Panayotis Soldatos, le 22 septembre 2017
L’actuel débat sur la «refondation« de l’Europe, qui a, certes, le mérite de nourrir de nouveaux espoirs de relance, cette fois-ci réussie, de l’Union européenne, mais qui est, aussi et déjà, obscurci par la cacophonie d’une rhétorique souvent à saveur électorale et à finalité de «ballon d’essai politique d’exploration», invite, croyons-nous, à une urgente correction de trajectoire : son affranchissement de projets sans souffle inspirationnel et sans force de sursaut sociétal et sa réorientation vers la philosophie intégrative des pères fondateurs, dans une quête de mémoire de causalité historico-politique, de logique institutionnelle et de finalité sociétale du long terme.
Dans pareille orientation de retour aux sources, il conviendrait de nous consacrer, ici, à deux démarches, complémentaires et interactives. La première, à deux volets, comporte, d’une part, la nécessaire actualisation de la «causalité historico-politique» de la genèse du processus d’unification du Continent des années 50, pour souligner sa pertinence dans l’intégration européenne des temps modernes, malgré quelques variations systémiques dans sa causalité initiale, et, d’autre part, l’examen de l’impératif de conserver cette «mémoire historique» de l’essence de l’idée européenne et de sa matérialisation dans les Communautés européennes (CE), pour ne pas perdre de vue sa longévité et sa pertinence de «logique» et de «finalité sociétale» dans ce débat de refondation, devenu, dans l’agglomérat de l’Union européenne (UE), anhistorique, faussement utilitaire et avarié par le choc des intérêts nationaux du court terme et le déficit de vision du long terme (I). La seconde, cherche à cerner les paramètres rationnels d’une refondation qui tienne compte de la logique du «paradigme institutionnel-décisionnel» des années 50, pour redécouvrir la pertinence de la méthode de gouvernance de Jean Monnet et la prolonger, aujourd’hui, vers une phase de légitimation politique accrue qui, à moins de vouloir pérenniser le déficit démocratique actuel aux risques de dépérissement ou de «renationalisation» de l’Union, serait en phase avec les impératifs de rationalité socio-économique, les valeurs démocratiques et la finalité ultime de l’intégration européenne (II).
I. La causalité de l’idée européenne d’après-guerre, source d’orientation intégrative transhistorique plutôt que d’inspiration obsolète
A.- La constance d’une causalité intégrative depuis les années cinquante, celle de l’incapacité systémique de l’État-nation de répondre seul aux besoins fondamentaux de ses citoyens
1° Contrairement au leadership national et européen de notre ère, asphyxié par des revendications utilitaires, hétéroclites et segmentées du citoyen-consommateur et un «catastrophisme» populiste largement véhiculé par une partie des élites politiques, Jean Monnet ne fut pas logé à l’enseigne de l’homme politique, ni à celle du théoricien : apolitique et pragmatique, doté d’une capacité de vision du long terme et de persuasion des élites dirigeantes, il a puisé son approche d’intégration européenne dans une observation systématique, objective, clairvoyante et aux anticipations évolutives des systèmes étatiques européens d’après-guerre, plongés dans l’«incapacité fonctionnelle de distribution de valeurs systémiques», matérielles (au niveau, surtout, des infrastructures de production, de l’emploi et des biens de consommation) et immatérielles (en matière, notamment, de culture et d’éducation ainsi que de sécurité intérieure et extérieure). Plutôt que «système-providence» et rempart sécuritaire, l’État-nation paraissait, alors, sous sa forme de seul titulaire et gestionnaire de droits souverains dans un périmètre national, bloqué dans son fonctionnement et menacé d’obsolescence, à moins d’une constellation sous-continentale de regroupement et de dynamisation (la fracture Est-Ouest empêchait, alors, dans un horizon que l’on souhaitait rapproché mais que l’on appréhendait éloigné, une Maison de l’Europe pour tous les pays du Continent).
Aussi, une mise en commun supranationale de souverainetésfut-elle osée et instaurée, pourrépondre auxdits besoins systémiques des citoyens, créant un espace socio-économique d’interdépendance des marchés et des facteurs de production et de compétitivité accrue dans une libre concurrence, appuyée sur une gouvernance mixteinnovante (supranationale et intergouvernementale) et une méthode décisionnelle, ditecommunautaire(initiative législative supranationale; décision finale intergouvernementale, mais progressivement majoritaire; début de contrôle parlementaire aux perspectives de supranationalisation), les deux tournée vers une finalité, ultime et par étapes, de fédéralisation.
