par Bruno Vever, le 9 octobre 2023
« Je suis en charge d’une armée dénuée de tout ». Ce constat amer d’Alfons Mais, général inspecteur de la Bundeswehr, suite à l’agression soudaine de l’Ukraine par la Russie de Poutine, peut s’adresser tout autant à l’Europe qu’à la seule Allemagne.
Cette colère et ce désarroi auront certes interpellé Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne qui fut auparavant ministre allemande de la défense. Mais les autres dirigeants européens ne sauraient s’en exempter, après trente ans d’imprévoyance où ils n’auront guère cherché, au-delà d’une préservation par la France des outils de sa dissuasion nucléaire, à récupérer une quelconque capacité de défense autonome, malgré les cinquante années précédentes d’une dépendance militaire absolue des Etats Unis comme d’une confrontation frontale et glaciaire avec une Russie totalitaire. Or celle-ci, revenue à ses pires démons après avoir raté une chaotique reconversion libérale devenue maffieuse, veut à présent venger par les armes son éviction du continent comme son déclassement politique et économique.
Aucun correctif ne pourra être apporté à pareille situation sans que tous les constats d’un dénuement sécuritaire coupable de l’Union européenne soient clairement mis à jour et que toutes les leçons en soient dûment tirées. Vaste programme !
Une accumulation de constats préoccupants
La « mondialisation heureuse » prônée par une Union européenne insouciante, endormie sous ses lauriers commerciaux, a fait place aujourd’hui à une redistribution mondiale des cartes, avec la confrontation armée en Ukraine, la crise énergétique déclenchée par les sanctions contre la Russie, et l’affirmation d’un axe hostile autour des BRICS. Ceux-ci allient des puissances émergentes du « Sud global » avec des dictatures en tous genres, dont une Chine de plus en plus ambitieuse et dominatrice et une Russie de plus en plus vindicative et agressive, toutes deux pressées de nous évincer d’Afrique et de nos autres positions dans le monde, tous ces Etats se trouvant réunis par une distanciation ostensible voire une opposition frontale envers l’Occident, sa domination passée, ses positions actuelles et, à des degrés divers, ses libertés et à ses valeurs démocratiques.
Alors qu’une guerre totale fait aujourd’hui rage en Ukraine, aux portes de l’Europe, la faiblesse intrinsèque de celle-ci est devenue, de façon enfin perceptible pour tous, un péril mortel. L’aide qu’elle s’efforce tant bien que mal d’assurer aux Ukrainiens, avec l’appui de l’OTAN, ne pourrait suffire sans l’apport décisif des Etats-Unis, leader tout puissant et incontesté de l’Alliance atlantique, tout en contribuant, vu l’état pitoyable des arsenaux européens, à aggraver leur propre désarmement face à la Russie.
Cette dépendance sécuritaire qui s’éternise, les Etats-Unis ne se privent pas pour la faire payer aux Européens sur les plans tant politiques qu’économiques, technologiques et commerciaux, outre des moyens non avoués de contrôle intrusif.
Mais le pire pour l’Europe reste que sa dépendance comporte plus que jamais le risque majeur de voir ces Etats-Unis, en fonction de leurs propres élections et de la situation dans le Pacifique, reconsidérer la vigueur de leur engagement européen.
On n’éludera pas davantage la crise migratoire hors contrôle à laquelle l’Europe se voit confrontée face à la pression subsaharienne, avec ses situations tragiques et ses nombreuses victimes, mais aussi une ampleur qui devient submersive.
On y verra les effets calamiteux d’une démographie africaine explosive sur fond de guerres intestines, de populations abandonnées, martyrisées ou fanatisées et d’une déstabilisation politique activée en sous-main par la Chine et la Russie. De son côté l’Europe, bardée d’aides sociales et d’ONG en tous genres, connaît une dépression démographique symétrique, malgré les forts contingents d’immigrés déjà installés sur son sol. Restée dépourvue de toute identité spécifique fortement affirmée et de toute organisation unifiée aux frontières communes, son absence de direction politique laisse ses Etats du Sud aux prises avec des débarquements de masse, qu’une « main invisible » cherche ensuite de Bruxelles à répartir en quotas improvisés.
Aussi attractive qu’elle puisse comparativement paraître à ces migrants, l’Europe n’est pas devenue pour autant, loin s’en faut, un paradis économique, cet eldorado de l’économie « la plus compétitive du monde» que promettait son illusoire stratégie de Lisbonne 2000-2010 qui avait misé, sans aucun programme sérieux, sur la poursuite de vents favorables et sur des échanges mutuels de « bonnes pratiques » pour s’imaginer prendre la tête dans la course aux nouvelles technologies.
