Panayotis Soldatos, le 24 septembre 2018
«Seuls les idéaux qui ne sont pas réalisés et qui, ainsi, sont restés purs, continuent de fournir à chaque génération un élément de progrès moral… Ils seront toujours nécessaires à ceux qui indiquent aux peuples ce qui les rapproche par-delà ce qui les divise et qui renouvellent dans le cœur des hommes la croyance en une plus haute humanité » (Stefan Zweig)
Les dérapages systémiques de l’UE, multipliés et accentués durant la présente décennie, nous ont souvent dicté l’impératif appel pour un retour aux sources du paradigme européen de Jean Monnet, qui a inspiré-provoqué l’amorce du processus d’unification de l’Europe. Aujourd’hui, toutefois, devant l’ampleur du délitement intégratif européen, force nous est d’élargir cet horizon de refondation qui se cherche, certes toujours, dans le pragmatisme dudit paradigme, mais qui gagnerait à être, parallèlement, orienté vers un ressourcement complémentaire dans le creuset humaniste de la culture générale européenne et de son socle civilisationnel commun.
1° Les arythmies-contradictions dans le suivi de l’approche de Jean Monnet : perte de souffle ou manque de recadrage créateur?
Au vu du bilan des réalisations intégratives depuis les années 50’, il nous paraît, certes, essentiel de reconnaître les vertus de l’approche de Jean Monnet «l’économique d’abord, le politique après», dans un processus «étapiste», amorcé par l’interdépendance économique accrue et viable, fondée sur l’ouverture des frontières économiques et la supranationalisation du système juridico-institutionnel. Cela dit, et considérant le lent rythme de progression vers d’autres phases, plus politiques, d’unification européenne, la recherche de nouveaux ressorts intégratifs, compatibles avec ceux déjà en opération mais d’une vélocité accrue, dans ce monde de mutations rapides, s’inscrit, croyons-nous, dans une priorité stratégique de déploiement dynamique de l’Union.
a.- La philosophie intégrative de Jean Monnet, fort claire dès le lancement du processus, aux années 50’, reposa sur quatre piliers de rationalité :
- le premier fut imposé par l’histoire européenne des deux guerres mondiales, dont la seconde a parachevé la destruction des infrastructures des États européens concernés et rendu évidente l’incapacité de l’État-nation de répondre aux besoins systémique de ses citoyens, s’il demeurait isolé dans sa forteresse de souveraineté nationale, aux frontières d’obsolescence systémique;
- le deuxième, fondé sur une logique économico-commerciale, prescrit le caractère utilitaire d’une ouverture, certes progressive, des frontières nationales, génératrice de libre concurrence et créatrice de valeurs matérielles et de facteurs de production (biens, services, travail, capitaux) en interdépendance économique, pointant ainsi vers un espace commun de prospérité;
- le troisième, appuyé sur la logique de la «masse institutionnelle critique», introduisit le paradigme institutionnel-décisionnel de mise en commun de droits souverains, au sein d’institutions communes d’ordre supranational, offrant une autonomie décisionnelle (législative et exécutive) et protégées par un «fédéralisme juridique», celui de la primauté du droit communautaire (dirions-nous, aujourd’hui, européen), de son applicabilité directe et de son caractère obligatoire, sous la protection d’un système juridictionnel superposé;
- le quatrième a cherché sa substance dans un patrimoine civilisationnel européen, constitutif d’un destin commun et traçant les frontières géopolitiques et géoculturelles du processus intégratif à entreprendre et à compléter.
b.- Cela dit, une observation systématique de l’évolution de ce paradigme intégratif nous révèle des piliers lézardés et des fondations en partie affaissées par le passage du temps, depuis plus d’une soixantaine d’années de processus d’ intégration européenne; aussi, nous invite-t-elle à une refondation du modèle, à la fois par des correctifs dans sa structure initiale et par des ajouts de renforcements, dans le respect, toujours, de l’approche pragmatique plutôt que dogmatique de Jean Monnet.
- L’incapacité systémique de l’État-nation de l’après-guerre qui avait, à l’instigation de Jean Monnet, conduit à la mise en commun des espaces économiques nationaux et de certains de leurs droits souverains et schémas institutionnels, a connu un retournement de situation, justement dans le cadre intégratif des Communautés européennes et, aujourd’hui, de l’Union européenne, destinées à aller «au-delà de l’État-nation» mais devenues «victimes de leur propre succès», celui de la consolidation des économiques nationales (assainissement, avec quelques exceptions, des finances publiques, accroissement de la productivité, élévation du niveau de vie — dans un schéma qui demeure, cependant, hypothéqué par d’ importantes asymétries sociétales de distribution -- , amélioration de la compétitivité, dans une position commerciale prépondérante de l’UE sur l’échiquier international) et de l’instauration d’une «Pax europaea». Aussi, de telles réussites ont-elles fait oublier, au sein des nouvelles générations, l’apocalypse de deux grandes guerres mondiales en un demi-siècle et les destructions des appareils étatiques et réveillé les illusions souverainistes d’aujourd’hui.
