par Panayotis Soldatos, le 2 octobre 2023
« L'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises »
(Jean Monnet)
« Quand le soleil s’éclipse on en voit la grandeur »
(Sénèque)
La courbe des crises du système intégratif de l’Union européenne s’inscrit dans un processus de mutations, dont la profondeur et la diversité laissent, aujourd’hui, des séquelles structurelles que la prudente anticipation sibylline de Jean Monnet (lui qui n’était « ni optimiste ni pessimiste, mais déterminé »), mise en exergue de ce texte, permettrait d’attribuer aux déficiences-insuffisances des solutions apportées. En effet, la somme des solutions d’un dénominateur commun fort bas, retenues par l’Union européenne lors des grandes crises de son parcours accidenté, débouche sur une physionomie intégrative d’érosion, produit qu’elle est de compromis hâtifs, fragmentés, circonstanciels, elliptiques, incohérents, antinomiques, privés de vision stratégique globale et de rationalité incrémentale d’unification du Continent.
Cette thèse de la pente descendante du processus d’intégration européenne, surtout depuis l’enchaînement d’élargissements prématurés, hâtifs et laxistes, contraste, certes, avec les évaluations euphoriques du leadership européen de Bruxelles et des adeptes de solutions d’expédients réactifs et fragmentaires, sans grande valeur qualitative ajoutée. En d’autres termes, plutôt épigrammatiques, le réalisation « étapiste » d’un grand marché à monnaie unique, quoiqu’initialement instrumental, car ordonné à la progression vers une Europe intégrée, aux profondes solidarités horizontales et verticales multiniveaux (sociales, économiques, culturelles, politiques, identitaires), s’est diluée par l’élargissement constant et aux partenaires hétéroclites, par le concassage idéologique et l’approche « clientéliste » des élites dirigeantes et des populations, l’UE demeurant ainsi cantonnée-immobilisée dans sa version mercantiliste et de matérialisme introverti.
À l’appui de cette proposition, ici avancée, notre argumentation empruntera deux niveaux d’illustration de la courbe de déclin :
- les actions et omissions qui affaiblissent les fondements, bien que déclaratoires, d’une communauté européenne de solidarité et de valeurs humanistes que les traités et la Charte des droits fondamentaux érigent, pourtant, en trame « constitutionnelle », voire civilisationnelle de l’édifice de l’Union (I);
- l’incapacité des Européens, après plus de sept décennies d’intégration (au sein des trois Communautés européennes et de l’Union européenne), de s’affranchir de l’aile protectrice et, simultanément, « lourdement directionnelle » de la puissance américaine, pour passer à une Europe aux orientations géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques autonomes (II).
I.- Une politique sélective, voire déficitaire de défense des valeurs de l’Union qui décrédibilise son profil international de « puissance civile » (« civilian power »)
L’Union européenne, en déficit évident au chapitre de sa politique étrangère et de défense, arrimée, voire enclavée, pour l’essentiel, au véhicule prioritaire et, ô combien, dominant de l’Alliance atlantique et de son organisation militaire (OTAN), s’est, sélectivement, efforcée de s’en démarquer sur le plan international, à la fois par son poids économico-commercial et par son système de valeurs « constitutionnalisées », considérées comme le fondement humaniste de sa marche intégrative et de sa finalité ultime d’unification du Continent. Malheureusement pour ceux de la scène internationale qui y voyaient un paradigme sociétal prometteur pour un monde meilleur, cette communauté européenne de valeurs n’a pas pu s’élever à la hauteur d’un grand défi de l’heure et du long terme, celui de la solidarité européenne pour l’accueil des déshérités de ce monde qui affluent sur ses frontières, souhaitant échapper tantôt aux tyrans de leur pays d’origine et/ou aux conflits régionaux armés, tantôt à une pauvreté, souvent extrême. Eu égard à cette défaillance systémique de l’Europe, nous nous attarderons, dans ce premier volet de notre réflexion, au bilan profondément déficitaire de l’Union en matière de politique migratoire, celle-ci truffée de dérapages d’actions et d’omissions unilatérales de la part d’États membres (construction de clôtures aux frontières nationales, mesures « repoussant » les flux migratoires au prix de grandes pertes de vies humaines, contrôles renforcés aux frontières de pays voisins, membres de l’Union etc.), et couplée à l’incapacité décisionnelle des institutions européennes et de leur leadership.