2° Ce bref retour historique n’a d’originalité et de pertinence que dans son objectif d’identifier-extraire, à des fins d’enseignements d’actualisation, les éléments fondamentaux de l’idée européenne de Jean Monnet et des premiers leaders, autour de la table de création des Communautés européennes, soit l’incapacité systémique de l’État-nation et, corrélativement, la mise en commun de droits souverains, pour y chercher, en second lieu, leur pertinence dans le contexte de l’Europe actuelle, en quête de refondation. Car, dans le Vieux Continent, on souffre, aujourd’hui, de la même incapacité systémique de l’État-nation, dans un environnement interne et international menacé, cette fois-ci non pas de guerre européenne ou mondiale mais de pressions de concurrence économique mondiale exacerbée, d’insécurité intra-européenne d’un type nouveau (terrorisme), de secousses géopolitiques aux frontières extérieures de l’Europe (notamment, rivalités de puissances, conflits régionaux, flux migratoires).
B.- De l’incapacité systémique de l’État-nation à l’action supplétive réussie de l’Union européenne : un bilan positif que l’euroscepticisme et l’europhobie, en rétroaction constante avec le populisme en vogue, s’obstinent à ignorer, voire à vouloir effacer
1° Le but, ici, est de reconnaître que, placées devant la même causalité de carence systémique de l’État-nation des années 50 et d’aujourd’hui, celle de l’insuffisance de l’espace national et des structures souveraines dans une Europe fragmentée sur le plan économique et politique, les CE, d’abord, l’UE, par la suite, ont fait preuve d’avancées considérables (certes, jamais suffisantes, dans un monde de fluidité et reclassements systémiques constants) en matière de satisfaction des besoins de leurs citoyens, dans une philosophie de subsidiarité, soit dans des champs d’activité où l’État-nation s’avère «trop petit», en capacité fonctionnelle de distribution de valeurs matérielles et immatérielles («too small for the big problems of life», selon l’expression consacrée de Daniel Bell).
Dans cet ordre d’idées, et dans la foulée de ce processus incessant d’intégration européenne, nous sommes, aujourd’hui, et en dépit des affirmations-protestations des eurosceptiques et des europhobes, devant un bilan concluant qui n’est, certes, pas parfait, ni irréversible.
- En effet, le marché unique et l’union économique (encore que partielle) et monétaire (zone euro) ont fait de l’UE une grande puissance économico-commerciale, dans un monde en quête de croissance et de compétitivité, faisant face, non seulement aux États-Unis, mais aussi aux nouvelles grandes puissances dont la Chine et, également, aux pays émergents. Par ailleurs, la crise économique mondiale et celle dans la zone euro ont connu, en Europe, des réponses salutaires : des interventions de solidarité, mobilisant des centaines de milliards d’euros pour des plans de sauvetage (avec le soutien aussi du FMI), ont permis, à Chypre, à l’Irlande et au Portugal une sortie de crise (la Grèce, toutefois, reste encore, par une posture de procrastination, dans l’incertitude de sortie de programme, en l’absence, notamment, de réformes profondes dans les domaines de l’économie, des relations de travail, de l’éducation, de la justice et de l’appareil administratif central et local); une aide européenne à l’Espagne, pour le soutien de ses banques, fut, également, concluante et conduisit à la reprise économique; les politiques conventionnelles et non conventionnelles de la BCE, en rapport avec cette crise, ont stabilisé la situation monétaire et, plus largement, financière de la zone. Aussi, l’amélioration progressive du niveau de vie de Européens (avec, toutefois, des écarts de capacité économique, entre pays membres et entre individus, écarts qui alimentent une profonde préoccupation socio-économique) et leur capacité de libre circulation et de participation à la création de richesses à la grande échelle de l’espace de l’UE représentent-elles des réalisations inédites de la construction européenne.
- Quant à l’établissement d’une paix européenne durable dans l’après-guerre et à l’ouverture de l’UE au Centre, à l’Est et au Sud européens, ils s’affichent, également, comme une conquête majeure du paradigme de Jean Monnet, institutionnalisé par les CE et l’UE.
