Panayotis Soldatos, le 29 novembre 2019
Dans l’euphorie du dénouement, par un consensus intergouvernemental, en début juillet, de l’impasse créée au sein du Conseil européen sur la désignation des titulaires des postes de haute direction du système institutionnel de l’UE (présidence du Conseil européen, présidence de la Commission, poste de haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, présidence de la Banque centrale européenne, présidence du sommet de la zone euro), on n’a ni su ni voulu prendre la mesure de la nouvelle érosion intégrative infligée alors à l’Union par les chefs d’État ou de gouvernement et, au-delà, par les forces politiques nationales. S’agissant ici, plus particulièrement, de la Commission (présidence et membres), à la faveur d’un climat délétère d’ambitions nationales et de comportements de cavalier seul, d’euroscepticisme, d’europhobie, de populisme et de dérapages extrémistes, les gouvernements nationaux ont accéléré l’érosion de l’indépendance de l’exécutif européen, en accentuant leur emprise intergouvernementale sur le processus de désignation de son président, du haut représentant et des autres commissaires. Quant au Parlement européen (PE), affaibli par le recul électoral de ses deux grandes familles politiques (PPE et S&D) et la constellation hétéroclite des autres groupes politiques, traversés par lesdits courants eurosceptiques et europhobes, il fut, dans ce «bras de fer» pour le leadership des institutions de l’Union, un interlocuteur plutôt ignoré et en apraxie ; plus tard, cependant, soit en octobre-novembre, il a connu un certain regain de vigueur, à l’occasion de l’examen d’approbation des commissaires pressentis, avec 3 «candidats» retoqués, pour, in fine, approuver la nouvelle Commission par un vote largement majoritaire, le 27 novembre.
En effet, l’abandon du mode de désignation du président de la Commission, basé sur la prise en compte des résultats des élections européennes (article 17, par.7 TUE) et opérationnalisé, en 2014, par le choix de la «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante, prive ce président et, par ricochet, l’ensemble du collège des commissaires, du poids de la légitimité du suffrage universel, ô combien précieux dans l’exercice réellement supranational de leurs fonctions législatives, exécutives et de gardien des traités. Par ailleurs, le déroulement du processus de sélection-désignation des commissaires, en vue de leur approbation par le PE, ne témoigne nullement du souci des dirigeants nationaux de protéger l’autonomie constitutive-statutaire et, par ricochet, décisionnelle, de la Commission, souci exprimé pourtant fort clairement par le constituant dans son exigence de procéder à la sélection des commissaires «en raison de leur compétence générale et de leur engagement européen et parmi des personnalités offrant toutes garanties d'indépendance» : fidèles à l’orientation, progressivement suivie depuis la fin de la Commission Hallstein II (seconde moitié des années 1960), les gouvernements ont imposé la politisation de la Commission, en y installant, pour l’essentiel (le verrons-nous par la suite, infra, rubriques I et II), des personnalités politiques, privant ainsi cette institution «motrice de l’intégration européenne» de la capacité d’articulation et d’agrégation-synthèse des intérêts antagoniques (nationaux, régionaux, sectoriels) que seule une instance supranationale, en l’occurrence apolitique, indépendante desdits intérêts et des pouvoirs politiques nationaux, pourrait entreprendre avec succès.
Dans cette optique notre démarche de réflexion, placée à la plus large enseigne du débat institutionnel au sein de l’Union et rejetant la thèse de ceux qui, plongés dans une antilogie de raisonnement, veulent une Europe au service de ses peuples mais sans ossature institutionnelle approfondie et indépendante (supranationale, faute de pouvoir être fédérale), proposera, en premier lieu, et pour plus d’intelligibilité, la conceptualisation du processus arythmique, voire souvent antinomique de politisation de la Commission, oscillant entre une dimension positive, celle du renforcement de sa légitimité par une approche de «co-investiture» parlementaire («bonne politisation») et une manifestation négative, voulant sa dépendance à l’égard des pouvoirs politiques nationaux («mauvaise politisation») (I) ; elle conduira, ainsi au cœur de notre analyse, soit à l’illustration empirique du crescendo de «mauvaise politisation» que confirme et accentue le tout récent processus de désignation- approbation-nomination de la nouvelle Commission, présidée par Ursula von der Leyen (II) ; elle consacrera nos considérations finales à l’esquisse des paramètres de l’impératif de consolidation de la «bonne politisation», par une approche de renforcement de la légitimité et de l’indépendance de l’exécutif européen, qui, notons-le, s’inscrit déjà dans l’esprit et la logique intégrative des traités (III).
