Il y a encore quelques semaines, les observateurs s'accordaient pour estimer que l'Europe serait la grande absente de la campagne en vue de l'élection présidentielle française. Or, voici que l'agenda international vient bouleverser ce constat.
L'Europe a posé le pied au Proche-Orient et les troupes de certains de ses Etats membres constituent plus de la moitié de la force d'interposition des Nations Unies, envoyée sur la frontière israélo-libanaise.
La France, qui a sa politique propre dans la région, a d'emblée joué la carte européenne en réclamant, par la voix du président de la République, que Javier Solana soit l'envoyé spécial plénipotentiaire et unique de l'Union sur place. Et sans l'opposition de l'Allemagne, spécialement de son ministre des Affaires étrangères qui s'imagine un destin politique outre-Rhin, le Haut Représentant pour la politique Etrangère et de Sécurité commune aurait été, dès le début, le visage d'une politique européenne au Proche-orient.
La présence des soldats et des diplomates européens sur place qualifie néanmoins l'Union, si elle s'en montre capable, pour jouer enfin un rôle actif et concret en faveur d'une paix durable.
La question énergétique bouscule les gouvernements, peu enclins à se concerter et à mettre en uvre une politique commune, qui était pourtant prévue par l'article III-256 du projet de Traité constitutionnel et qui se révèle chaque jour plus indispensable.
L'échec, au mois de juillet, des négociations commerciales multilatérales de l'OMC a mis en évidence le front solide des puissances émergentes derrière le Brésil, l'Inde et la Chine, remettant en perspective la politique commerciale commune de l'Union.
L'afflux dramatique d'immigrés clandestins aux Canaries et en Italie a justifié un appel solennel du président de la Commission européenne pour que s'organise une réponse commune des Etats membres à ce qui apparaît déjà comme une interpellation morale à une Europe riche et prospère, pressée de toutes parts par les populations affamées du Sud.
Il semble n'y avoir plus de sujet de politique internationale qui n'interpelle l'Europe. L'opinion publique est plus que jamais dans l'attente de plus de réponses européennes à des problématiques nouvelles et de grande ampleur. En effet, les gouvernements et les administrations nationales, trop enfermés dans des logiques purement nationales, ne sont pas en mesure de résoudre seuls ces difficultés.
A tel point que les questions franco-françaises, dont on disait qu'elles seraient le seul horizon de la campagne présidentielle, semblent elles-mêmes, passer au second plan. Certes, le difficile choix des candidats pour cette échéance française majeure est loin d'être achevé et nous sommes encore dans une phase de la compétition où le choc des personnalités l'emporte sur leurs programmes. Mais s'impose peu à peu l'évidence qu'aucune des grandes thématiques du débat national ne peut plus faire abstraction de la dimension européenne.
Plutôt que d'être ignorée ou mise de côté, la politique européenne de la France fait un retour en force dans la politique française.
Nicolas Sarkozy a tiré le premier. Après un discours à Berlin au mois de février dernier qui traduisait plus une recherche de solutions à la "panne européenne", il a rendu publique, le 8 septembre à Bruxelles, une série de propositions fortes et précises pour une relance européenne. Dans sa démarche, qui privilégie désormais le rassemblement, à l'intérieur de son parti comme en vue d'un second tour éventuel, il s'est inscrit dans une "rupture" avec ce qu'il était convenu d'appeler la vulgate gaulliste en réclamant la fin de la règle de l'unanimité au Conseil des ministres européen. Charles de Gaulle avait su assumer la réconciliation franco-allemande, lancée par Schuman et Adenauer et lui donner, avec la stature de l'homme du 18 juin 1940, l'ampleur qu'elle a connue depuis. Jacques Chirac n'avait pas raté le rendez-vous de Maastricht et mis l'Euro en marche. Nicolas Sarkozy fait un pas de plus dans la "digestion" de l'Europe et, avec de fortes intonations pro-européennes, se projette en 2008 pour suggérer sa méthode de relance, sous présidence française, du mouvement d'intégration européenne qu'il assume et entend favoriser. C'est une évolution réelle dont dépend, en réalité, l'avenir d'un parti politique qui s'est fixé pour objectif de rassembler la droite et le centre.
La campagne référendaire de 2005 et la dissidence de Laurent Fabius, ont conduit le Parti socialiste, après les déchirures, à passer outre à ces divergences pour privilégier une unité mise à mal par les ambitions que suscite l'élection présidentielle. Le projet socialiste, adopté au printemps 2006, n'ignore pas pour autant les questions européennes. Mais il demeure plus marqué par des formules de compromis a minima que par des propositions opérationnelles. Interpellé par l'extrême gauche qui est représentée en son sein, tiraillée par la volonté de certains de réaliser enfin son "Bad Godesberg", c'est-à-dire de choisir définitivement la voie social-démocrate, le principal parti d'opposition n'est plus, jusqu'ici, celui d'un François Mitterrand qui avait érigé l'engagement européen au premier rang des objectifs de politique internationale. L'innovation pourra-t-elle venir de Ségolène Royal, dont le voyage à Bruxelles, après M. Sarkozy, s'est révélé fort décevant ? Réputée plus moderne et plus ouverte, elle pourrait refuser de se laisser enfermer dans le slogan un peu court de "l'Europe sociale", qui suscite chez nos partenaires européens tant de scepticisme, en l'absence d'une définition précise. Si elle se montrait concrète et mesurée, mais aussi libre et audacieuse, ce qu'elle n'a pas encore fait sur les questions européennes qu'elle connaît mal, à la différence d'autres comme D. Strauss Kahn, elle pourrait réconcilier les socialistes avec l'idéal européen en refusant d'être comptable des équilibres internes du Parti. A moins que Lionel Jospin, plus expérimenté, ne se décide à un virage européen capable de réunifier son mouvement. Cette campagne socialiste pourrait alors marquer le retour du PS dans le camp européen auquel il appartient historiquement et dont se réclament tous les prétendants en situation d'être désignés par lui comme candidat à la présidentielle.
