par Yves Bertoncini, le mercredi 11 janvier 2012

Introduction – La solidarité européenne à l'épreuve

La solidarité établie au sein de l'Union européenne fait actuellement l'objet d'une série de tensions et de débats si vifs qu'il est particulièrement bienvenu de les mettre en perspective, comme ce séminaire nous y invite. Je suis heureux de pouvoir apporter une contribution à cette réflexion commune en m'appuyant sur les travaux réalisés par Notre Europe dans le cadre d'un projet intitulé "La solidarité européenne à l'épreuve", lancé à l'occasion du « Forum européen des thinks-tanks » que nous avons organisé à Barcelone à l'automne 20103.

Je me consacrerai comme demandé à l'analyse des "fondements politiques" de la solidarité européenne,c'est-à-dire à l'identification des principes et des compromis ayant légitimé l'établissement de mécanismes et d'outils de solidarité plus ou moins amples. Je ne m'étendrai donc pas sur les modalités concrètes de ces formes diverses de solidarité européenne, que les autres intervenants auront tout le loisir d'évoquer. Et je n'aurais pas non plus l'audace d'analyser les fondements juridiques de cette solidarité européenne,
puisque Jean-Paul Jacqué vient de nous éclairer brillamment sur ce point.

Je réserverai mon audace à la gageure que constitue l'analyse des raisons d'être d'outils aussi variés que ceux mis en place dans le cadre de la politique agricole commune, de la politique de cohésion, de l'Union économique et monétaire, de l'espace Schengen, etc. Je le ferai humblement, sur la base d'un survol par nature trop rapide, mais dont l'objectif est de dégager quelques éléments d'appréciation significatifs. Cela me conduira d'abord à tracer le cadre politique général au sein duquel s'exerce la solidarité européenne, avant d'évoquer les deux grandes "matrices" qui lui ont permis de prendre corps, à savoir les 4 libertés de circulation d'une part, la survenance de crises d'autre part.


1 – Solidarité versus "subsidiarité"

Il me faut d'abord rappeler que la solidarité établie au sein de l'UE se déploie au sein du cadre politique original mis en place par la "construction européenne" en un peu plus d'un demi-siècle. La solidarité européenne, qui concerne principalement les Etats membres de l'UE et parfois directement ses citoyens, n'était pas acquise, dès lors que c'est plutôt au sein de communautés plus restreintes comme au niveau national que s'exerce d'abord la solidarité entre personnes et entre collectivités. Cette solidarité européenne a donc elle aussi fait l'objet d'une construction progressive, dans un univers dominé par le principe de subsidiarité, c'est-à-dire par l'idée que " l'Europe" ne doit intervenir que dans des conditions précises et limitatives. Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'étymologie du mot "subsidiarité" renvoie à la notion de "subside", c'est-à-dire d'aide, qui peut précisément donner un contenu concret à la solidarité européenne. C'est avec ces éléments de contexte à l'esprit que je me bornerai à trois remarques principales pour tenter d'identifier les fondements politiques de la "solidarité européenne".

1.1. Des fondements géopolitiques

Je soulignerai tout d'abord les fondements "géopolitiques" de cette solidarité, comme de la construction européenne au sens large. Si la construction européenne a été lancée, et si l'UE dispose aujourd'hui de politiques et d'outils substantiels, y compris sur le registre de la solidarité, c'est d'abord au regard d'un contexte international ayant poussé les pays européens à s'unir, pour établir la paix et parce que "l'union fait la force". Au-delà des débats techniques relatifs aux qualités intrinsèques de telle politique ou de tel outil de solidarité, il faut toujours se souvenir que cette solidarité est l'avers d'une réalité politique qui prend tout son sens d'un point de vue externe, dans une UE qui a elle-même des fondements largement diplomatiques.

Naturellement, on peut se demander si ces fondements géopolitiques et diplomatiques sont toujours aussi solides aujourd'hui. A première vue, on répondra par l'affirmative, dès lors que les pays d'Europe connaissent un déclin démographique, économique et politique relatif assez marqué au regard des Etats-Unis et de nombre de pays émergents. En même temps, on voit bien que la "mondialisation" peut aussi susciter des tensions sociales et politiques et des réflexes de repli de la part des Etats et des citoyens, lesquels réflexes ne sont guère favorables à l'expression d'une solidarité européenne.