I.- La «bonne politisation» et la «mauvaise politisation» dans la trajectoire de l’évolution arythmique de l’exécutif européen
Conceptuellement, le processus de politisation de la Commission européenne peut comporter deux dimensions : celle de la désignation-élection de son président et de ses membres par un mode lié, directement ou indirectement, au suffrage universel («bonne politisation») et celle de leur choix par les gouvernements des États membres, essentiellement, parmi les élites politiques nationales (personnes ayant eu des mandats politiques au sein des gouvernements et des parlements nationaux -- parfois infranationaux, notamment d’unités fédérées («mauvaise politisation»). Précisons, ici, que les termes «bonne et mauvaise politisation» furent proposés dans la littérature spécialisée par Philippe de Schoutheete.
1° La «bonne politisation» de la Commission est celle qui lui a permis d’accroître son degré de légitimité, réduisant son déficit démocratique, grâce à l’établissement de liens de plus en plus étroits avec le Parlement européen, notamment depuis l’élection de ce dernier au suffrage universel direct. En effet, à l’instar de la tradition parlementaire européenne et dans la foulée des réformes introduites par les traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne, l’exécutif de Bruxelles puise, de façon croissante, sa légitimité, dans de nouveaux liens avec le Parlement européen, lesquels, sans aller jusqu’à une désignation et une investiture par ce seul Parlement élu, pointent, tout de même, vers un parlementarisme elliptique. En effet, aujourd’hui, le président de la Commission, quoique proposé, pour élection au PE, par le Conseil européen, doit l’être «en tenant compte des élections au Parlement européen» (ce lien avec le suffrage universel fut opérationnalisé, voire renforcé en 2014, l’avons-nous déjà souligné, supra, avec la désignation, pour la présidence de la Commission, de la «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante -- mode, hélas, abandonné en 2019), pour arriver, in fine, à son élection par ce Parlement (président élu, selon le terme du TUE); quant aux autres membres de la Commission, suite à leur désignation par le Conseil à partir de suggestions émanant des gouvernements des États membres et avec l’accord du président élu (premier ingrédient de leur légitimation), ils sont confirmés par un vote d’approbation du PE, sorte d’« investiture» partagée («co-investiture») avec le Conseil européen qui les nomme par la suite.
2° Contrairement au paradigme intégratif initial de Jean Monnet, qui souhaitait une approche «néo-fonctionnaliste» (essentiellement technocratique) pour la composition de la Haute Autorité (CECA) et de la Commission (CE),la «mauvaise politisation» représente, l’avons-nous évoqué, un processus constant, depuis la fin de la Commission Hallstein II. En effet, dans la foulée des réactions du général de Gaulle, lors de la crise de 1965, face aux commissaires qui se voulaient apolitiques et que le président français qualifiait, alors, d’«apatrides», la Commission se politise, au niveau de sa composition, en mode de crescendo, avec des membres qui, souvent issus de rangs politiques nationaux, bien que simples ressortissants nationaux, se rapprochent d’un de facto profil de représentants des États membres.
