Bruno Vever, le 25 juillet 2018
La crise de l’Europe, c’est un sujet récurrent. Jean Monnet constatait déjà que l’Europe progresse à travers les crises parce qu’elle est la seule réponse à celles-ci.
On aura ainsi déjà connu la chaise vide du général de Gaulle, les perturbations monétaires en tous sens, les « my money back » de Thatcher, la crise financière de 2011, le sauvetage grec, les remises en cause de nouveaux traités par les électeurs danois, puis irlandais, puis même par les électeurs de membres fondateurs, français comme hollandais. A chaque fois, les dirigeants européens surent trouver un chemin pour rétablir une cohésion européenne et la plupart du temps pour la renforcer.
Mais la crise actuelle c’est différent. D’abord parce qu’elle ne vient pas de nulle part, et fait suite à des décennies de surplace : après le marché unique, les élargissements, l’euro, quelle direction prendre ? Ensuite parce que l’addition tous azimuts des défis externes et internes est sans précédent : outre le Brexit, la montée de l’extrémisme populiste chez les électeurs, les migrations incontrôlées d’Afrique et du Moyen Orient, la glaciation avec Erdogan, les récurrences impérialistes de Poutine, les provocations sans fin de Trump et la paralysie des dirigeants européens.
On peut le dire, même si l’expression a été parfois galvaudée : cette fois pour l’Europe c’est bien l’heure de vérité ! La « dernière chance » comme avait dit Jean-Claude Juncker en étrennant sa présidence de la Commission européenne…
Des raisons d’espérer
D’abord les Britanniques n’ont pas fait d’émules. C’est plutôt eux qui se trouvent aujourd’hui face aux pires difficultés : en ce sens, le Brexit est plutôt une illustration des fausses promesses faites aux électeurs, de l’arroseur arrosé et de l’exemple à ne pas suivre. Personne ne comprend d’ailleurs pourquoi les Britanniques ont voulu quitter une Europe qu’ils avaient fini par façonner autour de leurs desiderata : usage prédominant de l’anglais, exigence d’unanimité sur les sujets politiques, budgétaires ou fiscaux les plus sensibles, dérogations aux avancées les plus en pointe comme l’euro ou Schengen, et mode de fonctionnement devenu aujourd’hui, avec la prééminence du Conseil européen, plus intergouvernemental que communautaire.
Ce Brexit a plutôt poussé les vingt-sept à resserrer les rangs et reconnaître qu’un nouveau départ pour l’Europe devenait incontournable, même s’ils restent encore loin de s’entendre sur les réformes à engager et sur l’accélération à leur donner.
Par ailleurs, dans une Europe où les Etats sont soumis à des soubresauts politiques sans précédent, avec une prime aux critiques les plus véhémentes du système européen, la relation franco-allemande, qui reste indispensable à tout progrès européen, est en passe de repartir sur de nouvelles bases plus dynamiques, mutuellement plus ouvertes et mieux équilibrées.
L’élection d’Emmanuel Macron il y a un an, seul européen vraiment convaincu face aux dix autres candidats dont huit ouvertement eurosceptiques, seul à brandir dans ses meetings les drapeaux européens et faire applaudir l’Europe, a rebattu dans le bon sens les cartes côté français tandis que la reconduction de la coalition d’Angela Merkel, même laborieuse, difficile et fragilisée, laisse ouverte toutes les perspectives franco-allemandes et européennes. Et on pourra se féliciter de trois nouveaux accords franco-allemands dès ce mois-ci : préparation d’un budget spécifique de la zone euro, projet d’avion de combat européen, et renforcement des moyens européens Frontex aux frontières externes.