1.2. Des fondements établis au sein d'une "Fédération d'Etats-nations"

Ma deuxième remarque me conduit à rappeler que la solidarité européenne se déploie au sein d'une "Fédération d'Etats-nations", selon l'expression de Jacques Delors, c'est-à-dire d'un rassemblement d'Etats et de citoyens "unis dans la diversité". Les fondements politiques de cette solidarité doivent donc être recherchés du côté des compromis passés par ces " Etats-nations", sous le regard et sous le contrôle de leurs citoyens respectifs.

En schématisant, je dirai que du point de vue des "nations", la solidarité " interne" est plus évidente que la solidarité "internationale" : c'est par exemple au sein des nations que se déploient les mécanismes de solidarité en matière de protection sociale, et non pas au niveau de l'UE – l'exemple de la Belgique nous montre d'ailleurs que ces mécanismes peuvent être critiqués lorsque la cohésion nationale est elle-même en cause. Comme nous le rappelle Jérôme Vignon, la solidarité européenne est en tous cas de nature non affective" et repose essentiellement sur des "intérêts bien compris", souvent perçus et définis par les Etats membres.

Du point de vue de ces Etats, les actions de solidarité doivent par ailleurs se combiner avec l'exercice de leurs souverainetés. L'UE peut être l'instrument d'une solidarité permettant à ces Etats de conclure des accords jugés globalement équilibrés et acceptables, car ils comportent des aides européennes qui traduisent d'importants transferts financiers entre Etats membres – je vais y revenir dans un instant. Mais l'UE peut aussi être perçue avec méfiance s'il apparaît que les interventions qu'elle engage au titre de la
solidarité mettent en question la répartition des compétences entre niveaux communautaire, national voire régional – les controverses récentes sur le " programme alimentaire d'aide aux plus démunis" en sont l'illustration, j'y reviendrai aussi.

1.3. Une légitimation progressive de la solidarité européenne

Puisque la "solidarité européenn" n'est pas une donnée, mais une construction, identifier ses fondements politiques doit conduire à dresser la "généalogie" des différentes étapes qui ont permis de lui donner corps.

Jacques Delors, qui a été à l'origine de nombreuses avancées marquantes en matière de solidarité européenne, a coutume d'évoquer un "triptyque" explicatif : "La compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit". Ce "triptyque" a été au coeur des "paquets Delors" 1 (années 80) et 2 (années 90), tous deux largement centrés autour de l'intégration marchande et monétaire, et qui ont constitué des compromis globaux dont la solidarité a été un élément marquant.

Il nous faut étendre le regard à la fois en amont et en aval de ces deux "paquets" fondamentaux pour analyser la manière dont ont été légitimées les interventions européennes en matière de solidarité. Ce regard historique élargi permet de confirmer que le marché "commun" puis "unique" constitue bien la "matrice" politique au sein de laquelle la solidarité européenne s'est déployée. Il conduit aussi à identifier la gestion des situations de crises comme l'autre matrice susceptible de fournir à la solidarité européenne des fondements politiques plus ou moins solides – comme on le verra dans un deuxième temps.

2 – La solidarité européenne, corollaire des "4 libertés" : des fondements politiques "structurels"

C'est l'établissement d'un marché "commun" puis "unique" qui fournit les fondements politiques principaux de la solidarité établie au sein de l'UE. La mise en place des "4 libertés" de circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs a en effet donné lieu à des négociations et à des
contreparties dont le budget communautaire a été le principal réceptacle. Elle a conféré à ce budget une fonction de redistribution qui s'est accrue en plusieurs étapes et demeure structurante : les tentatives d'en faire le vecteur d'une stratégie de compétitivité (stratégie "de Lisbonne", puis "UE 2020") ayant d'autres fondements se sont d'ailleurs avérées vaines, et devraient sans doute le demeurer, dès lors que les politiques de compétitivité sont basées sur des choix et des compromis qui sont d'abord nationaux.

2.1. Le marché commun, l'union douanière et la PAC

La première étape conduisant à la mise en place d'une solidarité européenne est directement liée à signature du Traité de Rome. Il s'agit alors principalement de poser les bases d'un marché commun et d'une union douanière, qui vont faciliter la libre circulation des produits entre les pays membres. Cette libéralisation a vocation à être globalement profitable pour les 6 pays fondateurs de la "CEE" mais plusieurs d'entre eux, au premier rang desquels la France, considère qu'une telle libéralisation va principalement favoriser les produits industriels allemands. En contrepartie, ils obtiennent que la CEE adopte des mesures de soutien à la production agricole, qui vont mener à la mise en place progressive de la "PAC" au cours des années 60. Comme le rappelle Nadège Chambon dans un récent Policy Paper de Notre Europe, cette " PAC" va se traduire par des mécanismes de soutien aux agriculteurs (soutien au revenu grâce à la politique de prix garantis) mais aussi par l'établissement d'une solidarité plus implicite, via l'imposition de droits de douanes renchérissant de facto l'achat de produits agricoles étrangers.