Et pourtant, les traités ont toujours voulu proclamer, voire garantir le statut d’indépendance des commissaires, exigeant d’eux «toutes garanties d'indépendance» et stipulant qu’ils «ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme» (article 17, par.3 TUE)et que «les États membres respectent leur indépendance et ne cherchent pas à les influencer dans l'exécution de leur tâche» (article 245 TFUE). À cet égard, le concept d’indépendance, ainsi introduit par les traités, renvoie, pensons-nous, à la fois à l’indépendance politique des commissaires(ne pas être inféodé aux institutions et forces politiques des États membres et aux intérêts nationaux) et, de façon plus générale, à leur indépendance sociétale (entre autres, conflits d’intérêts ou manquements à des règles d’éthique).
Malheureusement, cette philosophie supranationale ainsi «constitutionnalisée» n’a pas su, dans la pratique, résister aux assauts des vagues souverainistes, qui ont contribué au déclenchement et à l’accentuation du processus de «mauvaise politisation» de l’exécutif européen, politisation en croissance constante et, soulignons-le, concomitante avec l’élargissement des champs de compétence des Communautés européennes et de l’Union, appelé à entraîner l’accroissement des rôles du collège des commissaires. En effet, les États membres, placés devant cette extension des rôles de la Commission, ont tenu à l’endiguer, par un meilleur « encadrement », voire contrôle de leur ressortissant membre, et choisi d’y « loger » des personnalités politiques, si possible des « poids lourds » de leur système politique, pour accéder, par leur biais, à un rôle d’influence au sein du collège; quant à l’argument de justification, celui de la recherche d’un apport d’expérience politique pour un dialogue efficace et équilibré avec les autres institutions de l’Union à composition politique, il est peu judicieux et crédible à la lumière de la décote constante de la Commission, aujourd’hui en perte d’efficacité et d’influence et en situation systémique crépusculaire. C’est, donc, dans cette logique et pratique croissante que des personnalités politiques de haut rang quittent (invitées ou encouragées par leur gouvernement) leurs fonctions de dirigeant politique influent, d’élu ou de membre du gouvernement, pour siéger à la Commission, et que d’anciens Premiers ministres ou ministres, écartés du pouvoir ou mis « à la réserve » du système politique national, comme aussi des candidats échouant dans la quête d’un mandat d’élu national, mais considérés politiquement influents au niveau des élites politiques de leur pays, prennent la route de Bruxelles. Il n’est, dès lors, pas étonnant de constater que ces simples ressortissants nationaux (selon le traité) se voient, après leur entrée en fonction au sein de la Commission, munis d’un « mandat officieux» de représentant national et n’hésitent pas (le phénomène est croissant et gênant, du point de vue de l’autonomie de l’institution), à défendre, à l’occasion, au sein du collège des commissaires, l’intérêt national, tout en continuant à suivre de près les affaires politiques de leur pays, voire même à prendre position sur des questions de politique nationale et, in fine, à quitter, parfois, en cours de mandat, la Commission pour participer à des campagnes électorales nationales et retrouver ainsi de nouvelles fonctions en politique nationale. Et, chose plus troublante, nous avons des gouvernements d’États membres qui «censurent» un commissaire en refusant sa proposition pour un autre mandat, au motif d’une conduite non-conforme à l’intérêt national et dans le but d’y voir un ressortissant de leur obédience politique et davantage ouvert aux influences nationales (ce phénomène est «tempéré», en cas de gouvernements de coalition, vu le besoin d’un consensus entre les partis politiques concernés).
Pour ce qui est du Parlement européen, disposant d’un pouvoir d’examen des «candidatures» au poste de commissaire et d’approbation de la Commission dans son ensemble, force nous est de constater qu’il s’est préoccupé plutôt du manque d’indépendance sociétale, en cas de conflits d’intérêts et de fautes d’éthique (ce fut, notamment, le cas, cette fois-ci, avec trois commissaires désignés et retoqués au PE) que du profil fortement politisé d’un grand nombre de commissaires désignés, profil de vulnérabilité face aux influences politiques nationales et incompatible avec la philosophie et les fonctions supranationales de la Commission, balisées, pourtant, par les traités.
