par Panayotis Soldatos, le vendredi 25 février 2011

déterminisme géostratégique et géoéconomique ou géopolitique et géoculturel ?


- 1° Les fortes secousses dans la zone euro, bien qu'initialementenregistrées dans un des maillons les plus faibles de l'Union européenne(UE), la Grèce, ne devraient, certes, pas surprendre l'analyste averti de l'intégration européenne, sachant les situer au-delà des bien réelles incuries macroéconomiques grecques et de son secteur privé (incuries, du reste, en crescendo depuis adhésion du pays aux Communautés européennes, en 1981) : elles sont inhérentes aux faiblesses structurelles-fonctionnelles
de l'union monétaire de l'UE, hélas, fort souvent répertoriées (application laxiste des fameux «critères de Maastricht», notamment au niveau de la dette extérieure des candidats; grande tolérance de dépassements fréquents y afférant, après l'admission dans la zone euro, et atteintes au Pacte de
stabilité; absence de mécanismes décisionnels contraignants en cas d'incurie macroéconomique, grave et persistante; atermoiements dans la réalisation du projet de gouvernance économique et monétaire européenne), comme aussi aux pressions spéculatives d'une déliquescence internationale dans le
domaine financier et boursier, hors contrôle politique adéquat.

Plus profondément, toutefois, elles puisent leur déterminisme dans la "fuite en avant" du processus de construction européenne, fragilisé, sous la pression des uns et la résignation des autres, par un élargissement ininterrompu de membres, sans un approfondissement proportionnel de gouvernance européenne et avec nombre d'admissions (dès le premier élargissement) de pays qui, dans leur "bulletin de recevabilité", accusaient selon le cas, entre autres, de graves retards en matière de conformité à l'acquis communautaire et/ou de flagrantes carences macroéconomiques et de
compétitivité et/ou de sérieuses réticences vis-à-vis des objectifs monétaires, économiques et politiques de l'UE. Il n'est, dès lors, pas étonnant que cette Union, si vaste et si hétérogène, qui, de surcroît, se précipite vers une zone euro hypothéquée par le laxisme de certaines admissions et la carence de contrôles et, plus généralement, de gouvernance, ait pu engendrer la dérive actuelle.

- 2° Dans cet ordre d'idées, la fragilisation de l'UE est, en bonne partie, attribuable à la prédominance, en son sein, de ceux qui veulent – et réussissent, jusqu'à présent, malgré les quelques discrets grincements de dents chez certains États membres – lui imposer, à l'horizon de la prochaine décennie, sans égard aux insuffisances institutionnelles-décisionnelles, un périmètre géographique qui la rapproche des frontières, bien qu'incertaines dans leurs confins, du Continent européen. Aussi, s'ordonne-t-on, de façon inexorable, sous couvert de solidarité et d'ouverture à l'ensemble des peuples européens, à une mouvance, aux motivations davantage géostratégiques et géoéconomiques que géopolitiques et géoculturelles, vers une Grande Europe (avec, la très prochaine intégration de l'Islande et de la Croatie, et, probablement, dans la prochaine décennie, de tous les pays balkaniques et de leur tête de pont vers l'Asie, la Turquie, dans l'attente, in fine, des "mutations européennes" de la Norvège, de la Suisse et de l'Ukraine), assemblage hétéroclite et incertain.

