par Panayotis Soldatos, le 29 janvier 2024
« L’objet de la guerre, c’est la paix » (Aristote)
« Mieux vaut se disputer autour d'une table que sur un champ de bataille » (Jean Monnet)
1° L’effondrement du rideau de fer au cœur de l’Europe a nourri l’ambition, voire l’enthousiaste espoir des Européens de compléter leur sphère géopolitique par l’élargissement progressif des Communautés européennes et, par la suite, de l’Union européenne, en direction de l’Est du Continent. Ceci dit, chemin faisant, ce parcours géopolitique s’est avéré sinueux, voire accidenté, eu égard à la présence de variables d’une évidente rigidité, dont, en particulier, l’enchevêtrement des contours de l’aire géographique eurasiatique, la « barrière russe », l’inévitable hétérogénéité (quantitative et qualitative) d’une Grande Europe, facteurs peu propices à une approche géopolitique européenne cohérente et de grande puissance (I). Par ailleurs, l’Union européenne fait face, aujourd’hui, à la permanence de l’installation géostratégique, dans ce même espace géopolitique, de l’Amérique, laquelle, bien qu’initialement libératrice-protectrice de l’Europe, vise, dans l’après-guerre froide, l’alignement européen sur les orientations directionnelles d’une politique étrangère américaine en quête de primauté transcontinentale, aux sérieuses conséquences géopolitiques : le conflit ukrainien fournit une illustration de cette « superposition » américaine (II).
2° Rien d’étonnant, alors, de nous trouver, aujourd’hui, devant une Europe qui doute de sa mission géopolitique, hésite sur une stratégie de déploiement international autonome, appréhende, en cas de tentative européenne de révision du schéma asymétrique de partenariat avec les États-Unis, une éventuelle réaction américaine de mécontentement, susceptible de perturber la constellation euratlantique de coopération économico-commerciale, de politique étrangère et de sécurité, voire de remettre en question l’actuel déploiement du parapluie stratégico-militaire, offert, certes à grand coût de cofinancement, aux Européens.
Il en découle une tendance européenne de suivisme géopolitique et géostratégique, avec une Union européenne résignée à la redynamisation de l’ambition reaganienne « Let’s Make America Great Again » que souligne la reprise de l’affirmation déclaratoire « America is Back » par le président Biden et son nouveau ciblage géoéconomique et géostratégique face à ses deux ennemis systémiques, la Russie et la Chine. En effet, l’Union européenne a eu, « à chaud », à mettre en veilleuse sa posture internationale de puissance civile (« Civilian Power »), aux rôles diplomatiques et économiques de coopération et de médiation, et à s’aligner promptement, d’une part, sur une politique d’élargissement de l’OTAN, encore plus vers l’Est et, notamment, vers l’Ukraine, et, d’autre part, sur une démarche de réévaluation, voire de remise en cause de ses importants liens économico-commerciaux avec la Chine.
I.- La fluidité-hétérogénéité de l’espace européen, source d’incertitudes géopolitiques
1° La conception et le développement d’une approche géopolitique européenne de grande puissance comporterait un schéma structurel-processuel complexe de démarches-conditions préalables dont, en priorité, la définition-fixation de l’aire d’intégration concernée ainsi que des moyens de déploiement géoéconomique et géostratégique. Or, les Communautés européennes, initialement amputées de l’aile orientale, sous domination soviétique, se sont, en priorité, attelées à l’homogénéisation socio-économique de leur espace occidental, dit de « petite Europe », autour d’une union économique, certes, partielle, dans l’attente de la libération des pays du Centre et de l’Est européens, pour une extension géographique et, dans la foulée, la formulation d’une ambition géopolitique aux frontières continentales: cette attente, quoique concluante, dès l’effondrement du rideau de fer, au-delà même de l’espérance initiale, vu la rapide désintégration de l’URSS et son repli sur les frontières de la Russie, pays en partie européen sur le plan géographique et culturel (dans sa partie « de l’Atlantique à l’Oural »), s’est heurtée, sur le plan d’une ambition géopolitique, à deux réalités : a) la présence et l’empiètement dans la même aire du voisin russe, acteur nullement « accommodant », vu son vaste espace géographique, son système autoritaire, son étalement eurasiatique, ses ambitions géopolitiques de grande puissance et sa force nucléaire; b) les orientations géopolitiques, aux manifestations géoéconomiques et géostratégiques, des États-Unis, pays d’une ferme volonté d’influence directionnelle de la marche du Vieux Continent et réussissant, à cet effet, à assurer la permanence-longévité de l’OTAN dans l’après-guerre froide, sous une forme toujours asymétrique et de « superposition » américaine.
