elle doit œuvrer, notamment à l'ONU et à l'OSCE, pour qu'une véritable force internationale de paix, comprenant des militaires de l'Union européenne, soit déployée sur le terrain.

L'action humanitaire de l'Union doit être massive et concerner toute la région. Trop longtemps indifférente aux problèmes géorgiens, l'Union européenne ne doit pas seulement manifester sa solidarité envers la Géorgie ; elle doit aussi prodiguer son aide et son assistance à l'ensemble des populations déplacées, y compris en Ossétie du sud et en Abkhazie. Ce serait sa propre contribution pour faire baisser les tensions.

Plus généralement, la présence des missions européennes d'aide et d'assistance doit être renforcée dans les régions où des « conflits gelés » ou potentiels peuvent, après la Géorgie, se développer et dégénérer. L'Union européenne devrait renforcer sa présence civile et financière en Ukraine, dans toutes les régions du pays.


D – Quelle politique européenne envers ses voisins ?

Il n'appartient pas à la Russie de dicter ses volontés à des Etats souverains qui souhaiteraient rejoindre l'OTAN ou l'Union européenne. L'Union européenne doit être très claire sur ces principes. Mais force est de constater qu'en l'absence de réalisations européennes tangibles dans la périphérie de l'Union dans la lutte contre la pauvreté et pour le développement économique, les populations sont divisées et ballottées entre des choix largement irrationnels. L'adhésion à l'OTAN, voire à l'Union européenne, n'est conçue que comme une garantie de sécurité contre la Russie. Cette voie ne peut conduire qu'au renouvellement de crises de même nature que celle que nous connaissons.

Elargissements ?...

L'adhésion à l'Union européenne, c'est d'abord l'acceptation de ses valeurs et de ses règles. Pour y entrer, il faut se conduire en Européen du 21ème siècle, vis-à-vis de ses propres minorités, de ses citoyens et de ses voisins. On n'adhère pas exclusivement pour se protéger d'un ennemi ou faire partie d'un camp contre un autre.

En effet, précipiter les adhésions, que les grandes diplomaties européennes ont eu la sagesse de modérer jusqu'ici, n'aurait pour seul effet que d'impliquer l'Union européenne dans l'un ou l'autre camp, alors qu'elle est la seule, à condition de rester objective, avec des principes apparemment acceptés par toutes les parties, à pouvoir apaiser les tensions ethniques et les questions minoritaires et à organiser la recherche de solutions pacifiques aux différends entre Etats. Elle créerait, en outre, pour l'OTAN ou pour l'Union européenne des obligations de défense qu'elles ne sont pas certaines de remplir et qui auraient, de toute façon, pour conséquence d'accroître les tensions avec une Russie de plus en plus difficile alors que la politique européenne vise à les diminuer. Ceux qui prônent l'accélération de l'élargissement des deux ensembles ne semblent pas en mesurer toutes les conséquences, puisque des clauses de solidarité et de défense mutuelle s'y appliqueraient automatiquement. Qui serait prêt et qui pourrait souhaiter raisonnablement, au sein de l'Union européenne, s'engager militairement en Asie centrale, dans le Caucase ou aux frontières de la Russie ?

…Ou véritable politique de voisinage ?

L'Union européenne n'a pas été capable de développer une politique de voisinage et une présence visibles et efficaces dans le Caucase du sud. Si elle avait été plus présente en Géorgie, celle-ci ne se serait pas forcément lancée dans l'aventure présente, soufflée par de mauvais conseillers, les Ossètes et les Abkhazes n'auraient pas été abandonnés à la misère et au crime organisé et ne se seraient peut-être pas jetés dans les bras des Russes. La leçon doit être retenue pour les autres zones de tensions, spécialement en Ukraine.

Avant d'envisager l'adhésion, offrons aux Ukrainiens, quelles que soient leurs convictions ou leurs langues, une véritable aide concrète, sur le terrain, pour réduire les divisions du pays et développer toutes les régions.
En Géorgie, l'Union européenne doit faire un effort exceptionnel pour la reconstruction et l'aide humanitaire aux populations déplacées, y compris en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Elle doit faire un effort particulier pour la Géorgie, durement frappée par la brutalité d'un assaut militaire anachronique et l'aider à reconstruire au plus vite ses infrastructures, ses services civils, son armée.


E – Utiliser le pouvoir économique

La puissance économique de l'Union européenne est considérable, surtout en comparaison avec les standards de vie dans les régions concernée. Sa richesse est trois fois celle de la Russie. Elle doit utiliser ce levier économique, non pas comme elle a trop voulu le faire, pour démocratiser la Russie et lui faire adopter nos valeurs qu'elle ne partage manifestement pas, mais pour l'obliger à respecter certaines de nos règles, par exemple celles des conventions qu'elle a signées dans le cadre du Conseil de l'Europe ou avec l'Union européenne.

Nous avons rêvé d'unifier le continent de l'Atlantique à l'Oural autour de nos valeurs. C'était peut-être un peu optimiste ou un peu trop tôt ! Contentons-nous de les promouvoir et d'obliger nos partenaires à les respecter quand ils traitent avec nous.

L'Union européenne doit être désormais un partenaire plus exigeant avec la Russie en matière économique. Elle doit surtout cesser de ressasser ses craintes concernant son approvisionnement énergétique. La Russie n'a pas d'autre client privilégié que l'Union européenne qui est son premier fournisseur et son meilleur client pour l'énergie. Les intérêts sont donc communs et l'interdépendance évidente. En matière économique l'Union européenne n'est pas, vis-à-vis de la Russie, en position de faiblesse. C'est elle qui « tient le manche » et non l'inverse. La distribution massive d'aide humanitaire et à la reconstruction, au profit des populations victimes du présent conflit en serait la preuve. Elle devrait prendre un caractère exceptionnel par son montant et son ampleur.

Les intérêts de l'Union européenne s'incarnent d'abord dans la protection de ses Etats membres, puis dans la stabilisation à ses frontières, enfin dans la prospérité du continent, c'est-à-dire l'amélioration des conditions de vie des populations voisines, condition de la paix, but ultime et qui doit le rester, de toute diplomatie européenne commune. Soyons intransigeants sur ces intérêts et exigeons leur respect par nos partenaires dans leurs relations avec nous.

Grâce à la présidence française, à l'appui allemand et britannique, l'Union européenne s'est trouvée dans la position d'être la seule à pouvoir faire cesser les combats en Géorgie. Elle doit désormais utiliser cette posture et cette capacité pour être l'interlocuteur et l'acteur principal en faveur de la paix et de relations normalisées entre les Etats, sur l'ensemble du continent européen. Plus sûrement qu'avec un nouveau Traité – pourtant bien nécessaire -, plus sûrement qu'avec un élargissement sans fin ou précipité, c'est par une diplomatie plus active, certainement plus déterminée et plus ferme, davantage engagée sur le terrain, plus généreusement dotée financièrement, que l'Union européenne sera fidèle à son message et, surtout, qu'elle défendra le mieux ses propres intérêts.







Michel Foucher est géographe et diplomate, professeur à l'École normale supérieure (Ulm), membre du Conseil des Affaires étrangères et du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman. Dernier ouvrage paru : L'obsession des frontières, Perrin, 2007.

Jean-Dominique Giuliani est, président de la Fondation Robert Schuman. Dernier ouvrage paru : Un Européen très pressé, Editions du Moment, 2008.

http://www.robert-schuman.eu

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