La famille politique au sein de laquelle le réflexe européen est le plus naturel est incontestablement l'UDF. Mais celui-ci se résume désormais davantage à une succession d'incantations mécaniques qu'à des analyses sérieuses conduisant à des propositions précises. L'Europe a changé, elle s'est agrandie, elle cherche un nouveau souffle et l'on attend toujours que l'UDF fasse des propositions concrètes de relance.
Au demeurant, le parti de François Bayrou, qui a préféré l'hémicycle du Palais Bourbon au Parlement européen, se concentre sur la candidature à l'élection présidentielle de son leader. Il est ainsi conduit à des prises de position qui rompent avec nombre de politiques européennes. Tel fut le cas avec la directive sur les services ou pour l'élargissement. La campagne présidentielle de son leader serait donc un test de compatibilité entre ce parti et "la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux" telle que la proclame l'article 3 du Traité de Rome, c'est-à-dire la dérégulation des marchés et les principes de la libre concurrence.
En réalité, tout se passe comme si le syndrome référendaire pesait encore sur les esprits politiques alors que les Français semblent déjà passés à autre chose.
Ainsi l'extrême gauche entend-elle continuer à exploiter le credo anti-libéral, apparemment si populaire et qui a bien fonctionné le 29 mai 2005. Mais, là encore, la situation internationale lui joue des tours. Les Etats les plus libéraux dans la conduite de leur politique économique sont ses anciens modèles. La Chine ou le Brésil, mais aussi la Russie ou l'Inde, ne se posent pas tant de questions philosophiques sur le modèle qu'ils élaborent. "Peu importe que le chat soit noir ou blanc pourvu qu'il mange les souris" avait affirmé Deng Xiao Ping. La thématique de l'extrême gauche montre une réelle préférence pour le point de vue de la souris sur celui du chat ! Au moment de l'élection présidentielle, les Français se montreront-ils sensibles à ces relents révolutionnaires discrédités aux yeux de la quasi-totalité des peuples de la planète ou rejetteront-ils les "nouvelles radicalités" aux côtés d'Hugo Chavez et d'A. Loukachenko ?
Restent l'extrême droite et les Ecologistes.
Jean-Marie Le Pen n'a pas innové dans son nationalisme rigide et sa critique de l'Europe. Ce n'est pourtant pas son sujet de prédilection et s'il la critique toujours aussi fortement, c'est au travers des thèmes populistes préférés du Front national : l'immigration, le rejet de "l'établissement", étendant son opprobre jusqu'à Bruxelles et Strasbourg. Plus vigoureuse est la thématique de Philippe de Villiers qui tente, depuis quelques années, de théoriser une alternative eurosceptique. Plutôt qu'à Maurras, ses campagnes ressemblent davantage à celles de Pierre Poujade, saisissant tous les prétextes pour fondre sur Bruxelles et nourrir ainsi, au prix d'excès sans limites, le sentiment de perplexité, voire de rejet, que certaines catégories de Français peuvent exprimer envers certaines politiques européennes. Le Président du conseil général de Vendée prend le parti des pêcheurs quand l'Union protège les espèces halieutiques en voie de disparition et ne manque aucune occasion de stigmatiser les politiques européennes, parfois pour leur insuffisance, contribuant ainsi à renforcer la demande d'Europe des Français.
Enfin on attend de savoir quelle campagne peuvent mener les écologistes. Dominique Voynet, qui devrait porter leurs couleurs, a exercé les fonctions de ministre de l'Environnement. Elle connaît donc les apports de l'Union, spécialement celui du Parlement européen, à une politique de l'environnement plus proche des standards exigeants de l'Europe du Nord que de nos travers latins. Saura-t-elle apporter à son courant la maturité qu'il a acquis dans d'autres pays de l'Union ? Rien n'est moins sûr tant les discussions au sein de son parti sont difficiles à suivre, y compris pour ses propres membres.
Dans les débats qui s'ouvrent, la dimension européenne va s'imposer comme une évidence. Et nul ne saurait se limiter à des propositions de caractère national ou faire l'impasse sur les grands sujets stratégiques du moment qui implique un raisonnement européen construit.
La question n'est plus entre "fédéralistes" et partisans de "l'Europe des Nations". Ce clivage a disparu avec le concept de "Fédération d'Etats-Nations". La vraie fracture est entre ceux qui acceptent l'engagement européen de la France et entendent l'intégrer aux politiques nationales pour les rendre plus efficaces, en participant, dans le même temps, à la relance et aux progrès nécessaires d'une Europe unie dont nous avons de plus en plus besoin et ceux qui pensent que notre appartenance à l'Union est encore un thème de campagne ou que l'Union européenne est le symbole d'une société ouverte qu'ils rejettent.
Ainsi, paradoxe bien français, dans la campagne référendaire sur la Constitution européenne, tous les leaders se qualifiaient "d'Européens", même ceux qui réclamaient "une autre Europe". Derrière cette hypocrisie se cachaient, en réalité, de vraies différences politiques.
Qu'ils le veuillent ou non, les candidats à l'élection présidentielle ne pourront donc pas éviter le débat européen. C'est déjà un progrès. C'est une urgente nécessité tant la voix de la France est attendue par nos partenaires. Il reste à souhaiter qu'ils le fassent correctement, en toute transparence devant les Français.
Jean-Dominique Giuliani (http://www.jd-giuliani.org) est président de la fondation Robert Schuman (http://www.robert-schuman.eu