Cette course, elle ne l’a pas seulement perdu. Elle s’est fait proprement étriller de tous les bords et dans les domaines les plus stratégiques pour l’avenir. Même en ayant gardé à ce jour un savoir-faire et des positions de pointe dans certains domaines comme l’aéronautique, l’espace et, pour la France, le nucléaire, sa compétitivité industrielle et technologique globale n’a cessé de décliner comparativement au cours des dernières décennies, avec notamment un retard croissant et difficilement rattrapable face à une révolution numérique aux applications et aux répercussions innombrables. On y verra, entre autres, les conséquences d’une politique de la concurrence particulièrement myope de la Commission de Bruxelles qui aura tout fait pour empêcher l’émergence de champions européens, tout en ouvrant sans limites le marché européen aux géants américains et asiatiques, tant industriels que de services, qui nous dominent à présent sans partage.
Ayant ainsi vendu sans contrepartie nombre de ses brevets, de ses marques et de ses fleurons technologiques, incapable de créer ses propres « GAFA », contrainte de subordonner de plus en plus ses exportations industrielles à des transferts technologiques usines en mains, l’Europe est restée loin derrière les Etats-Unis tout en ayant vu la Chine, suivie par d’autres concurrents émergents, la rattraper et la surpasser ces vingt dernières années à une vitesse proprement ahurissante.
Hier, l’Europe importait de la main d’œuvre pour produire et exporter ses biens industriels dans un monde où elle avait acquis une position commerciale de premier plan. Aujourd’hui principalement reléguée dans une économie de services, dont rien ne certifie qu’elle en conservera la maîtrise, surendettée sous le poids de ses charges sociales, elle importe la plupart de ses produits industriels tout en étant confrontée à une pression migratoire non désirée, une guerre totale à ses portes, un expansionnisme russe à nouveau débridé, une dépendance sécuritaire sans fin, une crise énergétique structurelle, un effacement de la scène internationale et l’hostilité d’un « Sud global » plein de ressentiments. Pourrait-on assombrir pareil tableau ?
Des exigences vitales devenues urgentes
Face à cette crise sans précédent qui défie l’Europe dans tous les domaines, le temps lui est désormais compté. Confrontée à une tornade de vents contraires, sa politique communautaire des petits pas, si mesurée, si insuffisante, et si souvent interrompue par de longues pauses voire d’authentiques reculs, ne saurait perdurer.
En rester là signifierait en effet pour l’Europe programmer son inéluctable dépérissement, prélude à un déclassement fatal d’ores et déjà perceptible dans un monde en profond bouleversement.
« Réarmer l’Europe » ne signifiera pas seulement la doter enfin des armes défensives assurant sa sécurité autonome pour dissuader ses adversaires, qu’ils soient potentiels, affichés ou déclarés, de toute agression, de toute neutralisation, voire de toute vassalisation.
Ce réarmement impliquera, au sens le plus large, de rééquiper de pied en cap une construction européenne aujourd’hui réduite aux arrangements de dernière heure, c’est-à-dire aux bricolages superficiels, insuffisants pour résister efficacement et même reconquérir, car il faut moins que jamais y renoncer, les positions perdues face aux tempêtes qui se sont levées et aux nouvelles qui menacent.
Ceci signifiera enfin, et sans doute d’abord car tout est lié, de retrouver une foi, une conviction et une volonté d’agir ensemble qui seules permettront pareil réarmement politique, identitaire et sécuritaire de l’Europe.
Reste bien sûr à trouver les moyens de relier tous ces enjeux et d’y répondre, à vingt-sept Etats membres et bientôt bien plus de trente. Là réside en effet la question essentielle, et en vérité la seule. Car la prise de conscience de l’ampleur de notre déclin demeurera vaine en l’absence d’accord sur les moyens opérationnels d’y remédier efficacement, sans crainte de devoir au besoin renverser une table devenue trop bancale !
Un préalable franco-allemand incontournable
Une première priorité sera de dissiper rapidement le malaise, certes intermittent et diffus plutôt qu’avoué, qui affecte aujourd’hui les relations franco-allemandes. Le traité d’Aix la Chapelle de 2019 qui était censé raviver le traité franco-allemand de l’Elysée de 1963 a échoué à le faire. Ayant préféré, plutôt que s’engager dans l’approfondissement d’une authentique intégration politique, diplomatique et sécuritaire, multiplier des promesses désordonnées de coopérations multiples et superfétatoires, ce traité mal inspiré n’aura tenu aucun compte des progrès de la construction européenne depuis 1963, des répercussions du brexit, des enjeux de notre sécurité commune et des bouleversements en cours sur la scène mondiale.
Aucune réponse n’aura ainsi été donnée aux projets d’union politique précédemment proposés par l’Allemagne aux présidents Mitterrand puis Chirac, ni même en sens inverse aux perspectives de relance européenne avancées par le président Macron dans ses discours de la Sorbonne, de Strasbourg et de Berlin.