Citons enfin parmi les raisons d’espérer la prise de conscience, même tardive, du besoin d’écouter les citoyens, de tenir compte de leurs attentes, avec le lancement des consultations citoyennes dans chacun des vingt-sept. Pour paraphraser Clémenceau, l’Europe, c’est trop sérieux pour être laissé aux technocrates…
Des raisons aussi de douter
Les raisons de douter rivalisent hélas très aisément avec les raisons d’espérer. En premier lieu, qui ne saurait s’alarmer des progrès politiques considérables des mouvements politiques anti-système et anti-européens ? Ils sont désormais au pouvoir tout au long d’une dorsale nord-sud (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Autriche, et tout récemment Italie). Ils ont atteint des scores inédits en France, où les précédents partis de gouvernement, socialistes d’un côté et républicains de l’autre, ont été taillés en pièces par le front national de Marine Le Pen, seule à affronter Macron au second tour de la présidentielle, lui-même porté par un mouvement créé ex nihilo, tandis que l’extrême gauche des Insoumis de Mélenchon apparaît comme la troisième grande surprise de ces élections. Même progression spectaculaire pour l’AFD en Allemagne, avec une percée électorale au Bundestag totalement inédite. Mêmes poussées anti-système dans d’autres pays comme les Pays-Bas ou la Belgique. Dans la plupart des pays européens, les équilibres politiques traditionnels sont soit fragilisés soit carrément renversés, chamboulés, rendus méconnaissables.
Face à pareille situation, l’attentisme domine chez nos dirigeants européens, avec un Conseil européen resté à ce jour à l’écart de toute audace (cf. déclaration minimaliste du soixantième anniversaire du traité de Rome l’an passé) et aussi peu d’allant de grandes associations européennes comme BusinessEurope. Nous avons été bien seuls, en tant qu’Europe et Entreprises, à lancer pour ces soixante ans notre appel nourri et argumenté, par ailleurs bien répercuté sur internet par Google, à une refondation ambitieuse de l’Europe.
Depuis, deux dirigeants politiques ont quand même lancé des appels concrets et développés au sursaut européen mais sont restés à ce jour remarquablement seuls à le faire, et par ailleurs loin de se retrouver entre eux sur les mêmes longueurs d’onde.
Le président de la Commission Jean-Claude Juncker a présenté au Parlement européen en septembre dernier une approche la fois très réformiste et très communautaire, suggérant notamment de généraliser le vote majoritaire et de fusionner les fonctions de président du Conseil européen et président de la Commission, en englobant tous les Etats membres dans un nouveau départ européen. Emmanuel Macron a opté quant à lui, dans son discours de la Sorbonne du même mois de septembre, pour une approche à la fois plus refondatrice et plus intergouvernementale avec le leadership politique d’un groupe de tête. Quant à Angela Merkel, elle n’a guère été en situation de départager les deux approches (et ne l’a guère fait depuis). Et aucun des autres dirigeants européens non plus !
Nos deux rares activistes ne sont d’ailleurs guère exempts d’ambiguités et de contradictions. Jean Claude Juncker veut plus d’Europe pour tous, sans besoin de groupe de tête ni de nouveaux traités et tout en accueillant les nombreux candidats des Balkans, sans craindre de voir cette Europe s’enliser voire sombrer sous le poids du nombre et des disparités. Emmanuel Macron plaide pour une souveraineté européenne, mais sans délégation clarifiée à une autorité supranationale, et sans précision des conditions de préservation d’une cohésion européenne entre un groupe de tête et les autres Etats ne faisant pas partie de ce groupe. Ambigüité de nos deux avocats européens ? Il est vrai, comme disait le cardinal de Retz, qu’on n’en sort de l’ambigüité qu’à son détriment…
Mais c’est surtout ce silence, cette inertie de tous nos autres dirigeants européens qui inquiète, au moment même où chacun devrait avoir à cœur de prendre sa part des exigences d’un nouveau départ pour la construction européenne.
Des raisons surtout d’oser
Alors face à tout ce temps perdu, ces confusions au sommet, ces imprécations dans l’opinion, ces menaces de toute nature et tous côtés sur la construction européenne, il y a-t-il encore un créneau praticable pour relancer l’Europe ? C’est peut être le moment de rappeler le maréchal Foch : ma gauche cède, ma droite recule, j’attaque !
