par Panayotis Soldatos, le lundi 14 février 2011

Les diverses crises qui ont secoué les Communautés européennes et celles qui fragilisent, aujourd'hui, l'Union européenne (notamment : crise de la zone euro; crise en politique étrangère et de sécurité commune – malgré les récentes avancées, encore qu'à notre avis modestes et cacophoniques, sur le plan du Service extérieur de l'Union; crise dans le domaine de la réforme de certaines politiques communautaires, dont celles de la Politique agricole commune et de la dotation d'un budget à la hauteur des besoins et des ambitions, européennes et globales, de l'Union) sont souvent analysées-expliquées de façon sectorielle, isolée, segmentée, sans référence suffisante à l'une des principales raisons de ce rétrécissement du rêve intégratif européen, celle d'un incessant processus d'élargissement vers d'autres États, qui s'est avéré hâtif, laxiste, sans approfondissement institutionnel et de politiques, sans préservation de la philosophie initiale des Pères fondateurs, sans intelligence comparative qui tienne compte de l'évolution du monde et, notamment, des pays concurrents de l'Europe.


En effet, une sorte de "pudeur" suspecte ou, mieux, d'hypocrisie traverse le discours et les actions de la plupart des dirigeants européens (nationaux et de l'Union), en cette matière, l'élargissement ininterrompu s'érigeant en vertu intrinsèque du processus d'intégration européenne, en valeur quasi idéologique, devant laquelle devraient tous s'incliner, même ceux qui osent, sporadiquement, soulever les "conditionnalités" nombreuses pour que les frontières du Continent européen deviennent, à terme, celles de l'Union européenne.

1° Tout d'abord, nous avons assisté, depuis le premier élargissement de 1973, vers le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark, à une succession incessante d'adhésions prématurées-précipitées, aux conséquences néfastes pour l'évolution du processus d'unification du Continent. Même Jean Monnet, dans le désarroi semé et le pessimisme soulevé par la crise de 1965 et l'opposition du Général de Gaulle à la méthode communautaire d'institutions supranationales et de décisions majoritaires, s'est transformé (il le confirme dans ses déclarations d'alors et Mémoires) en apôtre d'une admission rapide des Britanniques, pour, justement, favoriser cette "Europe-espace", avec le Royaume-Uni, faute de pouvoir construire (vu l'opposition gaulliste) l'"Europe-puissance" à Six; et, pourtant, il savait, pertinemment, que les Britanniques, intéressés aux espaces économiques libéralisés, restaient toujours et foncièrement hostiles – leurs déclarations à l'époque de leur adhésion et l'histoire de leurs positionnements, depuis, au sein de la CE/UE, l'ont maintes fois démontré — à toute idée de supranationalisation de l'Europe.

La même précipitation et les mêmes fragilités du système se sont manifestées lors des autres adhésions et, en particulier, du dernier grand élargissement de quinze à vingt-sept États membres, réalisé sans égard à la capacité de l'Union – pourtant invoquée comme "critère d'admission", lors de la Déclaration de Copenhague, de 1993 – d'absorber et d'intégrer, réellement, les nouveaux venus.

2° Le laxisme dans les élargissements est devenu le corolaire de la précipitation que nous venons de souligner. Les critères d'adhésion, pourtant clairement identifiés dans les exégèses des disposition afférentes des traités (critères explicités-complétés-élargis depuis la Déclaration de Copenhague et les réformes constitutionnels subséquentes), ont été insuffisamment pris en considération dans l'évaluation des candidats, une évaluation elliptique sous la pression de deux tendances : celle qui souhaitait, d'une part, pour des raisons de solidarité politique, faire de l'adhésion la "police d'assurance" de la démocratie dans les pays concernés (notamment, en Grèce en Espagne et au Portugal, comme aussi dans les pays de l'Europe centrale et orientale, ces derniers affranchis de la domination soviétique) et, d'autre part, pour des motivations de solidarité socio-économique, en faire le moteur d'un développement accéléré et viable (ce fut le cas de l'adhésion des mêmes pays précités, comme aussi de l'Irlande); celle, plus discrète, encore que, parfois, à peine voilée, qui recherchait, par la Grande Europe, l'"Europe-espace", la fin du projet d'une "Europe-puissance" et de son unification politique, anticipant pertinemment l'hétérogénéité désintégratrice qui en résulterait.