2° Cette difficile « cohabitation géopolitique » de l’Union européenne, à la fois avec la Russie, aux ambitions de grande puissance, et avec les États-Unis, pays aux ambitions géoéconomiques et géostratégiques mondiales, accompagnées d’un impératif besoin de maintien du tremplin européen que représente l’alliance euratlantique, a empêché la cristallisation d’un dessein géopolitique européen. Du reste, le déploiement géopolitique européen autonome fut, également, compromis de l’intérieur, soit par le développement socio-économique et diplomatico-politique hétérogène d’une Union placée dans la mouvance du grand et hétéroclite élargissement vers l’Est et le Sud européens, avant même la consolidation et l’approfondissement de sa structuration politico-institutionnelle, celle-ci rendue, in fine, impossible par les dissonances intra-européennes et de politique étrangère et, pire encore, par la fragilisation des systèmes politiques de pays membres, sous la pression, entre autres, de tendances populistes, de virage vers les extrêmes de l’échiquier politique, de phénomènes de communautarisme exacerbé par des variations diatopiques (selon les régions) et diastratiques (selon la stratification sociale, les différences linguistiques, culturelles et confessionnelles ainsi que les mouvements démographiques de peuplements et de flux migratoires).
Aussi, et malgré quelques efforts arythmiques de définition et de mise en œuvre d’orientations de géopolitique européenne au sein de l’Union, celle-ci s’est-elle cantonnée, pour l’essentiel, dans le suivisme atlantiste, le « presque-rien » d’affirmations déclaratoires en quête de dessein géopolitique différencié, demeurant ainsi, dans le court et moyen terme, condamnée, tout simplement, à la procrastination, antichambre de l’apraxie.
II.- L’ambition américaine de « superposition » directionnelle dans la définition et l’opérationnalisation d’une stratégie géopolitique pour l’Europe et son illustration dans le conflit ukrainien
1° Pour comprendre l’actuel « accompagnement » américain du processus d’intégration européenne, couplant appui déclaratoire et contrôle opérationnel superposé, quelques précisions d’ordre historico-politique s’imposent.
La posture des États-Unis face au paradigme européen d’intégration a été, et le demeure toujours, sous-tendue par une ambivalence aux sources utilitaires d’intérêt national américain, ancrées dans le pragmatisme de leur Realpolitik et, manquant, généralement, de conviction idéologique profonde, favorable à l’Europe Unie. En effet, l’appui initial américain au projet d’intégration européenne répondait à l’impératif besoin d’établissement d’une « zone tampon » face au bloc soviétique, condition sine qua non de la réussite de leur politique d’endiguement (« containment »). Or, ce rempart européen ne pourrait résister aux pressions soviétiques dans l’état de fragilité des sociétés européennes de l’après-guerre immédiat, d’une économie détruite dans ses infrastructures, en quasi-arrêt dans ses flux économico-commerciaux et porteuse de graves tensions sociales qu’alimentait le discours de lutte des classes, dans la vulnérabilité idéologique de populations appauvries et exposées au chant des sirènes communistes et à la pression de la présence des troupes soviétiques aux portes de l’Occident européen : le nouveau paradigme systémique de solidarité intégrative européenne (les Communautés européennes) paraissait, alors, impératif aux yeux des Américains, car susceptible de garantir le développement et la prospérité socioéconomique, de redorer le blason des élites dirigeantes, généralement déconsidérées sur le Continent par la défaite face aux forces du nazisme-fascisme, d’éloigner les populations de tentations de rapprochement avec les forces politiques communistes et apparentées, d’aider, in fine, les États de l’Europe occidentale à assumer une partie du fardeau de financement des forces militaires euratlantiques au sein de l’OTAN et à les accueillir ainsi en garantes de sécurité et de défense. C’est ainsi que les Communautés européennes devraient, pour l’allié outre-Atlantique, aller de pair avec l’OTAN, dans un tandem harmonieux de dispositif efficace d’endiguement militaire, socioéconomique, idéologique (fondé sur le socle commun de valeurs de démocratie, de justice, de libertés fondamentales) de l’URSS, voire de fer de lance pouvant fissurer le mur du bloc soviétique. Force nous est, alors, d’admettre que cette stratégie euratlantique de couplage s’est avérée victorieuse, surtout grâce à la grande supériorité de l’économie occidentale face à l’URSS et les pays du Pacte de Varsovie, ceux-ci ayant ainsi perdu leur souffle dans leur compétition géoéconomique et géostratégique avec couple CE-OTAN et aspirant, en même temps, à leur libération de la domination soviétique.