2° Et s’il y a déficit dans cette mouvance de progrès socio-économique et de paix, il ne serait pas inapproprié de se tourner vers les défaillances des États-nation, membres de l’Union. Car, en effet, par une fuite en avant et une recherche de «boucs émissaires», dans des pays caractérisés, pourtant, par une déliquescence macro-économique d’institutions étatiques en défaillance structurelle et en manque de transparence, plutôt que d’admettre une importante part nationale, voire sociétale, de responsabilité dans la crise ainsi que l’ incapacité systémique nationale d’y remédier, il n’est pas rare de rencontrer des élites dirigeantes et des mouvements socio-politiques qui n’hésitent nullement à blâmer l’UE et, également, ses États membres «vertueux» (principaux bailleurs de fonds de sauvetage) de ne pas faire assez dans le cadre de ce sauvetage, malgré les centaines de milliards d’euros, l’avons-nous déjà souligné, y consacrés; pis encore, même après une sortie de crise, laquelle, du reste, demeure provisoire, faute de courage politique pour des réformes profondes, on s’oppose à une rigoureuse «surveillance» européenne de suivi, pourtant normale dans une Union de mise en commun de droits souverains et d’interventions coûteuses de sauvegarde, provenant des contribuables d’autres pays membres, souvent «vertueux». Ainsi, l’Union donne l’image d’un «Gulliver empêtré» dans les contradictions nationales à courte vue et les dérives populistes.
3° In fine, ce bilan n’a de portée dynamique constante et tournée vers l’avenir que si on l’oppose à celui de l’Europe de la première moitié du 20e siècle. Et c’est ici qu’intervient la pertinence d’une mémoire historique forte dans la marche du Vieux Continent, une mémoire qui refuse l’oubli collectif du passé destructeur des deux Grandes Guerres et valorise l’ère l’actuelle de prospérité et de paix dans l’Union, sans, certes, sous-estimer, en cas d’échec d’une réelle refondation, les risques d’immobilisme et de réversibilité, alimentés par la procrastination des eurosceptiques et l’obstructionnisme des europhobes, Car, s’inscrire dans la mouvance de l’euroscepticisme et de l’europhobie constitue une carence de mémoire et une posture anhistorique, éléments qui fragilisent cette trajectoire de l’Europe et menacent son irréversibilité.
II. L’impératif d’un retour aux sources institutionnelles de l’idée européenne pour «plus et mieux d’Europe»
A.- Un discours politique de refondation institutionnelle et de légitimité, qui se heurte à l’euroscepticisme et l’europhobie, des uns, aux contradictions, imprécisions, velléités, des autres
1° La crise européenne des années 2008 et suivantes (notamment, dérapages macro-économiques, faiblesses structurelles, fragilités bancaires au sein de plusieurs pays de la zone euro ; flux migratoires incessants vers l’Europe ; atteintes aux principes démocratiques de l’Union dans des pays du Centre et de l’Est du Continent) a mis en scène une pièce d’affrontements d’acteurs aux positions diamétralement opposées et sans réel souci de synthèse : des exigences accrues de solidarité, de prospérité et de sécurité européennes, à l’enseigne de «plus et mieux d’Europe», s’entrechoquent avec de forts courants d’euroscepticisme et d’europhobie, souvent teintés de populisme de mauvaise foi ou de posture irrationnelle (du point de vue de l’évolution de l’économie moderne et du rapport de forces au niveau mondial) et placés à l’enseigne du «détricotage» et de la «renationalisation» du processus d’intégration européenne. À cet égard, à la procrastination des pro-européens, conscients, pourtant, du besoin de «plus et mieux d’Europe» mais soumis aux servitudes de la politique interne (notamment : échéances électorales ; partis politiques écartelés sur la question européenne ; émergence de forces extrêmes qui menacent la stabilité de l’échiquier politique ; leadership timoré ou frappé d’aboulie), s’oppose l’incohérence des eurosceptiques et des europhobes, enchaînés dans leurs contradictions: ceux-ci, soulèvent, en effet, le déficit démocratique des institutions de l’Union et, également, leurs insuffisances fonctionnelles, non pas pour y remédier au niveau européen, mais pour réussir l’amorce d’un processus de «renationalisation», notamment, par l’octroi de nouveaux pouvoirs accrus aux parlements nationaux dans les champs de l’Union, par l’affaiblissement du statut et des rôles de la Commission, en faveur d’une gouvernance davantage intergouvernementale, par le rétablissement de «barrières nationales à la carte» (protectionnisme commercial ; préférence nationale ; blocages du système Schengen ; rejet d’une stricte surveillance budgétaire, même pour ceux qui, en déliquescence macro-économique, ont profité ou profitent encore, comme la Grèce, de programmes de sauvetage, de centaines de milliards d’euros, sans avoir suffisamment répondu à leurs obligations).
