par Panayotis Soldatos , le mercredi 16 mars 2011

Cette réflexion nous est inspirée de l'actualité européenne des débats controversés sur la question de l'établissement d'une gouvernance économique au sein de l'Union européenne, voire, pour certains, d'approfondissement de ses institutions dans la direction de la supranationalité : elle souligne le besoin de favoriser la réhabilitation du rôle du politique dans la sphère des relations économiques et la volonté de regagner, sur le plan européen, l'espace public perdu, au niveau national, dans la mouvance de la globalisation économique.


Notre acception de l'espace public est à la fois métaphorique et différente de celle de Habermas, qui l'a introduite, au début des années 60, pour désigner "un ensemble de personnes privées, rassemblées pour discuter de questions d'intérêt commun". Nous renvoyons, notamment : au faisceau de droits souverains exercés dans le cadre d'un État; au corpus organique des institutions publiques et, corrélativement, à leurs compétences formelles et à leurs capacités réelles de décision-action ; au corps administratif qui prodigue les services publics; aux attitudes et comportements interactifs des gouvernants et des gouvernés autour du processus politique; aux règles régissant la participation à la sélection du personnel politique.

1° L'impact de la globalisation de l'économie sur l'espace public, impact d'érosion et de déficit démocratique, est multidimensionnel.

a.- Le processus de libéralisation des échanges des biens, des services et des capitaux a rendu poreuse la frontière de souveraineté économique nationale et, accompagné d'une vague de déréglementations, a provoqué une explosion des communications et des transactions (surtout financières et boursières), avec une impressionnante vélocité de circulation (rapidité- intensification). Pareille ouverture a conduit à un "rétrécissement" de l'espace public, dans la mesure où des pans entiers de pouvoirs normatifs souverains (législatifs, réglementaires), attribués aux autorités publiques pour le contrôle-réglementation des échanges et des flux financiers, se trouvèrent inopérants; on a ainsi privé les maillons faibles (régions et secteurs) de la société de législations et de politiques socio-économiques de protection, d'arbitrage et d'ajustement, ceci d'autant plus que l'on observe, entre autres phénomènes dysfonctionnels, l'augmentation des transactions spéculatives et à grand risque sociétal.

b.-Corrélativement, dans une économie globalisée, la déréglementation-intensification-rapidité des transactions financières et boursières déstabilise (surtout, mais pas uniquement, dans les pays les plus vulnérables), les économies nationales : les carences de réglementation rigoureuse des institutions financières, la spéculation, les insuffisances des régimes d'imposition, l'évasion fiscale soumettent à dure épreuve les finances des États et les incitent ainsi à emprunter sur les marchés des capitaux, à des taux d'intérêt élevés (en cas de situations déficitaires), creusant, dans un phénomène cyclique de rétroaction, leur déficit budgétaire et leur dette et conduisant à des mesures d'austérité et, par conséquent, à l'impossibilité réelle (matérielle) d'adoption de politiques socio-économiques correctrices, d'aide et d'ajustement, ce qui constitue un "rétrécissement" du champ public.

c.- Ces formes de "retrait" des pouvoirs publics de jure (par les accords et normes de libéralisation-déréglementation) ou de facto (par le manque de ressources financières d'intervention, les déficits budgétaires et la dette extérieure, combinés, parfois, à une idéologie de non intervention), jouent comme un révélateur de l'"impotence" de l'État devant la globalisation et réduisent sa légitimité utilitaire (satisfaction des besoins de la population), plongeant les citoyens dans un cynisme de désengagement face au politique impuissant (crise de légitimité des institutions, absentéisme électoral croissant, difficultés de renouvellement qualitatif du personnel politique etc.).

d.- La globalisation crée une interdépendance des économies nationales, les obligeant, pour éviter des délocalisations et obtenir des localisations d'entreprises (en particulier, de celles transnationalisées), à se livrer, entre elles, à une concurrence exacerbée, coûteuse en dépenses publiques (nationales et locales) et politiques de stimulation, qui ne sont pas toujours rationnelles et peuvent, par ailleurs, avoir des conséquences sociales adverses, soit : réductions des charges à l'entreprise, combinées à des subventions et allègements fiscaux excessifs, sans toujours obligations précises de résultat; politiques macro-économiques d' "amaigrissement" du secteur public (fonction publique, services publics - transport, santé, éducation, recherche etc.). Cette situation représente une importante érosion de l'espace public, dans le sens de la diminution de l'autonomie et de la liberté réelle d'action du politique, sans égard toujours aux impératifs des équilibres sociétaux et, dès lors, sans "intériorisation" optimale des effets de la globalisation.

e.- Les mouvements de transnationalisation des firmes et d'articulation globale des processus économiques et des réseaux financiers s'appuient sur des stratégies et décisions desdites firmes, d'un énorme déficit démocratique : n'étant pas, en règle générale, le résultat d'un dialogue politique "gouvernants-gouvernés", mais, bien au contraire, reflétant des rationalités et stratégies de déploiement d'acteurs économiques, elles sont conçues en dehors des institutions politiques représentatives de la volonté populaire (parlements, assemblées des collectivités territoriales, gouvernements). Corrélativement, l'autonomie réelle des institutions publiques se trouve-t-elle réduite, alimentant de nouveau le cynisme et le désengagement du politique, opéré au niveau du citoyen.


