par Colomban Lebas, le jeudi 24 mai 2007


Il est plus d'un paradoxe dans le développement contemporain du secteur spatial.

On imaginerait aisément que l'exploration de l'espace se soit déroulée sur un mode pacifique ; on aurait aimé cette conquête empreinte d'idéalisme. Dans l'espace, point de frontières, et point encore de guerre… ! Et d'ailleurs, la Lune n'est-elle pas juridiquement considérée comme patrimoine commun de l'humanité ? Les contraintes physiques propres au milieu spatial n'imposent-elles pas aux objets qui y sont durablement immergés d'y décrire des trajectoires orbitales évidemment incompatibles avec la notion de frontière ?
Et cependant, force est de constater qu'historiquement les premières grandes réalisations spatiales étaient à vocation militaire ; et que bien souvent elles étaient la conséquence d'une course engagée entre les grandes puissances pour l'efficacité militaire et pour le prestige : rappelons-nous les premières fusées allemandes, puis le succès russe du lancement du Spoutnik, ou en encore la compétition engagée pour l'exploration de la Lune. C'est que le satellite permet l'observation détaillée du territoire de ses ennemis, tout comme le missile, en favorisant le combat sans contact direct, dénature la structure traditionnelle du champ de bataille.

Ajoutons que l'envoi d'hommes dans l'espace participe au rayonnement de la puissance commanditaire tout en démontrant une maîtrise achevée des technologies intercontinentales – essentielles pour la crédibilité de la dissuasion nucléaire. Voici pourquoi la Chine a récemment envoyé un homme dans l'espace. Voici aussi ce qui explique que cette dernière semble avoir engagé un projet d'exploration lunaire par vol habité.

On oublie également trop souvent que l'exploitation systématique de ce nouveau milieu n'est pas désintéressée mais recouvre de puissants enjeux industriels, induisant eux-mêmes de nouvelles dépendances : les satellites sont ainsi devenus des pièces vitales de nos infrastructures de télécommunication, de surveillance météorologique, militaire ou environnementale. Le marché de la mise en orbite de satellite comporte d'importantes barrières à l'entrée, malgré l'émergence de nouveaux compétiteurs (Inde, Chine, Brésil, Israël,…).

Si il ne s'agira là jamais d'un commerce comme les autres, force est de constater que ce dernier a acquis une vraie dimension industrielle et que des sociétés comme Arianespace constituent aujourd'hui l'un des fleurons technologiques de l'Europe.

De ce marché élitiste, l'Europe est aujourd'hui l'un des rares acteurs de premier plan, avec les Etats-Unis et la Russie. Elle en est également l'un des plus grands utilisateurs, comme ses autres partenaires. La Chine ne s'y est pas trompée lorsque, le 11 janvier 2007, à la surprise de beaucoup d'expert, elle a détruit en vol l'un de ses anciens satellites en orbite basse à l'aide d'une technologie « hit to kill », marquant par là sa capacité à mettre hors d'usage une partie des infrastructures spatiales – vitales et coûteuses – et pointant du même coup l'une de leurs plus grandes vulnérabilités.

Face à cet événement considérable, au moment où vient de se réunir, précisément en Chine, la XXVè conférence du Comité inter-agences sur les débris spatiaux, et à l'heure où le débat militaire américain sur l'espace émerge d'une phase très dynamique, il apparaît opportun de réexaminer la politique spatiale des pays européens, et de tirer les conclusions opérationnelles de la nouvelle donne mondiale qui semble se dessiner en ce domaine, tant au plan civil qu'au plan militaire, le secteur spatial étant par nature extrêmement dual.


La problématique américaine


Le débat américain sur l'espace connaît depuis quelques années un renouveau remarquable. L'arrivée aux commandes de l'administration Bush – très anti-chinoise en début de mandat avant de se recentrer ensuite sur la lutte contre le terrorisme – n'y est certes pas étrangère ; mais au-delà de circonstances politiques particulières, il convient de noter qu'outre-atlantique des tendances de fond donnent aujourd'hui à l'espace une dimension inédite.