2° Cette incohérence de débat, dans la foulée de la crise de l’UE, frappe aussi bien les acteurs de la scène nationale que ceux des institutions européennes, comme en témoigne, par exemple, la cacophonie ou, au mieux, l’indécision des chefs d’États ou de gouvernement en Conseil européen et, aussi, celle de membres de l’Eurogroupe (également, caisse de résonance de contradictions nationales) ou de l’exécutif de Bruxelles, aujourd’hui, fortement politisé, lorsqu’ils se réfèrent, selon le cas et l’institution, à la question des quotas pour les réfugiés, aux rôles non conventionnels de la BCE (en particulier, sur sa volonté de rachat de dettes), à la rationalité du programme de sauvetage appliqué à la Grèce, aux approches et politiques de l’Eurogroupe, au déficit démocratique des institutions (surtout dans leur échafaudage intergouvernemental au niveau de la zone euro) etc.
a.- S’agissant du comportement d’acteurs nationaux (au sein de leur système étatique ou des institutions européennes), quelques exemples, ci-après, nous paraissent éloquents à propos de cette arythmie et cacophonie de débat (il ne s’agira, certes, pas, ici, toujours des mêmes acteurs): on réclame plus de solidarité européenne, soit plus de fonds de sauvetage pour des États en déliquescence macro-économique, mais, du même souffle, on rechigne (ou l’on accepte à reculons, après moultes réactions d’opposition ou hésitations) à imputer à ses propres contribuables, dans cette constitution de fonds de solidarité, les sacrifices financiers y afférant ; on hésite à soutenir résolument l’impératif de profondes réformes des structures socio-économiques, sous couvert d’opposition à l’«austérité» qu’elles comportent inévitablement, sans, par ailleurs, avoir des solutions réalistes (dans le contexte de la zone euro et de l’économie mondiale) de rechange; on reproche, souvent, à l’Allemagne son insistance (notamment, au sein du Conseil européen, de l’Eurogroupe, de la BCE, du MES) pour une rigueur macro-économique et de réformes structurelles, mais, en même temps, on s’attend à ce que ce pays (en fait, ses contribuables) assume une importante part de la contribution financière de sauvetage et d’aide ; on critique, toujours dans le cas de la RFA, son action unilatérale d’accueil de plus d’un million de réfugiés, comme, également, sa patience et coopération avec la Turquie pour endiguer le flux de réfugiés vers la Grèce et, ensuite, vers le reste de l’Europe, nonobstant l’absence de solidarité européenne par l’échec du plan des quotas de la Commission (obligation de solidarité que la Cour de Justice de l’Union européenne vient, du reste, de confirmer) ; on admet le déficit démocratique de l’Eurogroupe et l’absence consécutive de contrôle contraignant du Parlement européen, mais, du même souffle, on se fait l’apôtre d’une gouvernance intergouvernementale de la zone, qui est à la base de ce déficit et dysfonctionnement, dont on est, du reste, responsable, car partie prenante.
b.- Il arrive même que des membres de la Commission, institutionnellement impliqués, en l’occurrence, dans l’Eurogroupe et la «Troïka» de suivi et de surveillance pour l’exécution des programmes de sauvetage, dans une démonstration de cacophonie et de contradiction, s’érigent en censeur d’instances auxquelles, pourtant, ils participent et dont ils endossent activement les décisions. Elle est caractéristique, autant qu’inattendue, à ce propos, la récente «sortie» de Pierre Moscovici, participant activement aux travaux de l’Eurogroupe et à son consensus, en tant que représentant de la Commission, chargé, notamment, des affaires économiques et monétaires, qui, dans un entretien avec le «Corriere della Sera», accuse l’Eurogroupe, à l’occasion du dossier grec, de sa mauvaise et antidémocratique gestion de la crise, notamment par l’imposition abusive de mesures d’austérité (dans un programme qu’il a «piloté», du reste, comme membre de la Commission), en affirmant : « en termes de processus démocratique, c’est un scandale, pas parce que les décisions étaient scandaleuses, mais parce qu’en décidant de cette manière du sort d’un pays, en imposant des décisions détaillées sur les retraites… [o]n touche aux choix fondamentaux dans la vie d’un pays, [choix]faits derrière des portes closes par un organe dont les travaux sont préparés par des technocrates qui échappent à tout contrôle parlementaire » (propos rapportés in www.euractiv.fr, 4 septembre 2017).