Bien au contraire, le climat bilatéral s’est progressivement dégradé, par-delà et malgré le front commun européen heureusement opposé à l’agression russe en Ukraine, avec des sanctions qui auront particulièrement coûté à l’Allemagne, contrainte de reconsidérer toute sa politique d’importation énergétique de Russie et de sacrifier les gigantesques infrastructures mises en place avec celle-ci.
Mais cette solidarité européenne avec l’Ukraine n’aura pas empêché le chancelier Scholz d’aller en solo à Pékin s’empresser de sécuriser ses propres échanges bilatéraux, puis de privilégier l’industrie américaine dans son programme national de réarmement de cent milliards d’euros, avant d’inaugurer un programme européen de défense du ciel européen qui s’est avéré dénué de toute participation française !
On verra dans cette désynchronisation et ces coups de canif au partenariat mutuel les effets d’un ressentiment allemand inavoué mais sous-jacent d’être encore traité, quatre-vingts ans après la fin de la seconde guerre mondiale, en exclu des puissants du Conseil de sécurité de l’ONU, avec une France persistant à refuser tout partage européen de son siège permanent consenti en 1945 par les Alliés.
Un moyen aurait pourtant permis d’apurer la situation pour refonder avec l’Allemagne un intérêt commun fort et authentiquement solidaire, ouvrant autant de nouvelles perspectives politiques, diplomatiques, sécuritaires, industrielles et technologiques. Il aurait fallu pour cela conclure un pacte bilatéral assurant que les positions exprimées par la France au Conseil de sécurité le soient désormais au nom des deux pays, premier pas vers l’affirmation d’une voix européenne unique. Que ne l’a-t-on fait, et pourquoi s’étonner de subir en retour pareilles avanies et autres « coups fourrés » ?
La recherche d’une majorité dynamique chez les vingt-sept
Bien évidemment, une hirondelle ne fait pas le printemps et pareil accord franco-allemand n’aurait pas non plus suffi à lui seul pour sortir de l’ornière une Europe qui ne ressemble plus, à vingt-sept, à celle des six pays fondateurs mise sur les rails par Robert Schuman et Jean Monnet après avoir rallié le chancelier Adenauer. La perspective d’un « directoire franco-allemand » risquerait même aujourd’hui d’en hérisser plus d’un, notamment au Sud et à l’Est de celle-ci.
C’est pourquoi pareil tandem franco-allemand, tout en apparaissant plus que jamais incontournable pour redonner une force motrice à la construction européenne et à son réarmement tous azimuts, devrait, s’il osait s’engager dans un tel coup d’éclat politique, accorder une attention extrême à l’association de tous ses partenaires européens souhaitant partager leur avancée inédite dans l’intégration.
On y retrouverait sans doute les six pays fondateurs, mais aussi beaucoup d’autres, sans qu’il soit possible de les identifier et de les dénombrer avant d’avoir effectué ce premier pas. Mais il ne serait pas déraisonnable d’escompter voir progressivement se constituer une majorité politique à nouveau fédérative au sein des vingt-sept, première étape d’un réarmement effectif et autonome de l’Europe sur tous les plans.
Une adhésion prévisible des opinions publiques
Beaucoup pourront aussi s’interroger, face à pareilles perspectives, sur l’attitude des opinions européennes, aujourd’hui si perméables aux courants populistes et eurosceptiques, même si une part croissante de leurs dirigeants venait à prendre sur eux le risque politique et électoral d’accélérer l’intégration commune.
La question paraît toutefois moins hasardeuse qu’il n’y paraît de prime abord car elle est généralement aussi mal posée que mal interprétée. Toutes les enquêtes d’opinion menées auprès des Européens ont en effet mis en évidence que les réactions défiantes ou hostiles envers Bruxelles ne le sont pas à l’encontre de la construction européenne en soi, mais de l’Union telle qu’elle fonctionne actuellement.
Celle-ci leur paraît en effet, non sans motif, aussi prompte à affaiblir voire abolir les protections nationales que lente voire incapable d’y substituer des protections européennes tangibles. Motivée à activer la libre circulation des capitaux, soucieuse d’organiser une répartition interne des migrants de pays tiers, cette Union européenne apparaît par contre nullement empressée à se doter d’une direction politique efficace, à s’adjoindre des douaniers communs unifiés aux frontières extérieures, comme à s’équiper d’une armée autonome moderne et dissuasive.
Ces enquêtes indiquent aussi que l’opinion ne serait aucunement hostile à l’émergence d’un budget européen enfin significatif, en lieu et place du 1% du PIB européen si chichement attribué par des Etats membres dont les propres budgets confisquent la moitié de ce PIB, sous condition qu’un tel transfert s’accompagne d’un encadrement commun éliminant fraudes et iniquités fiscales entres Etats, appuie efficacement une sécurité collective crédible et contribue directement à une remise à niveau économique perceptible, avec les nouveaux emplois allant de pair.