Le système de défense américain, engagé dans une véritable révolution numérique, est en effet de plus en plus dépendant de l'infrastructure spatiale, que ce soit pour traiter ou pour transmettre les immenses flux d'information qui sont devenus indispensables à son bon fonctionnement. Durant la deuxième Guerre du golfe, 66% des munitions utilisées étaient guidées par satellite – pour quelques 10% durant la première Guerre du golfe… Vaut-il mieux dans le contexte du XXIè siècle naissant laisser à dessein offerte une telle vulnérabilité dont un agresseur potentiel pourrait tirer parti pour créer un Pearl Harbour spatial, ou bien rentrer dans une logique de protection active des installations spatiales qui pourrait elle-même dériver vers une course aux armements offensifs et rendre tentante l'installation d'armes spatiales à cibles terrestres ?

Peut-on se permettre de rester dans la logique antérieure et quelque peu idéaliste de l'espace « sanctuaire », où les installations spatiales sont réputées mutuellement neutres et où la vulnérabilité réciproque est vécue comme le meilleur gage de la modération ? Les Américains n'offrent-ils pas en effet une vulnérabilité spatiale supérieure à celle des autres pays ?

Cependant en lançant la course aux armements spatiaux n'encourent-ils pas le risque de précipiter le développement de techniques anti-satellites (basées tant au sol ou que dans l'espace) en laissant supposer par des contre-mesures que de telles techniques sont d'actualité par une sorte de prophétie auto-réalisatrice ? Un tel développement pourrait également engendrer des coûts inutiles pour toutes les parties. La question devient alors de savoir si ces coûts supplémentaires auraient pour vertu d'asseoir plus confortablement encore la suprématie économique des Etats-Unis ou s'ils bénéficieraient plus à ses concurrents stratégiques ! Et, question subsidiaire : les Etats-Unis n'auraient-ils pas intérêt à consolider leur avantage stratégique dans le spatial avant de lancer une telle course ? Au total celle-ci ne fragiliserait-elle pas la posture stratégique globale des Etats-Unis qui disposent déjà d'une suprématie militaire globale inégalée en terme de coercition et d'une avance spatiale considérable qui, lors d'une course à l'arsenalisation de l'espace, ne pourrait que se réduire ? Mais alors, comment se prémunir d'une surprise stratégique spatiale, toujours possible de la part d'un de nos partenaires qui, abusant de notre crédulité, contourneraient les dispositions juridiques – existantes ou à venir – dans une stratégie classique de passager clandestin ? Et enfin, comment conserver le maximum de liberté de manœuvre ? Convient-il réellement de se lier les mains par des dispositions internationales démesurément restrictives, qui empêcheraient les Etats-Unis de faire preuve de suffisamment de réactivité – par exemple au cas où un bouleversement de la donne géostratégique rendrait absolument nécessaire l'exploitation systématique et approfondie du potentiel stratégique considérable que recèle l'espace ? A quoi sert-il de retarder la militarisation d'un milieu, déjà crucial pour la conduite de la guerre et inévitablement voué à devenir le théâtre de combats décisifs ?

Au-delà de ces questions vitales pour l'avenir des Etats-Unis, ce débat vient interagir avec le grand projet américain de défense antimissile dont nul n'ignore l'existence, mais au sujet duquel nul ne s'accorde quant à sa faisabilité, son efficacité, ainsi que sur les intentions réelles qui président au début de son déploiement.

Cette protection antimissile immuniserait en effet – au moins en principe – les Etats-Unis et leurs alliés contre les éventuelles attaques par missiles chargées d'armes de destruction massive issues de rogue states tels la Corée du Nord où l'Iran ; elle viendrait compléter la dissuasion pure par l'assurance d'une protection minimum du pays dissuadeur, qui, plus sûr de lui, pourrait alors mener des attaques « préventives » contre des proliférateurs disposant d'un embryon de capacité nucléaire chimique ou biologique.