Une chose est sûre : l’excès des tensions internes et externes oblige à resouder l’Europe au plus vite : la politique des petits pas est aujourd’hui inadaptée. Désormais tout se tient : pour dépasser les clivages entre Européens, rattraper le temps perdu et mettre fin à nos échecs, le temps des réformettes a vécu. Il faut que tout change pour que tout revienne en ordre, que tout change pour que tout demeure. Et tout changer, c’est d’abord revenir aux fondements de tous les succès européens et redécouvrir les mérites de l’approche communautaire, c'est-à-dire la mise en commun de solidarités concrètes, appuyées sur des disciplines partagées, contrôlées par des instances unifiées, créant un même état d’esprit.
Peut-on craindre que les électeurs européens eux-mêmes ne veuillent pas aller plus loin dans l’intégration européenne et soient les principaux responsables de cette non-Europe ? Quelle erreur ! Les Européens ne critiquent pas l’Europe pour ce qu’elle a fait mais pour ce qu’elle n’a pas fait ! Oui à la suppression des frontières internes et à l’euro. Mais non à la liberté des uns au constant détriment des autres, à l’absence de contrôle commun aux frontières extérieures, à la sous-imposition voire non-imposition fiscale des multinationales, à l’absence d’Europe sociale, à l’inexistence de services publics européens. Et là ce sont les Etats qui refusent, pas les Européens. Osons le dire !
Pour donner son second souffle à une Europe qui en a oublié le premier, il est bien sûr impératif d’attaquer le mal à sa source, ce qui paradoxalement ne devrait pas diviser davantage mais au contraire réconcilier tous les Européens. Jugeons-en :
D’abord, faire l’inventaire des erreurs à ne pas renouveler : ce qui n’a pas marché versus ce qui fonctionne, et non pas droite contre gauche, libéral contre dirigiste. Il ne s’agit pas d’énoncer des opinions, moins encore des dogmes, mais de faire des constats et d’en tirer les conséquences. On ne l’a jamais fait, on ne l’a jamais voulu !
Ensuite, mettre en commun ce qui est plus efficace pour tous et moins cher pour le contribuable, en engageant des analyses à travers un institut budgétaire européen. Là non plus, on l’a toujours refusé, et dupliqué à 28 ce qu’il fallait faire ensemble !
Autre impératif : pas de délégation de compétences à l’Europe sans lui en assurer les moyens de décision, c'est-à-dire des décisions majoritaires, et les moyens de gestion, notamment des budgets en rapport. Or on a fait l’inverse : toujours plus de transferts européens, toujours moins de moyens !
De même, pas de confiscation politique ni administrative de tous les pouvoirs. En parallèle à l’organisation d’une subsidiarité verticale, permettant de décider au bon niveau qu’il soit européen, national ou local, il est impératif de garantir une subsidiarité horizontale : les pouvoirs publics ne doivent pas décider de tout. Il faut garantir le respect des libertés entrepreneuriales, associatives et syndicales, assurer l’autonomie des partenaires sociaux, promouvoir les libertés et initiatives de la société civile, ouvrir un statut européen à toutes les sociétés et associations qui le souhaitent. Mais ce statut européen, il y a quarante ans qu’on l’attend et que le Conseil le refuse !
Par ailleurs, si des Etats ne veulent pas avancer avec les autres, ils devraient être libres de solliciter des dérogations, sous conditions, ou alors de partir, mais certainement plus de bloquer. Car la démocratie, ce ne peut pas être une minorité qui impose ses vues à une majorité. Or c’est bien aujourd’hui le cas pour l’Europe !
Enfin et surtout, pas d’Europe forte et durable sans émergence d’Européens. Jean Monnet avait dit : on ne coalise pas des Etats, on unit des hommes. On a fait l’inverse, et c’est pour ça que notre coalition d’Etats fonctionne si mal !
Pour « créer » ces Européens, il faudra promouvoir une identité, une appartenance, une ambition, une affectio societatis qui soient communes : on ne tombe pas amoureux d’un marché unique, ni d’une monnaie. Mais on peut se reconnaître dans une culture, un mode d’existence, une citoyenneté, une nouvelle frontière, une place dans le monde, des efforts solidaires, des succès communs. Et aussi dans des marques et symboles d’appropriation : drapeau, devise, diplômes, parcours valorisés, pourquoi pas décorations et marques d’estime et d’encouragement aux militants et ouvriers de l’Europe les plus méritants, pas seulement aux dirigeants. On sait combien nos Etats répugnent à partager ces reconnaissances, ces encouragements et ces honneurs avec l’Europe, avec les Européens. Mais aux Européens eux-mêmes de les exiger
Une souveraineté européenne, mirage ou feuille de route ?