II.- Le processus de désignation de la nouvelle Commission et de sa présidente, à l’enseigne d’une poursuite de l’érosion de l’indépendance de l’exécutif européen
1° La nouvelle Commission (pour le moment, de 27 membres, le Royaume-Uni n’ayant pas proposé un nom de commissaire), présidée par Ursula von der Leyen, loge, à l’instar des précédentes (surtout depuis le crescendo de politisation des Commissions Barroso II et Juncker), à l’enseigne de ce long processus de «mauvaise politisation» et confirme l’érosion de l’indépendance de l’exécutif de Bruxelles par rapport aux États membres et aux institutions «intergouvernementales» de l’Union (Conseil européen, Conseil de l’Union). En effet, sa radioscopie de constitution-composition révèle et confirme la transformation d’une institution initialement conçue dans un esprit d’apolitisme en un «Conseil bis», si l’on considèrela présence en son sein de personnalités politiques, essentiellement, issues des rangs gouvernementaux des pays membres :présence d’anciens Premiers ministres (deux) et ministres (seize), formant une imposante majorité (deux tiers) du collège, d’anciens députés nationaux (deux) et eurodéputés (quatre) et de seulement trois commissaires pouvant être considérés comme technocrates - diplomates (à cet égard, pour les commissaires d’un mandat aujourd’hui renouvelé, nous tenons compte, dans notre méthode de calcul et relevé, de leur fonction, en l’occurrence ministérielle ou de député, lors de leur première nomination à la Commission). Aussi, avec ce profil politique, ces commissaires sont susceptibles de se mettre à l’écoute des gouvernements nationaux qui les ont proposés, bien qu’à des degrés variables, en fonction de leur personnalité et du degré de leur engagement européen (avec une dépendance plus diffuse dans les cas de propositions de commissaires émanant de gouvernements de coalition qui ont eu à s’entendre sur le choix de leur ressortissant).
À cet égard, nous regrettons vivement que le Parlement européen, bien que témoin de longue date de cette «mauvaise politisation», n’ait pas encore jugé opportun de s’y opposer avec force et détermination de résultat, consacrant davantage son attention d’examen au critère de compétence et, dans certains cas, aux questions d’éthique et de conflits d’intérêts, vus sous l’angle de situations économico-financières, plutôt que dans l’optique d’un déficit d’indépendance politique: le risque d’apparition-accentuation au sein de la Commission de conflits entre les intérêts nationaux, véhiculés par des élites politiques nationales et relayés par des commissaires ainsi politisés, n’a, paraît-il, pas beaucoup préoccupé les eurodéputés, siégeant dans une assemblée cette fois-ci davantage hétéroclite et traversée par de plus forts courants d’euroscepticisme et d’europhobie.
2° L’abandon de l’approche «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante (mode de désignation suivi dans la foulée des élections européennes de 2014) et le «marchandage de compromis global» dans l’attribution des diverses présidences au sein de l’Union ont permis au Conseil européen d’imposer cette «mauvaise politisation» du leadership de la Commission (présidence) : les chefs d’État ou de gouvernement se sont permis de proposer, pour la présidence de l’exécutif européen, une personnalité (membre du gouvernement allemand, d’une longévité ministérielle) située en dehors du champ de vision de l’électeur européen de mai 2019 (élections au PE), dans la foulée dudit «marchandage» entre grandes familles politiques européennes et, également, entre gouvernements (ceux, surtout, qui, comme la RFA et la France, jouent un de facto rôle directionnel dans les affaires de l’Union), sans recourir, d’abord et avec insistance, à l’ordre de classement des «têtes de liste» aux élections européennes pour identifier-explorer systématiquement celle en mesure d’obtenir l’approbation de la majorité des membres du PE. À cet égard, il importe de souligner une certaine passivité du PE, dans cette phase d’exploration-consultation pour la désignation d’un président, qui a laissé le champ libre aux «marchandages » de sélection en Conseil européen; quant au vote parlementaire fort serré pour l’élection de la nouvelle présidente de la Commission, signe