Le dernier Conseil européen des 15 et 16 juin s'est félicité de l'intention annoncée par la Commission de lui présenter d'ici mars 2007, soit dans presque un an, un rapport sur le fonctionnement du marché unique et les moyens de le parachever.
A l'instar du traité constitutionnel mis en sommeil, le Conseil européen confirme ainsi que l'Europe, loin d'être engagée dans l'action, se complait dans les phases de réflexion. Le marché unique est une parfaite illustration du faux plat où elle s'éternise : l'élargissement lui a donné une nouvelle échelle, mais a découragé tout approfondissement.
D'une part, les indéniables progrès engagés au cours de la décennie précédente ne sont guère allés au bout de leur logique. La libre circulation des personnes inaugurée par l'accord de Schengen demeure limitée à la partie occidentale de l'Union. Le progrès central qu'a été l'Euro s'est circonscrit à un noyau de douze Etats membres, qui n'a guère progressé pour autant dans son intégration économique et financière.
D'autre part, de nombreux obstacles anciens sont restés inchangés, soit que la Commission n'ait toujours rien proposé, soit que le Conseil ait été incapable d'adopter la décision requise, parfois depuis plus de trente ans. Ainsi, on chercherait en vain un quelconque statut juridique européen, attractif et simplifié, pouvant bénéficier aux PME, aux associations, aux mutualités,
aux fondations ou encore aux brevets. Aucun chantier de rapprochement des assiettes fiscales n'a été engagé. Les services, qui représentent les deux tiers du PIB, demeurent largement cloisonnés. La récente refonte de la directive Bolkestein, sous les auspices du Parlement européen, a fait son deuil d'une résorption des multiples particularités corporatistes propres à
chaque Etat et ne modifiera guère la donne. Quant aux marchés publics des Etats membres, qu'il s'agisse des fournitures, des services, des
travaux ou de tout ce qui touche la défense, ils demeurent d'un hermétisme de béton qui pèse 16% du PIB, soit quinze fois le budget de l'Union. Les dernières études approfondies, restées en l'état depuis dix ans, indiquent que plus de 90% de ces marchés du secteur public sont en pratique toujours attribués à des fournisseurs nationaux, malgré les obligations très anciennes
de publicité européenne pour les plus importants d'entre eux à l'exclusion de la défense.
On le voit, notre marché unique européen ronronne, volontairement bridé à mi-régime. Il fonctionne, au mieux, à cinquante ou soixante pour cent de ses capacités, ne générant qu'une croissance également molle. La Commission européenne, tel un cocher habitué au rythme paisible de son vieil attelage et attentif à s'épargner faux pas ou dérobades, ne paraît guère empressée à lui en demander beaucoup plus.
D'ailleurs, le discours lui-même a changé : à l'heure de la globalisation, l'étoile du marché unique européen a pâli, tant dans les références des politiques que dans les stratégies des managers. L'OMC, l'Inde, la Chine, l'émergence du Pacifique sont les nouveaux enjeux, les nouvelles frontières.
Avant d'avoir été achevé, le marché unique aurait-il été dépassé par l'histoire ?
Et pourtant ! Loin d'être incompatible avec la globalisation, l'achèvement d'un marché unique européen digne de ce nom conditionne notre adaptation aux nouveaux enjeux mondiaux. Nos entreprises ont toujours besoin de s'appuyer sur un demi milliard d'Européens à leurs portes, dont les besoins économiques et sociaux, y compris qualitatifs (santé, sécurité, culture, environnement) ne font que progresser. Et le marché européen unifié demeure aussi une base
irremplaçable face à la globalisation, en termes de ressources humaines, de savoir-faire, de partenariats et de réseaux.
Dans le concert international, où chacun défend becs et crocs ses propres intérêts, seule une voix européenne unique, confortée par un marché intérieur dynamique et cohérent, aura la vigueur et l'impact nécessaires pour peser face aux Etats-Unis et aux grandes économies émergentes. Et seul l'exemple réussi d'un tel marché commun encouragera nos partenaires internationaux en voie de développement à édifier eux aussi, avec notre appui, leurs propres marchés communs régionaux, dont dépendra en fin de compte la structuration durable et
mieux équilibrée du commerce international.
Par contre, il serait temps, pour désembourber le chantier et se rallier l'opinion, que la Commission européenne relance "autrement" notre marché commun toujours bancal :
- d'une part en plaidant et en uvrant pour une déclinaison européenne des missions de service public, impliquant des moyens intégrés en matière de sécurité économique, de protection civile et environnementale, de surveillance des frontières, de police et même de défense, au lieu de laisser un tel concept s'enferrer abusivement au sein deforteresses nationales, dès lors contraires à de nouveaux progrès européens ;
- d'autre part en rendant l'Europe aux Européens, c'est-à-dire en encourageant les initiatives associatives, le dialogue social, l'autorégulation et la corégulation socioprofessionnelle d'Européens enfin reconnus comme des acteurs libres et moteurs à l'échelle de toute l'Europe, c'est-à-dire beaucoup plus que des lobbyistes dans les couloirs de Bruxelles.