Et même dans le cas du passage, plus facile, de douze à quinze membres, comportant l'admission alors de pays à statut et politiques, encore que variables, de neutralité (Autriche, Suède, Finlande), on ne s'est pas arrêté, avant la signature du traité d'adhésion, à l'exigence de ladite Déclaration de
Copenhague d'être en présence d'une "capacité des pays candidats à souscrire aux objectifs de l'union politique […]."

Il en résulte des régimes d'adhésion à géométrie variable (régimes spéciaux de dérogations – zone euro, acquis de Schengen, Charte des Droits fondamentaux, certains niveaux de politique étrangère, de sécurité et de défense ; régimes de transition, imposés non seulement pour protéger les nouveaux adhérents mais aussi ceux déjà membres, comme l'illustre bien l'Accord d'Athènes, lors du dernier élargissement).

Et pourtant, plutôt que d'hypothéquer, de la sorte, l'ensemble de l'œuvre communautaire et les finalités politiques de l'Union, par des régimes qui frôlent ainsi l'"Europe à la carte", on aurait pu, par des régimes de partenariats privilégiés, d'associations et de schémas intégratifs de cercles
concentriques, répondre aux besoins sociétaux de ces pays, tout en poursuivant l'œuvre de construction supranationale, voire politique de l'Europe, avec les membres originaires, si l'on avait attendu patiemment et activement, dans l'ère post-gaulliste, le retour à l'orthodoxie intégrative des Pères de l'Europe

3° L'"élargissement avant l'approfondissement" fut aussi une autre façon de diluer, consciemment, pour les uns, inconsciemment, pour les autres, la construction européenne, lui enlevant toute chance d'homogénéité politico-institutionnelle et lui imprimant ainsi cacophonies et incohérences structurelles-fonctionnelles. Car, comment passer de six à vingt-sept membres sans réussir, auparavant, l'achèvement de la construction "constitutionnelle" de l'Europe, déjà profondément secouée par la crise de 1965 et en attente de réforme constitutionnelle depuis l'annonce de Conférence intergouvernemental du traité de Maastricht, les "reliquats" d'Amsterdam et de son Protocole, jamais réellement suivi, "sur les institutions dans la perspective de l'élargissement", la déception éprouvée dans la cacophonie du traité de Nice, l'échec de ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe. Car, ces échecs de réformes constitutionnelles n'ont eu d'égal que les précipitations, les laxismes et les incohérences des élargissements, dans un processus qui substitua à la logique "approfondir pour élargir" celle, diamétralement opposée, "élargir sans approfondir" et pire, "élargir pour ne pas approfondir", présente chez certains pays membres (il est ici évident que, pour nous, même le traité de Lisbonne ne réalise pas le vrai approfondissement, annoncé dans les années 90 et rendu impératif dans cette Europe des Vingt-sept, fragilisée et menacée par de nouveaux élargissements, programmés ou à prévoir).

4° Et pendant ces temps chaotiques pour l'Union, les concurrents de l'Europe sont des États souverains qui se déploient sur le plan de l'économie globalisée sans ces erreurs stratégiques de la construction européenne. Aussi, la crise de la zone euro, le virage vers l'intergouvernementalisme, par la "constitutionnalisation" du Conseil européen, la polyarchie de présidence multipolaire du traité de Lisbonne (président du Conseil européen, président du Conseil, président de la Commission, président de la formation "affaires étrangères" du Conseil) ne peuvent-ils que réconforter ces concurrents face à une Europe hétéroclite par tous ses élargissements et déboires d'approfondissement.

5° In fine, et plutôt que reprendre le refrain optimiste de beaucoup d'observateurs de l'aventure intégrative européenne, qui se rassurent en pensant qu'elle "a toujours progressé par des crises", nous nous refuserons d'afficher ce même "optimisme de litanie" pour scruter l'avenir incertain de l'intégration européenne et chercherons une inspiration d'espoir dans une réflexion de Jean Monnet, faite en conclusion de ses Mémoires:

"La communauté que nous avons créée n'a pas sa fin en elle- même. Elle est un processus de transformation qui continue celui de nos formes de vie nationale. Aujourd'hui, nos peuples doivent apprendre à vivre ensemble sous des règles et des institutions communes librement consenties, s'ils veulent atteindre les dimensions nécessaires à leur progrès et garder la maîtrise de leur destin. Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent et la Communauté elle-même n'est qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain."


Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal, et Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin – Lyon 3 

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