Proclamée par le Traité de Rome, cette solidarité en matière agricole est parfois mal perçue par tel ou tel Etat membre de l'UE, et notamment le Royaume-Uni, qui va jusqu'à contester le principe d'une telle politique communautaire. Ses modalités concrètes nourrissent par ailleurs un vif débat, s'agissant notamment du caractère plus ou moins équitable de la distribution des aides agricoles entre producteurs et entre pays – ce qui est une manière indirecte de plaider en faveur d'une politique plus équitable, et donc plus fidèle au principe originel de solidarité.

Au total, force est de constater que, si elle a connu de nombreuses réformes depuis sa création, la "PAC" semble cependant reposer sur des fondements diplomatiques suffisamment solides pour demeurer l'une des principales politiques européennes à moyen terme.

La récente mise en cause du "programme alimentaire européen d'aide aux plus démunis" (ou « PEAD ») confirme paradoxalement la légitimité des autres mécanismes de solidarité de l'UE en matière agricole. Elle découle d'une décision de la Cour de justice de l'UE, notamment saisie par les autorités allemandes, concluant qu'en l'absence de surplus de production le "PEAD", ne pouvait être financé par la PAC pour un motif exclusivement social. A contrario, cet arrêt de la Cour signifie que l'usage des stocks agricoles liés à la PAC pour le bénéfice de citoyens européens démunis demeurait lui pleinement légitime. Quoiqu'on puisse penser du bien-fondé politique de cette décision, force est de constater qu'elle confirme que la solidarité européenne en matière agricole est compatible – sous certaines conditions – avec le principe de subsidiarité, et consolide donc ses fondements.

2.2. Intégration économique, "politiques structurelles" et solidarité territoriale

La deuxième étape marquante de la montée en puissance d'une solidarité européenne est directement liée à l'approfondissement économique et géographique de l'intégration communautaire. Cet approfondissement a de facto conduit à accentuer la concurrence au sein du marché intérieur, dans une perspective génératrice de gains de croissance et d'emploi au niveau global, mais aussi susceptible d'accentuer les déséquilibres entre Etats et territoires de l'UE. Puisque la libre circulation des produits et des capitaux ne peut seule produire une convergence entre Etats membres, il a été jugé nécessaire de la favoriser via des transferts financiers organisés au niveau communautaire.

C'est dans ce contexte qu'a émergé la politique régionale européenne, après le premier élargissement de la CEE ; puis la politique structurelle, au moment du 3ème élargissement et de l'adoption de l'Acte unique européen, grâce au " Paquet Delors 1" ; puis la politique structurelle et de cohésion, au moment du
lancement de l'Union économique et monétaire, sur la base du "Paquet Delors" 2 ; enfin l'utilisation redoublée de la politique de cohésion lors de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale.

Cette redistribution financière entre Etats et régions, qui constitue désormais le premier poste du budget communautaire, repose sur des fondements politiques clairs que je viens de rappeler, et dont les négociations sur la révision du cadre financier post-2013 devraient confirmer la solidité. Sans doute les débats vont-ils se poursuivre quant aux modalités d'une telle politique de solidarité, s'agissant par exemple de l'utilisation effective ou appropriée des aides européennes, du montant du cofinancement communautaire ou de la répartition des financements entre territoires. Il n'est cependant guère probable que le principe d'une telle "solidarité territoriale" puisse être mis en cause à court ou moyen terme.

2.3. Libéralisation marchande et solidarité vis-à-vis des travailleurs

Troisième corollaire de la libéralisation marchande établie par la construction européenne, la solidarité communautaire bénéficiant aux travailleurs européens est quant à elle d'une ampleur limitée, car elle semble reposer sur des fondements politiques plus fragiles.