2° Chemin faisant, toutefois, la fulgurante ascension commerciale et, au-delà, économique de la CE/UE (marché unique, union économique partielle, zone euro) alerta les États-Unis sur le risque de voir, aujourd’hui, dans cette marche intégrative réussie à Vingt-Sept (surtout depuis le Brexit et la fin de la forte influence d’atlantisme du Royaume-Uni au sein de l’Union), un potentiel de « décrochage » géoéconomique et géopolitique de l’UE, en marche vers une « Europe puissance et de géopolitique autonome » au service de ses intérêts, parfois similaires avec ceux des États-Unis, parfois, divergents, comme il peut arriver aux relations entre systèmes aux capacités symétriques et aux traits géographiques, historico-politiques et socioculturels d’une compatibilité toute relative, car incomplète.
Dans cet ordre d’idées, le souci des États-Unis, grande puissance aux ambitions de suprématie mondiale et aux prises, en termes géostratégiques et géoéconomiques, avec ses deux principaux ennemis systémiques que sont la Russie et la Chine, est de s’assurer d’un comportement de « solidarité contrôlée » de ses partenaires économiques et alliés militaires européens, sans ledit risque de « décrochage » géopolitique : les normes et politiques américaines d’extraterritorialité, aux sévères sanctions économiques, et la supériorité américaine au sein de l’OTAN procurent aux États-Unis cette assurance de loyauté européenne à préserver, et leur permettent, par ailleurs, de tenter une extension transcontinentale de leur présence géopolitique (penser, notamment, au déploiement sécuritaire Indo-Pacifique, appuyé sur la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité /Quad (Japon, États-Unis, Australie et Inde) et à la conclusion de l’alliance militaire AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis)).
3° Sur le terrain de l’opérationnalisation de cette approche de superposition, depuis la reprise, par le président Biden, de l’éloquente ambition de leadership américain par le slogan de communication « America is Back », les États-Unis ont pris de court l’Union européenne et sa politique de coopération d’association économique avec l’Ukraine, par l’activation énergique de l’option d’adhésion de ce pays à l’OTAN, dans une optique d’éventuel couplage avec une admission dans l’UE (déjà, la pratique de couplage d’une adhésion à l’OTAN et d’une admission dans l’UE des pays du Centre et de l’Est européens confirme cette volonté de processus de concomitance). Pire encore, l’UE se trouve, de nouveau, bousculée dans sa politique d’admission de nouveaux États membres, sous la pression de la guerre, entre autres, par une nouvelle poussée d’élargissement hâtif et laxiste vers l’Est, avec aussi l’octroi à l’Ukraine d’un statut d’État candidat et, dans la foulée, la décision d’ouverture de négociations d’admission avec ce pays, en violation de certains critères d’éligibilité requis par les traités et les textes afférents (voir, notamment les « critères de Copenhague », dont ceux de l’existence d’une économie de marché viable et d’un État de droit), alors que les institutions européennes, elles-mêmes, signalaient, systématiquement, dans leurs évaluations d’avant la guerre en Ukraine, la présence dans ce pays de sérieux problèmes au niveau du développement économique, d’État de droit, de la corruption (avouons, toutefois, que cette violation des critères d’éligibilité avait, également, eu lieu, bien que dans un degré moindre, lors du grand élargissement vers le Centre et l’Est européens, au niveau de certains des États alors admis).
4° Mais, en dehors de cette fragilisation géopolitique dans l’aire européenne par l’activation du dossier d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et, dans la foulée, à l’UE, d’autres phénomènes, cette fois-ci de crise interne, s’en sont suivis au sein de l’Union et de ses États membres qui ne peuvent que déstabiliser le processus d’intégration européenne, aujourd’hui en érosion croissante, ainsi que le déclassement de l’influence géopolitique de l’Europe.