En somme, nous ne sommes plus à une contradiction près, dans ce débat de refondation, sous-tendu par des visions diamétralement opposées et sans essai de synthèse de l’ «argument controversé».
B.- S’entendre sur l’origine des carences institutionnelles-décisionnelles de l’UE et leur inventaire actualisé, avant toute démarche de refondation
Ainsi qu’il apparaît à la lecture des réflexions précédentes, le discours sur la refondation de l’Europe émane à la fois des eurosceptiques et europhobes et de ceux qui souhaitent «plus et mieux d’Europe» institutionnelle et de compétences, ce qui empêche toute synthèse d’approche en matière de réformes.
En effet, sur le fond, la préoccupation affichée (pas toujours réelle) des deux parties à l’«argument controversé» est celle du bien-être sociétal (individuel et collectif), avec, en général, la constatation commune d’un déficit à la fois d’efficacité et de légitimité démocratique de l’UE, devant les crises qui secouent l’Europe : crise dans la zone euro, bien qu’en voie d’absorption ; disparités de développement et inégalités de distribution des richesses ; phénomènes, sans cesse reproduits, de terrorisme ; vagues migratoires de déstabilisation ; profil international flou, hésitant, contre-productif ; etc. En revanche, de sérieuses divergences apparaissent au niveau de la responsabilité à attribuer au chapitre de ces difficultés, insuffisances et carences systémiques et, également, des remèdes appropriés à formuler et à mettre en œuvre.
Eu égard, notamment, à l’attribution de responsabilités, nous avons souvent affirmé que l’Europe a échoué dans son efficacité et légitimité lorsque les États lui ont refusé les moyens d’y parvenir : ce sont les États qui ont voulu la création et, aujourd’hui, la «constitutionnalisation», d’un Conseil européen, institution intergouvernementale au grand déficit démocratique et fondée, en règle générale et en philosophie institutionnelle (sauf disposition spécifique des traités), sur le consensus de 28 États, difficile à atteindre pour des décisions d’«agrégation» des intérêts nationaux et, de ce fait, conduisant à un repli aux décisions d’«addition» de ces intérêts, d’un dénominateur commun fort bas ; ce sont, toujours les États qui, dans la foulée des pressions gaullistes ont, depuis la fin de la Commission Hallstein II, politisé la Commission (lors de la nomination de la Commission Juncker, parmi ses 28 membres, on trouve 5 anciens Premiers ministres, 3 anciens vice-Premiers ministres, 14 anciens ministres ou secrétaires d’État, 1 ancien ministre-président de Land, 3 trois anciens députés européens—sur le plan méthodologique, dans notre catégorisation, nous tenons, ici, compte, pour ceux qui ont assumé plusieurs fonctions politiques dans leur parcours, uniquement de celle de rang supérieur, exercée avant leur entrée au collège des commissaires), pour y accueillir ainsi un aréopage à logique intergouvernementale, d’où de nombreuses incartades à saveur nationale ou indicative d’affiliations politiques nationales (à l’exemple de celle du commissaire Pierre Moscovici, déjà mentionnée). Aussi, un grand nombre d’États membres de l’Union reprochent-ils le déficit démocratique d’institutions auxquelles ils participent et qu’ils ont, eux-mêmes, tenu à établir, dans une mouvance de protection d’une souveraineté nationale pourtant obsolescente, par une mise en commun «surveillée» (grâce à une prédominance de l’intergouvernementalisme, d’une part, de la politisation d’érosion de la branche supranationale, d’autre part) des droits souverains transférés à l’UE.
C.- Oser la vraie refondation du système institutionnel de l’UE par le retour incontournable à la logique de rationalité économique et de légitimité politique des pères de l’Europe
1° Nombreux sont, aujourd’hui, les projets de réforme de l’Europe : ceux des eurosceptiques et des europhobes, l’avons-nous vu, logent à l’enseigne de propositions de «moins d’Europe», soit de repli européen de certains champs d’activité et de «renationalisation» matérielle et institutionnelle de l’UE ; ceux des euro-enthousiastes pour «plus et mieux d’Europe», souvent qualifiés, dans une ambition de vocabulaire et une quête de contenu systémique porteur, de «refondation», visent à améliorer l’efficacité du système de l’Union et à réduire son déficit démocratique.