1° En effet, les affirmations déclaratoires du Préambule et de l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE) et, en particulier, les références au respect de la dignité humaine, à l’héritage humaniste de l’Europe, à la solidarité entre les peuples, aux droits des personnes appartenant à des minorités, souffrent d’un énorme manque de crédibilité dans une Union qui, après avoir échoué dans sa tentative d’établissement-imposition de quotas obligatoires par État membre, pour l’accueil et la relocalisation des flux migratoires, s’est rabattue (se heurtant, même dans son approche « minimaliste », à la forte opposition de la Hongrie et de la Pologne) sur un mécanisme de solidarité de repli des pays membres, par la proposition législative de répartition et d’accueil volontaires, sur une base annuelle, d’un certain nombre de migrants, demandeurs d’asile, (nombre largement insuffisant, vu les vagues de migrants arrivant aux portes de l’Europe) ou, en cas de refus de participation directe à leur relocalisation, de versement d’une compensation financière (accompagnée aussi d’autres formes possibles de contribution opérationnelle -- administrative, logistique etc.) pour venir en aide aux pays qui opteraient pour l’accueil de migrants.
Ajoutons que cette approche a minima de l’Union, en attente d’adoption législative, se heurte à la fois à l’opposition et aux critiques d’États membres et aux hésitations-réticences des membres du PE (les eurodéputés ont, du reste, annoncé, le 20 septembre dernier, la suspension des difficiles négociations sur deux dossiers du Pacte européen sur la migration et l’asile « tant que les ministres des États membres ne progressent pas sur le règlement de gestion de crise, qui prévoit un mécanisme de solidarité» -- face, notamment, à la situation en Italie --, menaçant même de « bloquer » ce Pacte).
Pareil comportement de « forteresse Europe » est alimenté par des attitudes nationalistes au sein de pays membres (gouvernements et gouvernés), attisées par des forces politiques extrémistes et/ou à saveur populiste. Dans certains cas, on frôle même le paradoxe, sinon l’absurde, comme le révèle, notamment, le cas de la Pologne, d’une opposition à ce type de solidarité européenne (elle organisera un référendum, portant, en partie, sur cette question d’accueil de migrants), accompagnée d’un traitement inégalitaire de discrimination des flux migratoires : étonnamment, en effet, le gouvernement polonais se vante d’avoir accueilli et localisé au pays plus d’un million d’immigrants ukrainiens (d’un flux initial de plusieurs millions, retournés depuis en Ukraine), mais refuse l’accueil de flux migratoires en provenance d’autres pays et régions du monde (y compris même les cas de ressortissants étrangers vivant en Ukraine et cherchant à fuir la guerre en se pressant au portillon de l’UE).
2° Enfin, placé devant ces refus de solidarité européenne, il ne serait pas téméraire d’y ajouter la part de responsabilité de l’Europe dans l’apparition-intensification de ces mouvements de populations, dus, en bonne partie : aux faibles structures industrielles dudit « Sud globalisé » (pays « périphériques en quête ou en voie de développement) à l’extraction et le transfert de ses matières premières, notamment stratégiques, vers le Vieux Continent, dans une mouvance d’échange inégal, source d’appauvrissement; au maintien d’une agriculture d’exportation; à l’immixtion politique de gouvernements européens (comme aussi de pays occidentaux en général, de la Russie et de la Chine) dans les affaires internes de ces pays, cause souvent de déstabilisation politique, voire, dans certains cas, de conflits armés; à l’incapacité de l’UE de jouer dans ces conflits régionaux (Moyen-Orient, Grand-Moyen Orient, Afrique) son rôle de « civilian power », par une diplomatie d’arbitrage et de conciliation réussie, conduisant ainsi au pourrissement des situations, à l’éruption de la violence, à l’exode vers l’Europe. Cette quête de la causalité profonde du problème des flux migratoires est fondée sur notre conviction que ces flux continueront, par-dessus les frontières et les obstacles physiques érigés, tant que leurs causes persisteront.
3° Et pourtant, l’UE aurait tout à gagner par une approche réussie de quotas obligatoires de relocalisation desdits flux migratoires, si son leadership, de concert avec celui des États membres, appuyé sur un vaste appareil organisationnel et administratif, parvenait à inscrire une telle méthode dans une politique multiniveaux, innovante et cohérente, comportant, entre autres : une fine analyse du profil démographique de chaque pays européen, eu égard, notamment, au vieillissement de la population; une prise en considération des besoins du devenir du marché européen de l’emploi, dans l’optique d’une vraie politique industrielle et technologique commune, de la vélocité de progression du numérique, du virage vert; une planification intégrée de la formation professionnelle adaptée aux impératifs de la concurrence internationale et aux défis économiques y afférant. Dans un tel horizon dynamique, les flux migratoires bien encadrés, répartis et intégrés dans la société européenne, cesseraient d’être un problème et deviendraient sa solution; car, « un problème sans solution est un problème mal posé » (Albert Einstein).