Cette problématique interagit avec le débat spatial par trois canaux. D'une part la Missile Defence devra utiliser toute une constellation de satellites afin d'alerter du tir d'un missile suspect, puis de déterminer avec précision et vélocité sa trajectoire, afin d'ensuite orienter les armes antimissiles adéquates vers cette cible mouvante. Il s'agit donc d'un système utilisant massivement des capacités spatiales d'observation et de guidage. D'autre part le système de défense prévoit, dans certains de ses volets, l'installation d'armes basées dans l'espace. Enfin en remettant en question la conception traditionnelle de la dissuasion nucléaire, il incite les compétiteurs des Américains à développer rapidement une capacité antisatellite crédible, ce qui aura des conséquences notables sur la confiance qu'il convient d'accorder aux systèmes spatiaux.

En fait les Chinois et le Russes, même s'ils disposent d'armes nucléaires en quantité sans commune mesure avec ce que pourrait intercepter un tel bouclier, s'inquiètent d'une éventuelle érosion de leur propre capacité dissuasive, érosion contre laquelle ils étaient autrefois prémunis par le traité ABM, unilatéralement dénoncé par les Etats-Unis en 2002.

Effectivement la stratégie antimissile des Etats-Unis vient ébranler l'un des dogmes de la dissuasion nucléaire, « façon » guerre froide : celui de la vulnérabilité mutuelle des populations d'Etats se tenant mutuellement en respect au moyen d'armes nucléaires. Dans ce contexte, le développement d'armes antisatellites par des « ennemis des Etats-Unis » pourrait servir de dispositif contre-dissuasif en leur permettant de mettre hors d'état de nuire les satellites d'alerte avancés – indispensables tant au bon fonctionnement dudit bouclier antimissile qu'aux mécanismes d'alerte et de ripostes nucléaires planifiés dans le cadre de la dissuasion par les stratèges américains.


C'est dans ce contexte que survient le test chinois : celui-ci surprend car il manifeste une avance technologique supérieure à celle que les experts anticipaient. Son effet psychologique est d'autant plus marqué qu'il fait suite à l'annonce par la Chine de la poursuite d'un programme spatial civil ambitieux (envoi d'hommes en orbite en 2005 et intention d'aller sur la lune), et à la propagation volontaire d'un certain nombre de fuites faisant état de divers moyens anti-satellites que développerait la Chine, depuis le laser placé au sol jusqu'à la mise en orbite de satellites-tueurs qui, se greffant à des satellites ennemis, les neutraliseraient par techniques variées.


Quelle réponse européenne ?


Dans ce contexte très évolutif, l'Europe doit s'interroger sur ses options de long terme en ce domaine.

L'Europe constitue un acteur majeur du paysage spatial mondial : celle-ci dispose d'un système performant de lanceurs (Ariannespace) qui lui garantit une autonomie d'accès à l'espace ; l'agence spatiale européenne fondée en 1975 permet de donner une cohérence européenne aux diverses initiatives spatiales des pays-membres. Dotée d'un budget de 2 904 millions d'euros, celle-ci employait en 2005 un effectif de 1907 personnes. Elle compte nombre de succès industriels qui sont à l'origine du rang de l'Europe dans le secteur spatial civil.

On ne peut dès lors que déplorer la faiblesse européenne dans le domaine du spatial « militaire », surtout si l'on a la cruauté de la comparer à l'engagement américain massif décrit ci-dessus… Signe de plus s'il en était besoin d'une Europe qui peine à trouver une vraie dimension politique. C'est surtout au travers d'initiatives nationales ou de coopérations ad hoc que les Etats européens sont présents dans le spatial militaire ; et notons que, parmi les Etats-membres, la France est bien placée en particulier du fait de son engagement de longue date dans le domaine des satellites d'observation.