de malaise devant cette approche «intergouvernementale» de désignation, il fut une réaction tardive et, in fine, inopérante, dans un processus déjà «ficelé» entre chefs d’État ou de gouvernement, le PE n’ayant , dès lors, pas pu remédier, par un «veto», au déficit de légitimité de cette nouvelle présidente, privée de la «bonne politisation» du suffrage universel (élections européennes) que souhaitait le constituant (article 17, par. 7). Et pourtant, la Déclaration (no 11) ad article 17, paragraphes 6 et 7, du traité sur l'Union européenne, annexée à l'Acte final de la Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne, précise l’important rôle du PE dans cette procédure de désignation à la présidence de la Commission, rôle joué, notamment, lors de la désignation du président en 2014 : «La Conférence considère que, en vertu des dispositions des traités, le Parlement européen et le Conseil européen ont une responsabilité commune dans le bon déroulement du processus conduisant à l'élection du président de la Commission européenne. En conséquence, des représentants du Parlement européen et du Conseil européen procéderont, préalablement à la décision du Conseil européen, aux consultations nécessaires dans le cadre jugé le plus approprié. Ces consultations porteront sur le profil des candidats aux fonctions de président de la Commission en tenant compte des élections au Parlement européen, conformément à l'article 17, paragraphe 7, premier alinéa. Les modalités de ces consultations pourront être précisées, en temps utile, d'un commun accord entre le Parlement européen et le Conseil européen».
3° Au sein de la Commission siège un commissaire à «double casquette» (vice-président du collège des commissaires et haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), qui doit être nommé par le Conseil européen avec l’accord (exigé à l’article 18, par. 1er du TUE) du président de la Commission (ce qui présuppose un dialogue de consultation entre les deux). Or, ce haut représentant fut, dans les faits, «choisi» par le Conseil européen («le Conseil européen considère que Josep Borrell Fontelles est le candidat approprié pour la fonction») le 2 juillet, dans le cadre du «marchandage de compromis global» pour la désignation concomitante aux hautes fonctions de l’Union (présidences du Conseil européen, de la Commission, de la BCE et du sommet de la zone euro; poste de haut représentant), soit à une date antérieure à celle de l’élection par le PE de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen : celle-ci venait, donc, à peine d’être proposée (au PE) pour son élection, qui n’était, par ailleurs, point assurée, vu la forte opposition au sein de l’enceinte parlementaire, et qui n’a pu intervenir qu’à une date ultérieure (le 16 juillet), par un vote, notamment, très serré. Aussi, plutôt que d’attendre l’élection d’un président de la Commission pour se concerter et considérer ensemble une candidature appropriée pour ce poste, y a-t-il eu, de la partdes chefs d’État ou de gouvernement en Conseil européen, le 2 juillet, une démarche politique de préemption de l’accord conforme du président de l’exécutif européen, accord qui fut formellement donné le 26 juillet, dans un artifice de «ratification» a posteriori, marque tangible de « mauvaise politisation». En somme, bien quele choix initial de Josep Borrell fût fait «sous réserve de l’accord de la présidente élue», pour respecter formellement la lettre du traité, politiquement, dans cet écart de dates souligné supra, on «forçait la main» (préemption) d’une présidente «in the making», en attente de sa future élection par le PE, entourée de grand flou. Pareille de facto inversion dansla séquence formelle de ces désignations (président élu, donnant, ensuite, son accord pour la nomination du haut représentant) constitue, à nos yeux, une évidente manifestation de «mauvaise politisation», le Conseil européen décidant, ici, seul, dans un «bras de fer» de compromis intergouvernemental global, de cette sélection du haut représentant, de surcroît vice-président «imposé» à la Commission, avant qu’un président élu de la Commission soit en fonction et puisse, alors, s’y pencher et s’y prononcer (autrement que par un accord a posteriori à un choix déjà fait).