4° En somme, cette incurie des institutions (cacophonies, procrastination, apraxie, erreurs et omissions) et cette inefficacité de la diplomatie européenne, couplées aux reflexes nationalistes d’une « forteresse Europe » dans ce domaine des flux migratoires, condamnent l’UE à une trajectoire de « grand marché », décrédibilisent son volet de « communauté de valeurs », la privent de son socle fondamental de solidarité. Or, pour reprendre l’affirmation d’un grand artisan du marché unique et du renforcement du rôle moteur de la Commission européenne (rôle, hélas, érodé après son départ de la présidence de l’exécutif de Bruxelles), Jacques Delors, « à défaut de solidarité, l'Union européenne risque de sombrer ».
II.- Le devenir de la guerre en Ukraine et la probable fin de l’ambition d’autonomie géopolitique de l’Europe
Il est difficile à l’analyste averti de la problématique d’ensemble de la guerre en Ukraine de se frayer un chemin dépassionné d’étude (causalité de déclenchement, objectifs poursuivis par les belligérants, intérêts des Européens, approche réaliste de résolution du conflit), tant l’invasion russe et le caractère autoritaire du régime de Poutine et de son oligarchie d’accompagnement ont façonné-cristallisé un unanimisme occidental qui marginalise les voix en quête d’une catharsis aristotélicienne, celle qui transformerait les émotions excessives en émotions vertueuses.
Nous sommes, en effet, conscient que de telles tentatives d’exploration d’une autre voie d’approche pour la résolution de ce conflit (« problem-solving ») que celle de la poursuite de la guerre, approche basée sur une vision géopolitique autonome de l’Europe, se heurteraient, actuellement, audit unanimisme euratlantique, qui, bien installé, exige un alignement quasi-automatique d’interprétations et d’actions des partenaires de l’OTAN: pour preuve, les quelques vagues déclarations du président Macron dans une quête de solution diplomatique et la plus audacieuse proposition de l’ancien président Sarkozy, envisageant un compromis diplomatico-politique en vue du retrait des forces russes d’occupation avec, en échange, une neutralité ukrainienne aux « assurances de sécurité extrêmement fortes » furent peu audibles en Occident.
1° Notre lecture du conflit en Ukraine et de ses ramifications géopolitiques nous révèle la logique d’une poursuite du déploiement géostratégique de l’OTAN en Europe et au-delà, illustrée dans ce dialogue bilatéral « au sommet » entre les États-Unis et la Russie, les premiers poursuivant ainsi leur propre objectif de peser dans les évolutions géoéconomiques et géopolitiques de l’Eurasie (Russie comprise) et de l’Extrême–Orient (notamment, face à la Chine, dont la fulgurante ascension de puissance multidimensionnelle incita les États-Unis, sous la présidence Biden, à y voir plus qu’un simple concurrent économique, soit un rival systémique, voire un ennemi géopolitique) et de maintenir leur suprématie dans les affaires mondiales (« America is back », selon le mot d’ordre du président Biden). C’est dans cet ordre d’ambitions que s’inscrit le refus d’engagement formel de la part des États-Unis, de l’OTAN et des autorités ukrainiennes de non-adhésion de l’Ukraine à l’Alliance (engagement sollicité par écrit par Poutine, lors de ses échanges avec les États-Unis), refus interprété du côté du Kremlin comme une volonté américaine de déploiement de la couverture stratégico-militaire de l’Alliance atlantique jusqu’aux frontières de la Russie, voire à proximité de ses centres vitaux (du reste, le déroulement du conflit actuel fournit déjà l’illustration de la grande vulnérabilité, d’un point de vue militaire, de l’espace russe face à la présence d’un crescendo quantitatif et qualitatif dans le processus d’armement fourni par les États-Unis et les membres de l’Union à l’Ukraine). Parallèlement, on ne peut pas s’empêcher de constater que la Chine est, elle aussi, inscrite dans cette stratégie américaine d’endiguement, ainsi que le souligne la création de l’alliance militaire de l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) et la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité dans le cadre du Quad (États-Unis, Inde, Japon, Australie), les deux considérées par les Américains, tout au moins dans une première phase de « containment », comme un premier pas de relais Indo-Pacifique de l’Alliance atlantique.
2° Face à cette stratégie américaine et malgré les paramètres émotionnels, dès lors restrictifs, du débat, qu’il nous soit permis d’aborder dans cette réflexion la problématique de la résolution dudit conflit sous un angle qui nous paraît en harmonie avec les finalités fondamentales de l’approche d’unification du Vieux Continent (entre autres : pacification, prospérité économique, géopolitique et géoéconomique européenne autonome), finalités qui ne sauraient, croyons-nous, converger, voire s’identifier, en tout temps et en tout lieu, avec les intérêts de la puissance américaine, celle-ci étant résolument engagée, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, à poursuivre une constante extension géopolitique de son dispositif stratégico-militaire (tantôt autonome, tantôt « transitant » par l’OTAN) et à étendre-protéger ainsi sa sphère de prédominance économico-politique à l’ensemble du globe.