- Certes, ce succès de rétablissement de la santé économique de l’État-nation n’assure nullement, dans une économie globalisée et de nouvelles grandes puissances, la fonctionnalité d’une souveraineté nationale (même celle des grands pays européens) privée du cadre sécurisant de l’intégration européenne, tant sur le plan économico-commercial et monétaire que sur celui de la défense. Et pourtant, le populisme, l’europhobie, l’extrémisme politico-idéologique, le dogmatisme économique, qui se livre à la «diabolisation» (sous l’appellation «économie néo-libérale) d’un système économique de libre concurrence, d’équilibre des finances publiques, de réformes structurelles au service d’une plus grande compétitivité économique et technologique, réussissent à pousser des segments croissants de la population européenne vers un retour au nationalisme économique et politique que l’on croyait abandonné dans les cendres des deux Grandes Guerres.
2° «Revisiter» le paradigme de Jean Monnet, pour assurer sa finalité d’une intégration sans cesse plus grande de l’Europe sur fond de «reflorescentia» humaniste
a.- À la lumière de ce retour des souverainismes européens au service démagogique de perceptions qui ne résisteraient pas à la pression de la réalité d’un monde globalisé et de nouvelles grandes puissances, il conviendrait de concevoir l’incapacité de l’État souverain de répondre aux besoins systémiques de ses citoyens non pas uniquement dans ses insuffisances systémiques de l’après-guerre, aujourd’hui, en partie redressées, mais, aussi, et surtout, eu égard à la globalisation-transnationalisation des échanges et de l’économie dans son ensemble, comme, également, au nouvel rapport géostratégique et géopolitique des forces qui rendraient obsolète, voire catastrophique toute tentative de forteresses nationales au niveau des pays membres de l’Union européenne, même de ceux que l’on pourrait qualifier de grandes puissances à l’échelle intra-européenne (et ceci «à bon entendeur», pour ce qui est des défenseurs du Brexit, des nostalgiques d’Empires européens centraux et des irréductibles d’un passé hégémonique, heureusement, révolu). D’ ailleurs, s’agissant du contexte européen, l’histoire du Continent devrait nous faire craindre un grand danger : faute d’ouverture intégrative des frontières et d’établissement d’un cadre rigoureux et multidimensionnel de frontières européennes externes communes, la mémoire résiduelle de la «fluidité- perméabilité» historico-politique de certaines frontières d’États européens encouragerait leur révision, «rectification», «rétrécissement», dans un réveil des vieux démons du nationalisme offensif du passé.
En somme, l’objectif intégratif de Jean Monnet, suggérant une ouverture économique des frontières, en route vers la souveraineté européenne commune, trouve, aujourd’hui, sa pertinence de valeur ajoutée : celle de la prospérité et de la pacification de l’espace européen par l’interdépendance économique, grâce à l’ouverture des échanges des biens et des services et de la libre circulation des capitaux, des personnes et du savoir ; celle de la rationalité du rempart européen (UE) de résistance et de protection face à l’économie globalisée et au nouvel équilibre géopolitique et géostratégique de puissances, qui, autrement, menaceraient, une Europe «renationalisée»- fragmentée, de «déclassement» et de déclin «tous azimuts».
b.- Sur un autre plan, le modèle de Jean Monnet qui a, incontestablement, permis, depuis plus de soixante ans, l’évolution «étapiste» d’une union douanière, devenue marché unique et, dans la foulée, réussissant, le passage à l’union monétaire, aux formes, également, d’union économique partielle, manifeste, depuis grand nombre d’années, une perte progressive de souffle et d’élan. En effet, il n’arrive pas à assurer le passage espéré à des formes supérieures d’unification politique (vraie politique étrangère et de défense commune, réelle communauté de valeurs, dépassant le simple stade des proclamations, fédéralisation des institutions etc.); bien au contraire, il est, sérieusement, confronté aux phénomènes de renationalisation systémique, avec un glissement intergouvernementaliste des institutions, de raidissement prononcé de postures souverainistes, au sein de plusieurs États membres, de cacophonie de politiques, de violations du corpus des valeurs européennes communes, de tendances centrifuges que le processus de Brexit illustre et aiguillonne.Pour cela et au-delà, il devient impératif et urgent de circonscrire une approche supplétive de celle de Jean Monnet, pour la propulsion du processus vers les champs de la «haute politique» («high politics»), dépassant le stade embryonnaire actuel de politique étrangère et de défense commune.