Cependant pour l'Union européenne – toujours inhibée par les questions trop politiques – le concept de « sécurité de la personne », en plein essor depuis quelques années, peut constituer une ouverture à partir de laquelle celle-ci investirait le champ stratégique du militaire spatial. La création il y a quatre ans du Conseil de l'espace, une instance conjointe à la Commission et à l'Agence spatiale, témoigne de l'intérêt que portent les institutions européennes au secteur spatial dans son ensemble. Parmi les initiatives civiles, les programmes GALILEO et GMES nous semblent être les plus susceptibles de présenter un intérêt militaire, même si cette dernière dimension n'est pas évoquée explicitement par nos partenaires. Et pour cause : celle-ci a été d'emblée évacuée – au moins en apparence pour Galileo, futur système de radionavigation visant à compléter le système GPS américain et à doter l'Europe d'une alternative autonome – à la suite des tractations complexes qui ont rendu possible ce projet. Les Etats les plus atlantistes s'opposaient en effet à toute introduction d'un caractère militaire dans ce projet, arguant d'un risque de redondance avec le GPS américain, déjà accessible aux Européens au travers de l'alliance atlantique. Officiellement, Galileo n'est donc qu'un système à destination civile, et placé sous contrôle civil ! Mais secrètement les industriels, encouragés discrètement par les Etats les plus fervents partisans de la construction d'une Europe-Puissance, n'ont jamais cessé d'espérer pouvoir en développer des applications militaires, ne serait-ce que pour rentabiliser un système – certes financé au tiers par le secteur public – mais présentant d'incontestables risques financiers, puisqu'un certain nombre des services payants qu'il proposera sont déjà disponibles gratuitement via le GPS !

Notons par ailleurs qu'aujourd'hui une restructuration importante de ce projet majeur pour l'autonomie future de l'Europe est nécessaire : gageons que les responsables auront à coeur d'harmoniser les préférences individuelles des Etats dans un projet qui, bien trop souvent, est perçu comme une occasion inespérée d'acquérir les bonnes cartes pour jouer un rôle de « leader » dans les développements futurs de l'industrie européenne spatiale.

De même le projet GMES (Global Monitoring for Environment and Security), dont l'objet est l'observation terrestre et qui a été adopté dans la foulée du protocole de Kyoto, ne présente pas directement une orientation militaire, mais répond à des préoccupations de trois ordres : il permettra le « suivi de l'environnement terrestre » via des capteurs spatiaux et non spatiaux, il assurera des services maritimes, il contribuera enfin à accroître la « sécurité » dont bénéficiera le citoyen européen, en particulier en mettant à disposition un service d'information en réponse aux situations de crise, de catastrophe et d'urgence (programme INSCRIT). On le voit, en jouant de ce concept un peu général de « sécurité » du citoyen européen, il est possible de répondre, avec des structures civiles, à certaines préoccupations des acteurs civils ou militaires qui agissent dans le cadre de la gestion de crise.

S'agit-il d'un pas de plus dans la constitution d'une Europe qui, progressivement, prendrait mieux en charge les défis de sa propre défense ? Ou bien n'est-ce qu'un moyen de plus d'évacuer la dimension militaire de certains problèmes qui se posent à l'UE, quitte à les traiter par les voies détournées du concept sécurité ? Ne s'agit-il pas, une fois encore, d'éluder cette question fondamentale : soft power ou Europe puissance ? Autrement dit, l'Europe a-t-elle vocation à demeurer une simple puissance civile, certes performante au plan économique, mais sans ambition géopolitique autre que ce « façonnement par influence puis par inclusion » qu'elle exerce depuis ses origines sur son voisinage immédiat ? Ou bien doit-elle devenir cette Europe-Puissance qui fait couler tant d'encre et suscite tellement d'espoir dans ce pays à grande tradition diplomatique qu'est la France ?

Ces projets, on le voit, présentent de nombreux enjeux pour l'avenir. L'espace sera lieu d'une compétition économique intense en même temps qu'il deviendra le support d'une part conséquente de la croissance économique de demain. Il sera d'autre part peut-être le théâtre de guerres d'un nouveau type, dont les répercussions seront d'autant plus importantes que nos systèmes économiques et de défense dépendront plus encore des infrastructures qui y sont placées. Or la politique spatiale est le résultat d'initiatives coûteuses prises en vue d'objectifs qui ne peuvent être rentables qu'à long terme. Espérons que nos dirigeants sauront faire preuve de toute la hauteur de vue souhaitable lorsqu'ils procéderont à des choix dont les conséquences engageront nos pays pour plusieurs décennies. C'est là le type même de décision qui replace le métier politique à son véritable niveau d'exigence, et qui en fait toute la noblesse.



Colomban Lebas, est directeur de recherche au CEREMS, chercheur associé au centre de géostratégie de l'ENS-Ulm et maître de conférences à Sciences-po 

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