Car, en effet, l’alternative à une solution diplomatique équilibrée du conflit ukrainien, sous influence directionnelle de l’UE, serait l’intensification de la guerre, aux effets dévastateurs, d’abord et surtout, pour l’Ukraine, soit : la destruction totale des infrastructures ukrainiennes, déjà en phase existentielle immensément précaire; l’hécatombe, en nombre incalculable de pertes de vies humaines et de traumatismes psychiques de la population ukrainienne; l’effondrement de l’économie de ce pays. Quant aux pays de l’Union européenne, les dépenses des États membres et de l’Union dans ce « quoi qu’il en coûte » pour faire face à la crise énergétique et alimentaire et, également, pour fournir un armement de plus en plus sophistiqué et coûteux à l’Ukraine, creuseraient les déficits publics et la dette publique, ouvriraient la porte à une récession généralisée, compromettraient le Pacte vert de l’Union, ouvriraient la boîte de Pandore de crises socioéconomiques et politiques (déjà l’Allemagne, moteur de la croissance européenne s’essouffle, ses partenaires dans l’Union commencent à ressentir les effets socioéconomiques de la crise ainsi qu’un début d’arythmies et de dissonances politiques, notamment au niveau du couple franco-allemand et des comportements clivants, sur la guerre, de certains pays de l’Est européen), susciteraient des mécontentements au sein des populations, déjà aux signes anxiogènes de fatigue (inflation, peur de récession etc.), avec les forces politiques extrémistes en embuscade. Pour ce qui est de la Russie, grande puissance dont le régime autoritaire survivrait même après Poutine, vu la structuration centralisée du pouvoir et sa concentration oligarchique, si elle était menacée de défaite (est-ce le dangereux pari des Américains ?) par cette escalade de crescendo dans l’armement fourni à l’armée ukrainienne, de plus en plus sophistiqué, elle pourrait, comme ultime recours, faire usage de l’arme nucléaire (la crise des missiles de Cuba est chargée d’enseignements sur les réflexes de grandes puissances se sentant menacées).
3° En somme, dans le cadre de cette quête de résolution du conflit ukrainien, il ne faudrait pas sous-estimer le poids politico-économique de l’UE, qui, avant la guerre, maîtrisait le dialogue avec l’Ukraine, grâce à ses liens commerciaux et économiques tissés, à l’accord d’association et aux perspectives d’adhésion le jour où le développement de l’économie du pays et le préalable effacement, maintes fois souligné par la Commission, de la corruption rampante dans la sphère publique la rendraient possible (encore, tout récemment, il semblerait que cette corruption ait pu atteindre le secteur de la défense, avec des limogeages signalés dans la haute hiérarchie politico-militaire de l’Ukraine).
Malheureusement, pour le moment, l’Union et les pays membres ont « perdu la main » au profit des Américains qui, désireux toujours d’un élargissement de l’aire de l’Alliance atlantique, en l’occurrence vers l’Ukraine, dans une stratégie de confrontation avec la Russie et, au-delà, avec la Chine (élargissement qu’ils souhaitent, pour des raisons évidentes, couplé, selon l’approche suivie dans le cas des pays du Centre et de l’Est européens, avec une adhésion à l’UE), réussirent à s’insérer dans ce dialogue Europe-Ukraine, le transformant en relation transatlantique d’ordre stratégique et en y jouant un rôle pivot d’influence géopolitique.
4° Pour conclure, un retrait de la Russie des territoires occupés, couplé avec un statut de neutralité ukrainienne, immédiatement et étanchement garanti par le droit international et, ultérieurement, accompagné d’une admission dans l’UE, instaurerait la paix dans cette région du monde, offrirait à la population russe la sécurité voulue et, par sa proximité immédiate, la visibilité accrue de l’intégration européenne et de ses avantages, notamment ceux de la prospérité, de la liberté, de l’État de droit, de la protection des minorités, de la paix, source et élan psychologique et de perception pour un assouplissement de régime, dans un après-Poutine si espéré, avec ainsi un éventuel retour à la coopération paneuropéenne de paix et de prospérité, sous la maîtrise géoéconomique et géopolitique de l’Union.
In fine, pour reprendre les vers de Louis Aragon,
« Je réclame le droit de rêver au tournant
De la route aux grands charmes de la promenade,
Le droit de m’émouvoir du monde maintenant
Que s’approche la canonnade ».
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3