Pour ce qui est, plus précisément des projets favorables à «plus et mieux d’Europe», dits de refondation, qui prennent, de nos jours, leur envol, souvent de «ballon d’essai politique d’exploration», ils sont, en règle générale et en dehors de quelques propositions d’origine institutionnelle européenne (voir, parmi les divers textes de la Commission, la toute récente esquisse de projet de refondation de son président Jean-Claude Juncker, lors de son discours sur l’état de l’Union, prononcé, le 13 septembre 2017, devant le PE, comme aussi les propositions antérieures du PE et de ses formations politiques), annoncés, vaguement formulés et diffusés de façon unilatérale et en ordre dispersé, par des dirigeants nationaux en quête de popularité, de feuille de route électoraliste ou, « at best», de capital politique sur le long et moyen terme, ce qui n’exclut, certes, pas de bonnes intentions et des possibilités de future cristallisation dans le cadre de l’UE et de son devenir de refondation. Il est, en effet, étonnant, sinon affligeant, de constater que ce leadership national n’ait pas ressenti le besoin d’inscrire, au préalable, cette démarche dans le cadre multilatéral, institutionnel-décisionnel, de l’Union, pour lui assurer la valeur ajoutée de la concertation et les meilleures chances de consensus final, préférant des actions de «cavalier seul», à l’ambition «directionnelle», qui ignorent l’impératif de collégialité dans le partenariat européen et préemptent d’autres États membres et les institutions communes européennes, au risque de connaître des reproches, au mieux de partisannerie et au pire de hégémonisme (voir, par exemple, dans un contexte franco-allemand, les «engagements» de refondation du président Emmanuel Macron, ceux du candidat (à la chancellerie de l’Allemagne) Martin Schulz ou, encore, de la Chancelière Angela Merkel, la dernière demeurant, toutefois, plus prudente et avare d’annonces préélectorales sur ce chapitre).
2° Si nous revenons, maintenant, au «hard core» de cette refondation et, au-delà des positions partisanes et des intérêts-préoccupations strictement nationales-régionales-locales ou, encore, sectorielles de chaque État membre, nous renvoyons, encore une fois, ici, à l’idée européenne de départ, toujours à la lumière de l’actualité systémique et eu égard aux valeurs permanentes dans la culture politique et, plus largement, sociétale européenne, celle de la double finalité d’une refondation de réel assainissement systémique de l’Europe: la rationalité intégrative, d’ordre sociétal, et la légitimité politique.
a.- La rationalité sociétale d’un cadre intégratif fort élargi (actuellement, de 28 États membres, mais de 27 après un Brexit) de l’UE, déjà définie, en termes de décisions, rapides, cohérentes, équitables, efficaces et suivies, a imposé aux CE (et avec une certaine continuité, aujourd’hui, à l’UE), conformément à la méthode de Jean Monnet, des institutions communes légiférantes, exécutrices et judiciaires, à composition paritaire (aux adaptations, toutefois, qui respectent, sur le plan décisionnel, la taille démographique des partenaires), plus ou moins indépendantes, selon le cas (le Conseil, toutefois, en tant que colégislateur, connaît, certes, un déficit démocratique) et au mode de décision majoritaire, ordonnées à l’agrégation des intérêts nationaux (régionaux, locaux, sectoriels), sans reproduire ainsi une simple caisse de résonance des rivalités nationales et des intérêts particuliers.
b.- La légitimité démocratique, qui relie, dans nos régimes parlementaires, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif à la volonté du peuple, directement (Parlement) ou indirectement, par le biais de ses représentants qui investissent l’exécutif(Gouvernement), demeure réduite au niveau de l’Union, en l’absence d’un parlement exerçant la totalité du pouvoir législatif et d’un gouvernement émanant exclusivement du PE.
- À cet égard, les Communautés de la première heure, furent tournées, en quête de légitimité, vers les parlements nationaux et une simple assemblée consultative européenne, forcées qu’elles étaient, dans le contexte politique de l’époque (pesanteur historico-politique de l’État-nation à la base du système ; longévité, bien qu’en état de crise, de la souveraineté nationale ; élites politiques résistant à leur disparition systémique), d’accepter une bonne dose de déficit démocratique. Et, malgré les diverses réformes «constitutionnelles» des CE et, aujourd’hui, de l’UE, ce déficit persiste, tout en étant pris, jusqu’ à présent, dans l’engrenage d’un enchaînement dynamique de réduction de son degré (élection du PE au suffrage universel direct ; pouvoir d’élection par le PE du président de la Commission, tête de liste gagnante aux élections européennes ; rôle accru du PE par son pouvoir de colégislateur et par celui de co-investiture (PE-Conseil européen) de la Commission (pouvoir s’ajoutant à celui, déjà existant, de censure).