En effet, une telle délimitation "généreuse" du périmètre européen et sa transposition à l'UE, se heurte aux carences systémiques (juridico institutionnels, politiques et économiques) à la fois de l'Union et des pays candidats et comporte, de surcroît, des risques d'hétérogénéité accrue dans des cas d'appartenance géopolitique et géoculturelle incertaine. Car, l'Europe, qui n'est pas, du point de vue géologique-géographique, un continent distinct, partageant avec l'Asie une seule plaque tectonique,
celle de l'Eurasie ("l'Europe, petit cap du continent asiatique", selon la célèbre définition de Paul Valéry), et a fortiori l'UE,ensemble aux finalités intégratives fortes, ont besoin de frontières dont le tracé répondrait à une logique mixte, d'ordre à la fois géographique, politique et historico-culturel; d'où l'impératif d'une démarche complexe et délicate qui, du point de vue intégratif, devrait s'étaler sur le très long terme, selon les exigences du long, lent et complexe processus de l'évolution sociétale des États candidats, aux prises, selon les cas, avec un développement économique disparate, des transformations politiques lentes, sinueuses et incertaines, des mutations culturelles ambiguës et, dans certains cas, éventuellement, réversibles(vu leurs problèmes de minorités, leurs vulnérabilités aux flux migratoires incontrôlés, leurs fragilités de "nation-building", leurs sensibilités géostratégiques).

En somme, les frontières de l'Union ne devraient correspondre qu'à très long terme à celles de l'Europe, les deux toujours définies par l'agrégation de variables géographiques, politiques et historico-culturels, avec, pour l'UE, l'ajout de l'élément "projet intégratif- finalité politique", s'agissant d'un "espace défini par un projet", la construction politique du Continent. À cet égard, la réponse préalable aux questions fondamentales "uelle capacité d'accueil au niveau de l'Union européenne?" "Quelle compatibilité systémiques des États candidats?"et " Quelle Europe et pourquoi faire?" demeure prioritaire.

- 3° En guise de conclusions à cette réflexion, il convient de s'interroger sur les déterminants profonds de cet empressement et de cette dérive d'élargissement, alimentés par une définition fort extensive des frontières de l'Union.

a.-Tout d'abord, il y a, clairement, le profond désaccord au sein des États membres sur les finalités ultimes de l'UE, oscillant entre la zone économique et la construction politique : la première pourrait s'accommoder de plus vastes espaces intégrés, tandis que la seconde exige une forte cohésion, non seulement économique, mais aussi institutionnelle, juridique, politique, culturelle, identitaire et de finalités, déjà insuffisante, dans ce vaste et, de surcroît, en quête d'approfondissement concert de 27 États membres, et logiquement inatteignable dans une Union qui s'approcherait, dans une prochaine décennie, de la quarantaine de membres.

b.- À cette cacophonie de finalités, s'ajoute, voire s'agrège le jeu traditionnel d'équilibre de puissances, plusieurs des grandes puissances européennes abordant la question des frontières l'élargissement sous le prisme – oh! combien déformant! - de leurs propres intérêts nationaux, géostratégiques et géoéconomiques, souvent à la remorque de politiques étrangères de pays extra-européennes, avec, notamment, les États-Unis partie prenante de ce dialogue sur l'élargissement et les frontières de l'Union.

Ce divorce fondamental et grave sur les finalités du processus d'intégration européenne, pourtant rempart dans un monde à la fois complexifié et globalisé, et ce jeu "traditionnel" d'intérêts nationaux de puissances européennes révèlent un paradoxe politique : en Europe, ont freine l'intégration par cette dérive de l'élargissement, sans, apparemment, avoir tiré les bonnes conclusions et les enseignements de rationalité que suggère un système international, avec, d'une part, la globalisation de l'Économie, et, d'autre part, la concurrence constante et soutenue d'États souverains, bien plus intégrés que l'assemblage d'États de l'UE (penser au poids des États -Unis et du Japon, à celui de la Chine et de l'Inde, sans oublier le Brésil et les autres puissances émergentes qu'illustre le G20).

Pour nous, une Union européenne élargie au gré des intérêts nationaux et des jeux de puissance de certains de ses membres et freinée dans son approfondissement institutionnel-décisionnel par l'incurie de ses dirigeants (nationaux et européennes), dotée d'une monnaie unique sans gouvernance unique et sans approche fédérale de "péréquation", évoluant sans finalité commune de projet intégratif et sans définition-valorisation de sa place dans le monde, court à la dérive libre-échangiste.

Concluons, toutefois, sur une note d'espoir, vu que "les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ne voient la nécessité que dans la crise" (Jean Monnet).


Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal, et 
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin – Lyon 3

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