En effet, ce « débordement » géopolitique de l’Union, suite au rôle directionnel de « superposition » des États-Unis dans ce conflit ukrainien, a généré des phénomènes de fragilisation interne du système européen et notamment : une crise énergétique, aux coûts financiers, à l’impact inflationniste et aux effets microéconomiques (notamment, difficultés du secteur de la transformation) et macroéconomiques (entre autres, augmentation de la dette, pressions budgétaires, ralentissement des investissements étrangers, tendances récessionnistes) ; des difficultés d’adaptation-transition énergétique (sources énergétiques de substitution) des États membres, entre autres, dans l’optique à la fois de la crise énergétique et des exigences du « Pacte vert » (en Allemagne, par exemple, les projets de construction d’une série de centrales électriques à hydrogène rencontre de sérieuses difficultés et controverses); des critiques de la libéralisation spéciale en faveur des exportations ukrainiennes, vu l’entorse aux règles de « fair play »; des voix divergentes de position entre États membres sur la poursuite et le niveau de l’aide à l’Ukraine, qui commencent à gagner certains milieux dirigeants européens et divers segments de la population; des arythmies de posture chez les partis politiques et des virages vers des forces extrémistes (notamment d’extrême droite), qui tentent de tirer profit électoral de ce prolongement de la guerre et des incertitudes afférentes de résultat. Notons à cet égard, que des fissures d’opinion publique et d’institutions se manifestent aussi aux États-Unis : penser, entre autres, aux opinions divergentes au sein du Congrès américain (surtout au sein des Républicains) sur la poursuite et le niveau de l’aide à l’Ukraine, qui évoluent dans le sens d’un scepticisme croissant devant ce « puits sans fond », scepticisme que le spectre d’une présidence Trump ne saurait qu’accentuer.
5° Ces causes de dissensions en devenir, nourrissent un plus large débat de fond, portant sur la validité de l’objectif géostratégique poursuivi par le camp euratlantique dans cette guerre en Ukraine, débat aux traits de scepticisme croissant :la tragique hécatombe des victimes au sein du peuple ukrainien, ses vagues migratoires, la destruction des infrastructures, notamment économiques et de communications du pays, les énormes coûts de future reconstruction dépassent le seuil rationnel et humanitaire d’acceptabilité. En même temps, la guerre et les sanctions occidentales imposées à la Russie, plutôt qu’à affaiblir l’autocrate Poutine, lui permettent, au cœur d’un système politique verrouillé et fort centralisé, de s’afficher comme le défenseur du peuple et de la nation russe menacés par les États-Unis et le prolongement géostratégique de l’OTAN aux portes de Moscou. Quant à la légitime finalité d’une libération des territoires ukrainiens (occupés par les forces russes, durant cette invasion et guerre), elle nous paraît peu réaliste, inatteignable, par la guerre, vu qu’un tournant de défaite de la Russie sur le terrain conventionnel entraînerait le recours russe à l’arme nucléaire, virage apocalyptique à éloigner du champ optique des belligérants, de l’Europe, du monde.
D’où l’idée, aujourd’hui en état de balbutiements, de négociations en vue d’un retrait total des troupes russes (la Crimée, illégalement occupée par les Russes, constituerait le volet le plus difficile mais, également, le plus critique de cette négociation), offrant, en contrepartie, à la Russie la fin des sanctions, la neutralité internationalement garantie de l’Ukraine (futur membre, toutefois, de l’UE, quand elle répondrait aux critères d’éligibilité), des réformes d’autonomie-protection linguistique et culturelle des russophones, dans un schéma de décentralisation (fédéralisation asymétrique) de l’État ukrainien.
Atteindre cet objectif de pacification, certes, au prix de longues et ardues négociations, devrait être le socle d’une stratégie géopolitique de l’Europe face à cette zone de conflit aux risques mondiaux. Reconnaissons, toutefois, que rien que d’y penser, susciterait des débats controversés, voire rudes, en l’état actuel de l’opinion publique européenne, ainsi que des risques d’impopularité en proportion pour le leadership européen. Et pourtant, l’UE, « puissance civile », devrait aborder avec courage, sagesse, conviction d’œuvre de pacification cette approche de scénario optimiste, assumant ainsi, du même coup, les responsabilités d’une autonomie géopolitique de l’« Europe puissance », à nos yeux, tant justifiée et impérative pour l’avenir du Vieux Continent : la pensée de Victor Hugo « La guerre, c’est la guerre des hommes ; la paix, c’est la guerre des idées » l’y incite.
Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3