L'embryon d'une telle solidarité apparaît pourtant dès le Traité de Rome, qui prévoit notamment la mise en place du "Fonds social européen" ayant vocation à financer la formation et la reconversion des travailleurs, dans le prolongement des mécanismes établis par le Traité créant la "Communauté européenne du charbon et de l'acier". Ce premier effort est en grande partie motivé par la présence de travailleurs italiens dont le niveau de formation et de salaire est très inférieur à la moyenne communautaire, au point qu'il pourrait constituer un avantage compétitif présumé déloyal8. L'essentiel des autres transferts financiers à vocation sociale demeure cependant du ressort quasi-exclusif des Etats membres. Et les réformes successives de la politique structurelle européenne ont peu à peu inscrit les actions du "Fonds social européen" dans une perspective davantage territoriale que "personnelle".

Il faut attendre 2007 et la création du "Fonds européen d'ajustement à la mondialisation" pour voir l'UE intervenir de nouveau au bénéfice direct de travailleurs européens. Les fondements politiques d'une telle intervention sont assez clairs : puisque l'UE est à l'origine d'une libéralisation commerciale pouvant entraîner des délocalisations et des pertes d'emplois, il paraît logique qu'elle contribue directement à l'indemnisation des travailleurs qui en sont victimes.

C'est un raisonnement comparable qui avait conduit le Congrès des Etats-Unis à adopter en parallèle et dès 1964 un "Trade promotion act" et un "Trade adjustment act", afin de redistribuer aux perdants de l'ouverture commerciale une partie des gains qu'elle génère. Le principe de subsidiarité a longtemps fait obstacle à une telle intervention de la part de l'UE, que ses dirigeants ont finalement autorisée, dans un contexte marqué par d'importantes critiques vis-à&-vis de "l'Europe libérale". L'UE n'est certes pas en mesure d'aider directement les travailleurs concernés, mais elle peut désormais rembourser les Etats et les autorités publiques qui ont financé les efforts de formation
et de reconversion nécessaires. Elle le fait dans le cadre d'une enveloppe globale à ce stade limitée à environ 500 millions d'euros par an, mais dont la portée symbolique et les fondements politiques méritent
d'être mis en évidence.

3 – La solidarité européenne face aux crises : des fondements politiques "conjoncturels" ?

C'est vers des fondements politiques d'une autre nature qu'il faut se tourner pour identifier les autres principaux outils de solidarité établis au sein de l'UE. En forçant le trait, on pourrait dire que ces fondements politiques là sont plus "conjoncturels", dès lors qu'ils conduisent la solidarité européenne à être déclenchée en situation de crises ou de catastrophes, sur la base de dispositifs plus ou moins anciens et plus ou moins sophistiqués. Qu'elle concerne l'espace Schengen, l'Union économique et monétaire ou procède de l'exercice de "clauses de solidarité" de nature diverse, cette solidarité européenne "d'un deuxième type" occupe désormais une place croissante, dans les faits comme dans les débats.

3.1. Espace Schengen : la solidarité européenne face à l'asymétrie ?

La création de "l'espace Schengen" a conduit à la mise en place d'une série d'outils de solidarité assez méconnus, et dont les fondements politiques reposent sur l'appartenance à un espace de libre circulation désormais doté de frontières "communes", dont la surveillance demeure pourtant confiée à chaque Etat membre. Les flux d'immigration légale et illégale dirigés vers ces Etats membres étant répartis de manière très inégale et "asymétrique", l'UE a institué plusieurs fonds et mécanismes visant à aider les pays les plus "exposés".

Cette solidarité européenne passe par l'utilisation de 4 Fonds européens dont chaque Etat reçoit une part fixe, ainsi qu'une part proportionnelle à son degré d'exposition aux flux migratoires. Elle s'exprime aussi par l'intermédiaire de l'agence FRONTEX, qui peut offrir une assistance technique aux Etats membres faisant face à une forte pression migratoire, ainsi qu'un financement d'opérations conjointes de contrôle aux frontières (exemple des " Rabit" ou "Rapid Border Intervention Team"). Cette solidarité européenne peut
enfin s'exprimer en matière d'accueil des demandeurs d'asile, puisque la directive "protection temporaire" adoptée en 2001 prévoit que, si un pays accueille un nombre de demandes excédant ses capacités d'accueil, les pays voisins peuvent prendre en charge une partie des demandeurs concernés.

