Bruno Vever, le 5 juillet 2017
A l’issue de scrutins multiples, de rebondissements spectaculaires et de controverses passionnées remettant au cœur du débat une Europe qu’on n’attendait plus, c’est une France quelque peu épuisée et surtout bien secouée qui aura élu Emmanuel Macron à sa présidence, et conduit les premiers pas d’En Marche sur la plupart des bancs de l’Assemblée Nationale.
Après tant de clivages irréconciliables, ce surprenant coup de barre sur un hyper-centre inédit, avec son décoiffant coup de jeune, sa mixité triomphante et sa remise à plat de l’échiquier politique, aura chamboulé tous les sondages, tous les positionnements, tous les partis et toutes les situations.
Il n’aura pas manqué de stupéfier les Européens comme les Français eux-mêmes, au moment où l’Europe s’interroge sur son propre avenir dans un contexte devenu critique de tous côtés : divorce en cours avec les Britanniques, mésentente feuilletonesque avec Trump, glaciation armée avec Poutine, cohésion européenne sur le fil, défi angoissant du terrorisme, immigration incontrôlée des réfugiés du sud. Et jusqu’à présent, les vingt-sept n’auront guère brillé par leur réactivité solidaire et innovante à tous ces bouleversements !
Pour sa part, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker n’aura pas attendu l’hypothétique réveil des vingt-sept pour livrer dès le mois de mars sa contribution au débat, explorant cinq scénarios dans son « Livre blanc sur l’avenir de l’Europe » à l’horizon 2025. Tous les Européens auront été conviés à réagir sur ces perspectives avant que les orientations en soient prochainement précisées en liaison avec le Parlement européen, puis arbitrées par les dirigeants des vingt-sept d’ici la fin de l’année.
Les deux premiers scénarios du Livre Blanc paraissent n’avoir été présentés que pour la forme : leur crédibilité ne fera en effet guère illusion, qu’il s’agisse de « s’inscrire dans la continuité », c’est-à-dire perdurer dans un statu quo que chacun s’accorde à juger intenable, ou de retenir « rien d’autre que le marché unique », quand le devenir de celui-ci s’avère moins que jamais isolable du reste !
Le troisième scénario où « ceux qui veulent plus font plus » a déjà été engagé de longue date et de façon diverse, avec la zone euro comme avec l’espace Schengen, notamment pour contourner les obstructions britanniques. Et si Albion est aujourd’hui sur le départ, d’autres ne manqueront pas de prendre ci ou là sa relève sur les freins. L’Europe à vitesse variable restera donc incontournable pour éviter de demeurer à la merci d’une arrière-garde.
Mais cette flexibilité dans l’Union devra, pour ne pas pénaliser la vitalité de la construction européenne, impliquer en priorité les plus importants des Etats membres, donc la France et l’Allemagne. Elle devra permettre des avancées décisives dans des domaines clés, sur le plan sécuritaire et défensif comme dans d’autres, notamment fiscal. Elle ne pourra pas faire non plus l’économie d’un renforcement de l’encadrement à vingt-sept, ce qui supposera une pression politique suffisamment entraînante du groupe de tête, avec tous les moyens disponibles et l’appui de la Commission européenne, sauf à diluer progressivement l’Union dans une Europe à la carte qui en deviendrait la négation même.
Le quatrième scénario vise quant à lui à « faire moins mais de manière plus efficace ». Un tel « deal » parait non seulement souhaitable mais indispensable, à condition bien sûr que ce recentrage s’opère sur les bonnes priorités, c'est-à-dire là où il apparait clairement qu’on fera mieux ensemble que séparément.
Ceci impliquera de consentir enfin, après soixante années d’interférences voire de confusions souvent mal arbitrées entre l’Union et ses Etats membres, une complémentarité plus cohérente. La politique commerciale extérieure commune, présentant un front uni aux pays tiers, ou l’union économique et monétaire, mise en place avec l’euro, sont de bons exemples d’une telle complémentarité, que d’aucuns n’hésiteront pas à qualifier de fédérale. Mais peu importe le mot et les interminables controverses qu’il peut continuer de susciter pourvu que les Européens sachent retrouver, avec une direction clarifiée, un partage des tâches revisité et une solidarité renforcée, plus de bon sens face aux défis croissants de la mondialisation !