Les contribuables se féliciteraient enfin qu’un tel transfert, en créant des économies d’échelle significatives, allège une pression fiscale globale devenue insupportable suite aux doubles emplois et gaspillages du « chacun pour soi » des Etats membres.
Se donner les vrais moyens d’une autonomie sécuritaire
Assurer une sécurité collective à l’abri de toute pression, domination ou intimidation impliquerait pour l’Europe un effort inédit de réarmement industriel et compétitif.
Un préalable serait déjà de changer fondamentalement le positionnement communautaire sur les questions de défense, aujourd’hui exclues pour l’essentiel de ses compétences. Ainsi les commandes des Etats membres liées à la défense ne sont pas concernées par l’ouverture des marchés publics, alors qu’elles devraient non seulement l’être mais faire l’objet d’authentiques préférences mutuelles, seul moyen d’amorcer une autonomie politique et industrielle de la défense européenne.
De même, plutôt que les dissuader, la Commission devrait promouvoir et accélérer les coopérations et regroupements industriels européens permettant d’assurer le rattrapage de nos retards technologiques, notamment dans le numérique, l’intelligence artificielle et la robotique qui bouleversent tous les données et tous les secteurs à commencer par la défense. Une attention particulière dans le réarmement devrait être accordée à l’aéronautique, aux lanceurs et aux missiles, aux satellites et au spatial, comme à la maîtrise maritime. Un tel redéploiement européen permettrait ce faisant de créer de nombreux emplois innovants et des réseaux inédits de sous-traitances impliquant de multiples PME à l’échelle européenne.
La question la plus sensible resterait bien sûr la dissuasion nucléaire. L’Allemagne et d’autres pays européens ne manquent pas de telles armes sur leur sol, mais sous contrôle exclusif américain. Face aux six mille têtes nucléaires russes et aux cinq mille cinq cent américaines, la France, seule puissance nucléaire autonome de l’Union européenne suite au départ des Britanniques, peut en aligner trois cent, la plupart bien cachées sous les mers du globe, aptes à assurer déjà une dissuasion suffisamment crédible et redoutable face à l’absurdité des milliers d’un « overkill ».
Peut-on dès lors imaginer que la France élargisse sa protection dissuasive à l’ensemble de l’Union européenne, celle-ci participant en retour au rééquipement correspondant d’un dispositif mis à son service (porte-avions, sous-marins, missiles) ? Pareille perspective pourrait sans doute être acceptable pour nos partenaires européens si cette dissuasion s’appuyait sur des garanties fermes et irréversibles, tout en accompagnant l’affirmation d’une armée conventionnelle commune efficace et modernisée sous commandement européen. Il reviendrait à celle-ci de défendre le cas échéant l’Union européenne contre toute escalade et toute extension d’une guerre de haute intensité telle qu’en Ukraine, la dissuasion nucléaire n’étant là que pour se protéger de toute tentation adverse à en faire usage.
Pareil réarmement autonome de l’Union se ferait en restant fidèle à l’Alliance atlantique et à l’OTAN, mais sans s’infliger une dépendance éternelle et inconditionnelle soumise au seul bon vouloir de notre puissant allié américain.
Affronter l’incertitude de l’avenir en risquant l’audace aujourd’hui
Pour cette Europe qui avait oublié les enseignements d’un « si vis pacem, para bellum » et qui en paie aujourd’hui le prix exorbitant, l’heure du choix a sonné. Face à la persistance d’une domination américaine sans partage sur elle et à la montée de nouveaux impérialismes la considérant avec une condescendance mal dissimulée, cherchant par tous les moyens à la concurrencer, la marginaliser, l’évincer, la diviser voire la soumettre, l’Europe finira-t-elle par faire preuve d’un minimum d’audace, enfin consciente que « le vrai respect exige le courage du risque » ?
Ce risque s’appelle aujourd’hui pour l’Europe l’intégration politique, condition de son réarmement global. A l’échelle mondiale, les Européens ont rapetissés. Divisés, ils deviennent aujourd’hui insignifiants; jouets faciles de toutes les manipulations extérieures. Mais unis, ils peuvent se transcender en une puissance fédérée d’un demi-milliard d’habitants, de taille à faire jeu égal avec quiconque, se faire respecter et participer activement à un autre mode de mondialisation, plus apaisé, plus équilibré, plus respectueux des droits et des libertés de tous, et plus soucieux des nouvelles priorités communes, notamment environnementales, pour la planète.
Alors, qu’attendons-nous ?
Bruno Vever est administrateur de l’Association Jean Monnet et ancien membre du Comité économique et social européen