4° La«mauvaise politisation» affecte, également, le pouvoir du président d’attribuer les portefeuilles des commissaires, garanti pourtant, par les traités : «…les responsabilitésincombant à la Commission sont structurées et réparties entre ses membres par le président,conformément à l'article 17, paragraphe 6 [du traité sur l’UE)]. Le président peut remanier la répartition de cesresponsabilités en cours de mandat. Les membres de la Commission exercent les fonctions qui leursont dévolues par le président sous l'autorité de celui-ci» (article 248 TFUE). En effet, malgré la lettre des traités, ce processus, aussi, subit la «mauvaise politisation», vu le «marchandage politique» qui précède l’exercice de ce rôle du président : dans la pratique, force nous est de constater que la présidence subit, dans un échange d’influences, les pressions des gouvernements nationaux (surtout au niveau des grands États membres, à influence directionnelle), qui expriment, parfois avec insistance, des préférences de portefeuille de commissaire (penser, notamment, aux pressions du président Macron pour «réserver» au ressortissant français, membre de la Commission, un portefeuille aux larges compétences, comportant, notamment,la politique industrielle, le marché intérieur, le numérique, la défense et l’espace); cette approche édulcore, de la sorte, les traits supranationaux de l’institution, voulus par le constituant qui, notamment depuis le traité de Nice, souhaite y voir la préfiguration d’un système parlementaire, dans le cadre duquel c’est au Premier ministre (ici au président de l’exécutif européen) de former son gouvernement, en termes d’attribution-remaniement-retrait des portefeuilles ministériels.
III. Quelques considérations finales
In fine, et en guise de conclusion, nous pourrions puiser dans ces réflexions un objectif «policy-oriented», ordonné à un renforcement de la légitimité-indépendance de la Commission, sans révision des traités. Son actualisation, qui résiderait dans le développement-consolidation de pratiques «constitutionnelles» de l’Union, nous paraîtrait en mesure d’endiguer, quelque peu, cette érosion de la supranationalité de l’exécutif européen, soumis, aujourd’hui, à la «mauvaise politisation» que lui infligent les gouvernements des États membres (séparément ou en Conseil européen et en Conseil de l’Union). Il s’agirait, en somme, du respect de l’esprit des avancées de légitimité consignées dans les traités et, parallèlement, de la volonté d’atténuer-éliminer, progressivement, le recours à la «mauvaise politisation» qui paralyse la Commission.
En effet, et dans l’attente de réformes institutionnelles longtemps dues et, malheureusement, toujours éloignées dans l’horizon, faute de volonté politique suffisante au sein des États membres de l’Union, nous pourrions contempler, aujourd’hui, des pratiques assurant le respect des avancées de légitimité de l’exécutif européen et du principe «constitutionnel» fondateur de son indépendance, conformément à la lettre et à l’esprit des traités, pratiques qui comporteraient un faisceau d’orientations prioritaires, dont : a) le retour à l’approche de «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante, suivie en 2014 pour la désignation du président de la Commission, à soumettre, ensuite, à l’élection du PE; b) l’abandon, par les gouvernements des États membres, lors du processus de sélection des «candidats» qualifiés pour faire partie de la Commission, de leur «bras de fer» intergouvernemental d’influences et de leur penchant pour la «mauvaise politisation» de l’institution par le «parachutage» d’élites politiques «like-minded» (souvent sans égard aux critères de l’article 17, par. 3 TUE); c) corrélativement, l’adoption d’une approche qui laisserait au président élu une réelle autonomie et capacité excédentaire d’appréciationet de choix des membres du collège des commissaires à partir de simples suggestions nationales comportant plusieurs noms de ressortissants, pour en retenir un par État (notons que certains États ont déjà accédé, volontiers, à cette pratique) dans une Commission à dosage mixte et équilibré (technocrates, professionnels de divers secteurs sociétaux, personnalités au passé politique (mais non pas de «fraîche date»), qui auraient su prendre leurs distances avec les appareils politiques et faire, par ailleurs, preuve de compétence, d’engagement européen, d’autorité sociétale); d) le respect, par les États membres et les autres institutions de l’Union, du pouvoir «constitutionnel» du président élu de la Commission de structurer, répartir et remanier les portefeuilles au sein du collège des commissaires (articles 17, par.6 TUE et 248 TFUE), sans interférences politiques nationales et pressions indues, hélas habituelles; e) chose bien plus difficile, l’affranchissement progressif des groupes politiques du PE des servitudes nationales, pour effectuer, avec plus d’insistance, objectivité et esprit transnational-supranational, l’examen systématique (oral et écrit) du parcours, des qualités et des aptitudes concrètes (en fonction du portefeuille attribué) des commissaires désignés, à la lumière de la grille des critères établis de compétence, d’engagement européen et d’indépendance (précisons-nous, indépendance politique et, plus largement, sociétale) .