- En revanche, l’établissement de la zone euro et de son Eurogroupe, dans un échafaudage intergouvernemental parallèle, qui ne s’inscrit pas dans la mouvance de parlementarisation du système de l’UE, a créé un nouvel espace public au sérieux déficit démocratique.
3° Dans cet ordre d’idées, une vraie «refondation» institutionnelle- décisionnelle, celle d’une réforme « a maxima» (eu égard au contenu intégratif fort du terme «refondation») de l’ensemble du système institutionnel-décisionnel de l’UE et de celui de la zone euro, aurait, à notre avis et à la lumière des enseignements sur la genèse, la logique et la finalité intégratives des pères fondateurs, ici identifiés, à s’articuler autour des principaux éléments constitutifs qui suivent.
a.- La refondation de l’ensemble de l’UE comporterait: la valorisation accentuée du poids des critères de compétence et d’indépendance pour la désignation-nomination du collège des commissaires (y compris pour le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui devrait ainsi relever exclusivement de la Commission et de son président, sans aucun lien constitutif et de révocation avec le Conseil européen) ; la dépolitisation, dans la foulée de cette valorisation, de la composition de la Commission, selon l’esprit supranational qui a prévalu pour la Haute Autorité de la CECA, du début des années 50 ; l’octroi, dans cette même logique, au PE d’un pouvoir intégral d’investiture de la Commission, sur proposition de sélection des commissaires émanant du président élu de la Commission, tête de liste gagnante des élections européennes ; la généralisation, sans exceptions, du pouvoir de colégislateur du PE ; l’octroi de la présidence du Conseil européen au président de la Commission, ce cumul de fonctions étant permis par le traite de l’UE et susceptible, par ailleurs, de réduire l’actuel déficit démocratique du président du Conseil européen.
b.- Quant à zone euro, il s’agirait, pour nous, dans une réforme audacieuse : de l’abandon de l’«échafaudage parallèle», intergouvernemental et informel, de l’Eurogroupe, pour en faire une nouvelle vraie formation ministérielle (restreinte) du Conseil pour les affaires de la zone euro, avec les seuls ministres des Finances de la zone, ce qui restreindrait, évidemment, le champ d’intervention de l’ECOFIN, qui resterait ainsi une formation ministérielle pour les autres affaires économiques et financières de l’UE, celles dont les domaines et les membres demeureraient en dehors de la zone euro (pareille formule représenterait, du reste, un premier pas décisif vers le «noyau dur» d’une «Europeà plusieurs cercles concentriques», car, nous ne croyons pas, dans une prochaine phase de vraie refondation, à la possibilité, ni à la rationalité, même sur le long terme, d’une zone euro englobant l’ensemble des membres de l’UE, dans un amalgame «dysfonctionnel» de « ceux qui veulent et peuvent» avec «ceux qui veulent mais ne peuvent pas», vu les grandes asymétries socio-économiques (manque sérieux de convergence) et politiques en présence, comme l’a révélé, d’ailleurs, la crise dans le Sud européen de la zone et les différenciations de positions au Centre et à l’Est européens, dans la foulée d’un élargissement hâtif et laxiste); l’intégration consécutive de l’Eurogroupe, formation ministérielle du Conseil, dans la méthode Jean Monnet (initiative législative de la Commission - décisions de l’Eurogroupe et codécision du PE) ; l’application du contrôle du PE dans les champs de la zone euro (il s’agirait du PE existant -- mais, selon nous, préférablement en formation restreinte, soit comportant les eurodéputés des pays membres de la zone euro --, plutôt que d’un second parlement, comme certains l’envisagent); la dotation de l’Eurogroupe d’une présidence de durée (à l’instar de celle de la formation du Conseil «affaires étrangères», qui est assurée par le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), confiée à un membre de la Commission, avec rang de vice-président du collège des commissaires (certains, dans une fuite en avant, préfèrent parler d’un ministre des Finances (et de l’Économie) ou d’un ministre de la zone euro, mais, vu son insertion dans la Commission, nous préférons le titre de «haut représentant pour les affaires économiques, monétaires et financières», car, ce sont ses pouvoirs qui nous importent plus que son appellation) ; ce président de l’Eurogroupe, formation ministérielle, serait désigné et nommé comme les autres commissaires et soumis au pouvoir de censure individuelle du président de la Commission et collective du PE, avec l’ensemble du collège des commissaires (ce schéma serait ainsi différent de celui de la double casquette de nomination et de révocation -- Conseil européen et Commission --, retenu pour le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et connaissant un sérieux déficit démocratique).