Plusieurs crises récentes ont montré les limites de cette solidarité européenne, qui tiennent à plusieurs raisons. Elle peut seulement être invoquée si les effets de seuil susceptibles de déclencher une aide européenne sont atteints (contre-exemple de l'afflux d'immigrés tunisiens sur les côtes italiennes). Surtout, l'exercice d'une telle solidarité suppose que chaque pays européen exerce pleinement ses propres responsabilités : dans le contexte actuel, cela passe notamment par une surveillance sérieuse et rigoureuse des frontières communes, un enregistrement scrupuleux des demandes d'entrée sur le territoire national ainsi qu'un taux d'acceptation équilibrée des demandes d'asile formulées.

L'expérience semble montrer que, si ces conditions ne sont pas réunies, l'absence de confiance mutuelle entre Etats peut fragiliser les fondements politiques de la solidarité européenne mise en place en matière migratoire.

3.2. Union économique et monétaire : la solidarité européenne entre interdépendance et "aléa moral"

La création d'une Union économique et monétaire a elle aussi nourri un débat intense autour de la mise en place éventuelle de mécanismes de solidarité. Ce débat procède d'une question simple : qu'adviendra-t-il des Etats soumis à des difficultés et déséquilibres spécifiques et désormais privés de l'instrument
d'ajustement que constituait le taux de change de leur monnaie ? Les réponses initiales données par les dirigeants de l'UE furent de deux ordres : il faut indiquer aux Etats qu'ils devront assumer seuls leurs responsabilités pour les inciter à une conduite rigoureuse de leurs politiques économiques (c'est la fameuse clause de "no bail-out" du Traité de Maastricht) ; il faut par ailleurs s'efforcer de prévenir la survenance de ces déséquilibres (c'est l'esprit du Pacte de stabilité).

Sans entrer dans les détails, on peut dire que la crise financière récente a conduit l'UE à revenir largement sur ce dispositif originel, en fournissant un fondement politique très factuel à d'importantes aides européennes, engagées en contrepartie d'effort d'assainissement et de rigueur accrus de la part des pays bénéficiaires. Face aux urgences imposées par la crise, c'est l'interdépendance profonde des systèmes économiques et financiers des pays européens qui a justifié l'octroi de ces aides, à la fois bilatérales et multilatérales (Fonds européen de stabilité financière), dans l'objectif d'éviter un défaut de paiement des Etats en difficulté et d'endiguer l'extension de la crise.

On peut naturellement considérer que les efforts de solidarité européens consentis jusqu'alors ont été souvent insuffisants et trop tardifs : il n'en reste pas moins qu'ils traduisent une solidarité financière qui n'était pas initialement prévue à une telle échelle (même si l'article 122 du Traité a pu lui fournir une base juridique providentielle).

Les conditions posées pour l'octroi de ces aides montrent bien que les risques d'aléa moral qui avaient conduit à exclure toute solidarité européenne n'ont pas disparu : taux d'intérêt initiaux des prêts très élevés, demande de réformes structurelles approfondies, réforme du pacte de stabilité prévoyant un suivi plus rigoureux et des sanctions plus automatiques, réticences vis-à-vis de la création immédiate d'"eurobonds" ou d'interventions trop massives de la BCE, qui pourraient déresponsabiliser les Etats qui en bénéficient... Il est probable que, au cours des prochains mois, la pression des événements conduise à modifier encore le nouvel équilibre établi entre solidarité européenne et responsabilités nationales.

3.3. Les "clauses de solidarité" : une solidarité européenne face aux catastrophes ?

Les "clauses de solidarité" insérées dans le Traité de Lisbonne procèdent d'une logique politique inverse de celle qui prévalait jusqu'à récemment dans le cadre de l'UEM : il s'agit en effet de proclamer le principe d'une solidarité entre Etats membres face à des crises relevant d'aléas qui n'ont rien de "moraux". Si la portée concrète de ces "clauses de solidarité" est très variable, elles reposent toutes sur l'idée d'une coopération et d'une entraide européennes face à des crises pouvant affecter l'ensemble d'entre eux. Sans doute cette affirmation à la fois politique et morale porte-t-elle largement la trace des travaux de la Convention ayant élaboré le Traité "à vocation constitutionnelle", qui a finalement été écarté, mais dont nombre de dispositions ont été reprises dans le Traité de Lisbonne.