Qu’il nous soit, enfin, permis de mettre l’accent, ici, sur le caractère pragmatique de notre insistance sur la restauration, voire l’approfondissement de la légitimité-indépendance de la Commission européenne, constamment menacée par les vagues incessantes de «mauvaise politisation». En effet, la philosophie supranationale et l’approche néo-fonctionnaliste d’une Commission apolitique fut, dès la genèse des Communautés européennes et la mise en œuvre de la «méthode Jean Monnet», celle de la protection de ses fonctions d’initiative législative, d’exécution et de gardien des traités, à l’abri des chocs des intérêts nationaux que des hommes et des femmes politiques pourraient, une fois nommés par les gouvernements des États membres au sein du collège des commissaires, relayer au niveau européen et entraîner ainsi la cacophonie paralysante de l’institution. En revanche, avec une Commission, aujourd’hui, hautement politisée («mauvaise politisation»), détecter-articuler-agréger ces intérêts nationaux, surtout dans cette Europe élargie, sans suffisante homogénéité politique, économique, sociale et démographique, pour en formuler des propositions législatives et des politiques cohérentes, équitables et à un rythme accéléré, à l’adresse du Conseil et du Parlement européen, relève de l’«art de l’impossible» ainsi que le démontre le bilan, plutôt maigre, depuis le milieu des années 1990, des Commissions successives et le confirme, hélas, avec éloquence, la Commission Juncker, victime, elle aussi, de la «mauvaise politisation» (bien entendu, d’autres raisons de ce maigre bilan que la «mauvaise politisation» sont, également, en jeu). À ce dernier propos, nous pouvons fournir quelques exemples de carence fonctionnelle- décisionnelle de la Commission Jean-Claude Juncker : sa gestion de la crise grecque fut cacophonique, arythmique et inefficace, la Grèce ayant réussi à profiter de plans de sauvegarde sans entreprendre les profondes réformes structurelles requises (socio-économiques, éducationnels etc.); sa politique de quotas en matière de flux migratoires s’est heurtée aux rivalités et refus nationaux ; ses projets et interventions pour la protection des frontières extérieures de l’Union, en particulier, en Méditerranée, en matière de contrôle desdits flux, n’ont toujours pas convaincu; ses démarches pour faire sanctionner les violations des valeurs de l’Union, en Hongrie et en Pologne, furent hésitantes, timides, généralement inopérantes; son immobilisme sur la réforme de la PAC conduisit à une dangereuse procrastination ; ses «balbutiements» de «honest broker», lors des crises internationales dans le périmètre de l’Union (Chypre, Syrie, Turquie, Ukraine etc.), ont profondément déçu; son insistance à l’élargissement de l’UE vers des pays des Balkans occidentaux (fuite en avant), plongés dans une crise économique et politique et frappés de phénomènes de corruption, étonne et, surtout, inquiète.
Est-il trop tard pour un tel redressement? Jean Monnet nous offre, encore cette fois-ci, une réponse : «Renoncer à une entreprise parce qu’elle rencontre trop d’obstacles est souvent une grave erreur : ces obstacles sont, au contraire, les aspérités auxquelles peut s’attacher l’action»(Mémoires).
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3