Si l’on s’attardait, maintenant, aux fonctions du haut représentant pour les affaires économiques, monétaires et financières (ministre des Finances ou de la zone euro pour d’autres), il importe de souligner, ici, que, sans cette grande autonomie constitutive et statutaire, du type de celle des commissaires, son efficacité et sa légitimité seraient fort réduites et ses fonctions se trouveraient ainsi en retrait par rapport à celles requises pour le bon fonctionnement-développement de la zone euro (ses principaux domaines de rôles : budget de la zone ; investissements dans la zone; rigueur budgétaire des États membres ; coordination de l’ensemble des instruments financiers; etc.). Car, en cas contraire, soit d’un statut de nomination-révocation similaire à celui du haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et malgré une éventuelle appellation de «ministre», on reproduirait les mêmes faiblesses que celles identifiées, aujourd’hui, au niveau du haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Il s’agirait, en effet, d’une fuite en avant, plus symbolique que réelle, et, en tout cas, fortement insuffisante face à l’ampleur du déficit de rationalité intégrative et de légitimité politique, identifié au niveau de l’Eurogroupe et de l’eurozone dans son ensemble. Fuyons, donc, les appellations sans substance de rationalité, d’autorité, de légitimité.
4° Évidemment, notre approche de refondation, qui s’inscrit dans la philosophie étapiste, à finalité d’unification politique, et la logique de rationalité-légitimité des pères de l’Europe, du temps des Communautés européennes, comporte une forte dose de fédéralisation et, comme telle se heurterait à une difficulté de taille, aujourd’hui, due, notamment : à l’hétérogénéité actuelle, et de longue durée prévisible, des orientations systémiques fondamentales des élites politiques des États membres ; aux différences d’éventail politique dans chaque pays ; au développement socio-économique asymétrique des partenaires ; à une volonté intégrative, des dirigeants et des populations, inégalement répartie au sein des sociétés concernées et, en degré moyen, faible pour «plus et mieux d’Europe». Elle nourrirait, par conséquent, un réel risque de blocage politico-constitutionnel pour la révision-adoption-ratification des traités TUE/TFUE. C’est bien cette raison qui nous a souvent incité, dans nos écrits, à préconiser cette refondation dans un cercle restreint («noyau-dur») de membres, «ceux qui veulent politiquement et qui peuvent économiquement».
In fine, compte tenu des réactions politiques déjà enregistrées, au sein de plusieurs pays européens, face aux actuels «ballons nationaux d’essai» de refondation, d’une appellation forte, mais d’un contenu, pour le moment, volontairement flou et «attrape-tout», souvent lancés en ordre dispersé et dans des démarches qui révèlent, notamment au niveau de certains grands États membres, une culture souverainiste avide de rôles directionnels européens et internationaux, nous regrettons de devoir nous rendre à l’évidence d’une autre perspective, malheureusement d’évolution institutionnelle-décisionnelle modeste et, dans le contexte des impératifs-défis en présence, insuffisante, voire chargée de risques en proportion : celle des mini-réformes dans cette Europe élargie, au grand danger de son éclatement structurel sous la pression des réalités. Que cet éclatement arrive à une sorte de «catharsis», pour «une autre Europe», pour un nouveau départ d’une avant-garde de sociétés euro-enthousiastes, d’un consensus social élevé et d’une économie aux structures compétitives et performantes, ne serait pas du domaine de l’impossible, mais, plutôt, la voie d’un retour aux sources et aux fondamentaux de l’idée européenne, en vue d’une première constellation de fédéralisme européen réussi, ouvert, plus tard, aux autres pays du Vieux Continent. En somme, à nos yeux, et dans une conception philosophique du phénomène de «catharsis», la vraie refondation de l’Europe ne se réalisera que lorsque les sociétés concernées et leurs élites dirigeantes, par un processus d’éducation, de réflexion innovante, de recherche de connaissances d’un saut qualitatif, prendront le «beau risque» d’une transmutation sociétale, qui osera la désidéologisation des concepts d’État-nationet de souveraineté nationale, pour accéder à une nouvelle esthétique sociétale, celle d’une communauté européenne de partage d’idéaux «au-delà de l’État nation», à la hauteur et à l’échelle du patrimoine de valeurs que l’histoire de l’Europe leur a légué.
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3