Ainsi en va-t-il de la solidarité établie en cas de catastrophes naturelles, projetée dès le milieu des années 80, et qui est devenue peu à peu une réalité tangible, d'abord sur la base de programmes communautaires, puis suite à des décisions successives du Conseil. Cette solidarité se fonde sur l'idée qu'il est à la fois légitime et efficace de s'entraider d'un point de vue technique et financier dans de telles circonstances. Elle se traduit concrètement par l'existence d'un instrument financier européen pour la protection civile (doté
d'environ 20 millions d'euros par an) et d'outils de préparation et de coordination (dont le fameux centre de suivi et d'information ou "MIC") organisant l'intervention des forces de protection civile européennes en cas de catastrophes. C'est d'ailleurs au fil des catastrophes que les moyens engagés dans le cadre européen ont été progressivement augmentés.

La proclamation d'une clause de solidarité en cas d'attaque terroriste ou d'agression armée traduit une volonté d'entraide semblable, figurant à l'article 5 du Traité de Lisbonne. Cette clause fait directement écho aux dispositions des traités de défense mutuelle, et par exemple le traité ayant créé l'OTAN. A ce stade, elle ne repose cependant sur aucun dispositif stratégique, politique et militaire du même type, et qui serait susceptible de lui conférer une portée effective tangible. On peut en outre observer que le protocole 35 du Traité de Lisbonne précise que chaque Etat membre demeure libre de ses choix en matière de défense collective – protocole qui peut sembler affecter la solidité des fondements politiques de la solidarité proclamée par le Traité lui-même.

Dernier exemple significatif, la clause de solidarité énergétique insérée dans le Traité de Lisbonne souffre-t-elle du même vice de fabrication ? On peut du moins constater que l'univers énergétique est aujourd'hui largement structuré par l'expression de volontés d'"indépendance énergétique nationale" et la concurrence de grands groupes énergétiques nationaux. Dans ce contexte, l'insertion d'une clause de solidarité doit sans doute beaucoup aux problèmes d'approvisionnement rencontrés vis-à-vis de la Russie – elle n'avait d'ailleurs pas été prévue par la Convention et a été établie ultérieurement.

Cette clause concrétise également la volonté de promouvoir une politique européenne qui ne soit plus fondée seulement sur des considérations économiques, mais aussi sur la prise en compte d'impératifs de sécurité (ainsi que d'objectifs environnementaux). Pour autant, elle ne pourra avoir une portée concrète que si une coopération européenne solide peut être mise en place : au niveau opérationnel d'une part, via la construction des infrastructures permettant de répartir efficacement les approvisionnements en cas d'urgence ou de pénurie ; au niveau diplomatique d'autre part, via l'adoption de positions communes dans les négociations conduites avec les pays fournisseurs (Russie, mais aussi pays arabes).

Conclusion – La solidarité européenne, les Etats membres et les citoyens

Je conclus ce survol analytique trop rapide en soulignant que si la solidarité européenne repose sur des fondements politiques à la fois "structurels" et " conjoncturels", elle continuera à être largement déterminée par les compromis conclus entre les Etats membres de l'UE.

A cet égard, il va de soi que la légitimité de la solidarité européenne demeurera sans doute fragile, dès lors qu'elle ne repose pas sur un sentiment d'appartenance et d'identification aussi fort que celui en vigueur au niveau national. C'est pour cette raison que les débats sur le contenu, les modalités pratiques et les effets concrets de telle ou telle dimension de cette solidarité continueront à les affecter en retour dans leur principe même.
On voit bien que nombre de débats en cours, notamment s'agissant des mécanismes de solidarité à l'oeuvre en matière agricole, au sein de la zone euro ou dans le cadre de l'espace Schengen, devraient continuer à défrayer la chronique au cours des prochains mois. Le fait qu'ils se déroulent désormais sous le regard des citoyens européens à la fois demandeurs et circonspects est à la fois normal et légitime – mais il va sans dire qu'il rend le contenu de ces débats d'autant plus complexe, et leur issue d'autant plus incertaine.


Tribune issue d'une intervention prononcée au Collège d'Europe à Bruges en novembre 2011 par Yves Bertoncini, Secrétaire général de Notre Europe.


Yves Bertoncini est secrétaire général de Notre Europe depuis avril 2011.

Il était jusqu'à lors conseiller auprès du Secrétaire général des Affaires européennes, chargé de la réforme du SGAE et des secteurs Parlement européen, Présence et influence françaises, et Prospective coordination.

Il a été chargé de mission « Europe et stratégie de Lisbonne » au Centre d'analyse stratégique (2006-2009) et rapporteur général de la mission ministérielle sur « l'Europe dans la mondialisation » confiée à Laurent Cohen-Tanugi (2007-2008).

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