Que faire ensemble avec l’Europe ? La « mission impossible » d’une souveraineté européenne, cette souveraineté tant évoquée par Emmanuel Macron, paraît certes le seul moyen restant pour l’Europe de défendre ses intérêts et ses valeurs, tout en contribuant aussi à sauvegarder la coopération internationale, le multilatéralisme, la paix, le progrès économique et social, la protection de l’environnement. Mais tant qu’on ne balisera pas le chemin pour y parvenir, cette souveraineté européenne restera un mirage.
Chacun peut avoir ses propres idées sur la façon d’y parvenir. Et nos Etats finiront bien par trouver les moyens d’engager quelques étapes en ce sens. Certes, un tel objectif paraitra bien ambitieux voire impossible pour beaucoup. Mais l’achèvement du marché unique, la création d’une monnaie unique, le grand élargissement ne l’étaient-ils pas tout autant aux yeux des sceptiques de tous bords, y compris au sein même de « cercles qualifiés » ? Alors, pour risquer avec autant de témérité quelques exemples de ce qui pourrait être fait, évoquons, très librement et parmi d’autres, quelques pistes tout aussi qualifiables aujourd’hui d’impossibles :
Une souveraineté diplomatique ? Dans l’attente de futures réorganisations de l’ONU, mandat pourrait être confié par l’Union européenne à la France de la représenter comme telle au Conseil de sécurité en sa qualité de membre permanent, avec mise en commun des moyens diplomatiques et militaires pour appliquer solidairement ses positions.
Une souveraineté sécuritaire ? Une intégration européenne des douaniers et gardes-frontières permettrait d’assurer partout un traitement identique ; sur le plan militaire, la France pourrait élargir à l’Union européenne la protection de ses capacités militaires et nucléaires, moyennant contribution aux coûts et engagement d’investissements communs, avec l’appui d’un état major européen, d’une agence commune de renseignement et d’effectifs intégrés de défense, de protection civile et d’intervention extérieure.
Une souveraineté économique ? L’UEM pourrait enfin être dotée de moyens budgétaires significatifs, d’une union bancaire, d’un « serpent fiscal » assurant un traitement équitable des contribuables, d’un fonds monétaire envers les chocs systémiques, d’un trésor public intervenant sur les marchés financiers en partenariat avec la BCE, sans mutualiser pour autant les dettes d’Etats manquant aux obligations communes.
Une souveraineté technologique ? Des rationalisations et des économies d’échelle, examinées en commun avec l’appui d’un institut budgétaire européen, permettraient d’engager de nouveaux investissements européens, avec préférences mutuelles d’achats publics, pour renforcer nos capacités technologiques sur l’environnement, les nouvelles sources d’énergie, les modes alternatifs de transports, l’informatique, les nanotechnologies, la sécurité numérique, la biologie, la robotique et l’espace.
Une souveraineté citoyenne ? Un socle européen de chances et de droits pourrait être défini en liaison avec les partenaires sociaux, assurant que les attentes légitimes de protection et d’identité des Européens, moyennant des efforts d’adaptation de la part de tous, soient garanties face à la mondialisation ; un statut européen simplifié devrait par ailleurs être ouvert aux entreprises et aux associations qui le souhaitent.
Quant à l’ultime justification d’une telle souveraineté européenne, elle restera sans doute, par-delà tous les mérites d’une défense solidaire des intérêts des Européens eux-mêmes, sa contribution à une communauté mondiale de devoirs et de droits, garante de l’avenir de la planète. N’y a-t-il pas là matière à remotiver tous les Européens dans un nouveau départ pour la construction européenne ?
Bruno Vever est secrétaire général de l’Association Jean Monnet et vice-président d’Europe et Entreprises