- Il conviendrait, presqu’en préalable, de hausser le niveau de convergence, aujourd’hui, déficitaire, des élites et des populations, dans le domaine du partage des valeurs communes, affirmées, certes, dans les textes (voir, notamment, l’article 2 TUE et la Charte des droits fondamentaux de l’Union), mais sans cesse malmenées au sein de plusieurs États membres (par des gouvernements europhobes, populistes, nationalistes et par des segments de populations y empêtrés), menaçant d’accréditer, progressivement, la philosophie d’une Union, «communauté économique à la carte» : on cherche la défense d’intérêts nationaux, sectoriels, particuliers, en revendiquant les avantages prodigués par l’Union (penser, notamment, aux fonds structurels et d’investissement européens, aux interventions de la BCE et du MES, aux avantages du grand marché européen de libre concurrence et de larges exportations, à la stabilité monétaire etc.), mais on refuse, du même souffle, la solidarité européenne et les obligations socio-économiques, juridico-politiques ou culturelles y afférant (par exemple, dans le cas du partage des réfugiés ou de la facilitation du droit fondamental européen de la libre circulation des travailleurs (tentant de s’en prendre, de façon directe—Brexit—ou indirecte – par le biais de limitations en matière de prestations sociales, de limitations au travail «détaché», en partie seulement, justifiées) ou, encore, de la protection de l’État de droit) ; on s’accorde sur le besoin de recherche d’un «bien-être matériel commun», mais on rechigne à assumer les obligations d’une discipline macro-économique commune et le partage, proportionnellement égal, d’obligations-contributions financières communes; on s’empresse d’exiger la protection économico-commerciale commune, derrière les frontières économiques de l’Union, face à l’économie mondiale et les grandes puissances économiques, mais on noue, par exemple, des alliances inter-firmes transcontinentales et accomplit des transactions transnationales contraires à la «préférence communautaire» ou, encore, on remet en question le caractère exclusif de la compétence européenne en matière de relations commerciales d’un type moderne (y incluant, notamment, l’investissement). En somme, on fragmente le profil international de l’Union (cas de relations économiques internationales, comme aussi de politique étrangère et de défense commune), par le prolongement externe d’intérêts internes d’une conception souverainiste obsolescente et la manifestation de phobies sociétales, de préjugés puisés dans le passé conflictuel de l’Europe, d’égoïsmes nationaux, et, ce faisant, on obscurcit, voire compromet tout projet rationnel de vision commune du destin européen.
- Considérant la plus grande facilité -- encore que toute relative, l’avons-nous souligné -- de converger dans le domaine de l’économie, aux intérêts souvent quantifiables (pas toujours toutefois, lorsque les clivages idéologiques et le discours politique, souvent démagogique, s’y mêlent), force nous est d’admettre que la solidarité européenne vers une «plus haute humanité» exige un substratum sociétal d’un plus haut consensus et degré de partage du patrimoine civilisationnel européen, au service de l’idéal humaniste suprême, à atteindre par la promotion résolue (à inscrire dans les politiques européennes communes), si longtemps attendue, d’une Europe de l’Éducation et de la Culture, pourtant négligée dans la pyramide des politiques publiques européennes, essentiellement mues par le déterminisme économique, et, aujourd’hui, grande absente, dans la tourmente de l’europhobie des extrêmes, de la xénophobie, des replis souverainistes du discours et des actions populistes nationales.
- En somme, la nécessaire révision et l’impératif d’élargissement du paradigme de Jean Monnet comporteraient le besoin de proposer un moteur additionnel de propulsion intégrative. En effet, la logique du paradigme suggérant un «débordement » intégratif continu, allant de l’intégration économique à l’unification politique, s’est avérée inopérante : la paralysie actuelle d’une Union en mal de vraie politique étrangère et de défense commune, enlisée dans un système consensuel de décision et tributaire de l’OTAN (d’une longévité, depuis la fin de la guerre froide, qui ne manque pas d’étonner-interpeller ceux qui osent, encore, rêver d’une Europe en maîtrise autonome de son destin géostratégique) inquiète; quant au domaine du patrimoine civilisationnel commun, l’incapacité de se l’approprier par de vraies politiques européennes, celles de la sphère de l’Éducation et de la Culture, déçoit et, pire, prolonge l’érosion du socle européen des valeurs communes, pourtant élément central d’une intégration européenne qui puisse aller au-delà du «grand marché». In fine, l’affirmation «si c’était à refaire, je commencerais par la culture » que beaucoup ont faussement attribuée à Jean Monnet ou tout simplement revendiquée, pointe vers cette voie intégrative à suivre.
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3