2° Devant ce «rétrécissement» de l'espace public de nos démocraties d'économies modernes, l'Union européenne offre, aujourd'hui, à ses États membres l'occasion de revitaliser les espaces publics nationaux en régression dans l'économie globalisée, ayant réalisé un modèle de libéralisation économique compatible avec le souci de préserver un espace politique d'interventions publiques (celles de l'UE) de sauvegarde-promotion du modèle européen de "marché social". Il s'agit ainsi d'y déployer des politiques et des ressources de contrôle des impacts sociétaux négatifs de la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, d'adaptation structurelle, de correction des asymétries économiques, de cohésion sociale et territoriale, de protection des acquis sociaux, de solidarité intereuropéenne et, in fine, de rempart face à la globalisation.

Cela dit, l'UE se heurte aux mêmes contraintes de globalisation que ses États membres, ce qui explique son "essoufflement" dans le processus de développement d'un espace public qui amortisse les effets sociétaux négatifs d'une libéralisation commerciale et, plus généralement, économique, européenne et globale. En effet, on observe, aujourd'hui, la difficulté de l'Union d'élargir ses compétences de législations et de politiques, de renforcer ses institutions et son processus décisionnel, de développer une gouvernance économique, de préférence supranationale, notamment, devant la crise de la zone euro, d'imposer de nouvelles et plus efficaces réglementations, en particulier pour les transactions financières et boursières, avec aussi un éventuel impôt spécifique sur leurs mouvements spéculatifs, de se doter d'un budget conséquent et aux nouvelles ressources propres, à la hauteur de ces défis.

L'explication de ce positionnement encore inefficace de l'UE, face à la globalisation et ses pressions sur l'espace public, réside dans les divergences profondes entre États membres que l'on peut regrouper dans quatre catégories. Tout d'abord, il y a des pays membres qui comprennent le besoin de rôles publics renforcés en cette matière mais résistent à la rationalité sociétale d'un élargissement des rôles publics de l'UE, mus d'idéologie "souverainiste" et y voyant un processus de limitation de leur propre espace public et de leurs droits souverains, même si leur pouvoir d'exercice au niveau national, dans l'économie globalisée, serait, la plupart du temps, plutôt théorique, donc inopérant et sans portée réelle. Ensuite, il y a d'autres États membres, le Royaume-Uni en tête, qui, chez-eux, s'opposent à tout régime public de dirigisme et, conséquemment, malgré leur adhésion à l'Union, s'entêtent à considérer celle-ci comme un cadre d'organisation-protection du libre-échange et de la libre concurrence et à s'objecter au développement accru de son espace public; à ce propos, l'affirmation de Margaret Thatcher, "Nous n'avons pas réduit le rôle de l'État avec succès au Royaume-Uni pour qu'un super-État européen vienne exercer une nouvelle domination depuis Bruxelles" est toujours d'actualité. Entre ces deux catégories, il y a, d'abord, ceux qui accepteraient ces rôles publics d'intervention de l'UE mais qui souhaiteraient les asseoir sur un schéma d'intergouvernementalisme, pour mieux les contrôler, selon ce qu'ils considèrent comme étant leur intérêt national et, dans le cas de grands pays, leur aspiration à un rôle directionnel; de l'autre côté, il y a les supranationalistes, voire les fédéralistes, qui prônent un espace public européen élargi, articulé autour d'une gouvernance supranationale, mais qui paraissent, de plus en plus, minoritaires dans ce faisceau de tendances.

Et pourtant, au niveau de l'Union européenne, il y a un espoir, si le réalisme et la volonté des dirigeants nationaux prime, pour un sursaut s'élevant au-dessus de la mêlée partisante des positions antagoniques mentionnées, susceptible de construire un espace public élargi, à la fois rempart et tremplin gagnant face à la globalisation. Déjà, l'ordre juridique et l'acquis communautaires, ingrédients d'un fédéralisme juridique avancé, la Charte des droits fondamentaux, la citoyenneté européenne, l'initiative citoyenne, le corpus de pouvoirs publics de l'Union, bénéficiant d'une mise en commun de droits souverains, avec un faisceau substantiel de compétences, la fonction publique européenne, les élections européennes, la construction progressive d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, comme aussi de politique étrangère et de sécurité commune représentent les principales assises innovantes pour "plus d'espace public". Ces assises, complétées par la finalisation du mécanisme permanent de préservation de la stabilité financière, du Pacte de compétitivité, complément essentiel du Pacte de stabilité et de croissance, et d'un cadre financier pluriannuel aux nouvelles ressources propres, le tout sous un système institutionnel de vraie gouvernance économique, à dominante, souhaitons-le, supranationale, élargiraient-approfondiraient ledit espace public et lui permettraient de générer un vaste patrimoine d'acquis communautaire de législations-politiques, tourné vers la maîtrise des effets de la globalisation et la revitalisation des rôles du politique en cette matière. La révision des Traités et, surtout et en priorité, la réforme des mentalités devant ces impératifs et défis globaux de notre siècle sont les préalables incontournables d'une telle mutation salvatrice.


Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal et 
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin - Lyon 3

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