On aura compris que le cinquième scénario « faire beaucoup plus ensemble » dépendra en toute hypothèse du bon usage préalable, conjoint et réussi des scénarios trois et quatre. Des analyses complémentaires sont également annoncées sur les questions suivantes : social, union économique et monétaire, mondialisation, défense, finances communes. Nul doute que le président de la Commission veillera à préciser le profil et l’agencement de tous ces scénarios et de toutes ces perspectives dans ses prochaines recommandations et propositions en liaison avec les dirigeants européens.
Mais pour concrétiser les meilleurs scénarios, on attend surtout le réveil et l’affirmation d’un partenariat franco-allemand refondé sans lequel rien ne sera possible.
Le premier déplacement réservé à Berlin de notre nouveau président, son choix d’un conseiller diplomatique, Philippe Etienne, jusque là ambassadeur en Allemagne, et ancien représentant permanent auprès de l’Union européenne, le portefeuille de l’économie et des finances confié à Bruno Le Maire, rare Français germanophone, proche de son homologue allemand Wolfgang Schaüble – tous deux ayant annoncé un initiative conjointe pour renforcer l’union monétaire -, la mise en valeur d’une complicité franco-allemande réaffirmée lors des premiers sommets internationaux ayant suivi nos élections, l’hommage conjoint avec Angela Merkel rendu à Helmut Kohl dans l‘hémicycle de Strasbourg, tout ceci indique bien la voie privilégiée qu’entend prendre sur l’Europe la « France en marche ».
L’activation programmée des réformes internes pour adapter la France à la mondialisation et aux engagements européens, avec un retour du déficit public à 3% dès 2017 réaffirmé par Edouard Philippe en dépit de l’inventaire alarmiste de la Cour des comptes, constituera bien sûr un gage prioritaire pour refonder cette confiance mutuelle.
Mais il s’agit « en même temps » pour la France, comme l’a souligné Emmanuel Macron aux parlementaires réunis en Congrès à Versailles, de s’approprier enfin l’Europe, car « l’Europe, c’est nous ». Et pour faire « revivre le désir d’Europe », il nous faut retrouver, avec un nouveau cap donné à l’Europe, « le souffle premier, cette certitude où furent les pères fondateurs ». Les défis cités ne manquent pas : approfondissement économique et monétaire, mais aussi fiscal et social face aux défis externes, transition écologique, transition numérique, défense et sécurité, mais également culture et innovation. Deux annonces pour concrétiser cette profession de foi européenne : une initiative européenne de la France dans les prochains mois, en liaison notamment avec l’Allemagne, et le lancement d’ici la fin de l’année de « conventions démocratiques » partout en Europe, pour contribuer à « refonder ce projet politique premier qui unit les hommes ».
Et maintenant ? On voit mal l’Allemagne, par-delà ses propres élections en septembre, faire faux bond à l’affirmation d’un noyau dur avec la France en vue d’une intégration européenne renforcée, après l’avoir elle-même proposée à deux reprises mais sans succès, d’abord auprès de François Mitterrand en cohabitation gauche-droite avec Edouard Balladur (cf. initiative Wolfgang Schaüble – déjà – et Karl Lamers en 1994), ensuite auprès de Jacques Chirac en cohabitation droite-gauche avec Lionel Jospin (cf. initiative Joschka Fischer en 2000).
Cette double défection française d’alors, redevable tant à la gauche qu’à la droite, suivie en prime d’un rejet au référendum de 2005 du traité constitutionnel européen cher à l’Allemagne, n’aura pas empêché ces personnalités politiques allemandes, dont la constance aura rivalisé avec l’esprit européen, de réaffirmer ces dernières années que leurs propositions faites à l’époque restaient toujours d’actualité !
Alors, après tant d’alternances antagonistes, de cohabitations armées et de replis hexagonaux en France, après tant d’incompréhensions mutuelles et d’occasions manquées de part et d’autre du Rhin, bref après tant d’années perdues pour tous les Européens, le moment serait-il enfin venu de donner un vrai coup de jeune au partenariat franco-allemand et sa dernière chance à une Europe remise en marche ?
Bruno VEVER est secrétaire général de l’Association Jean Monnet et délégué général d’Europe et Entreprises