Arrivé en salle des commissions entouré d'une flopée de gardes du corps, Egeman Bagis, ministre turc des affaires européennes et négociateur en chef de son pays pour les négociations avec l'Union européenne, entendu conjointement avec la commission des affaires européennes, tentait de convaincre les sénateurs de la pertinence de l'adhésion de son pays à l'Union européenne.
Reçu le matin même à l'Elysée par le conseiller diplomatique du chef de l'Etat, Jean-David Levitte, invité à déjeuner par Laurent Wauquiez au quai d'Orsay et reçu par Bruno Lemaire, ministre de l'agriculture, la France n'a pas ménagé sa peine pour recevoir son hôte.
Une audition courtoise mais tendue
L'audition, pour être courtoise comme il se doit au Sénat, ne s'est pas déroulée comme on aurait pu le penser ; elle a été d'une certaine façon décevante. Elle a surtout permis de constater que l'incompréhension entre l'Union européenne, plus particulièrement la France, et la Turquie, serait difficile à dissiper.
L'intervention préliminaire du ministre, qui avait pris le soin de faire distribuer aux membres de la commission une plaquette rédigée par le secrétariat général turc aux affaires européennes pour vanter les mérites de la candidature de son pays à l'Union européenne, sans oublier sa biographie complète, a été on ne peut plus convenue se bornant au début à rappeler la traditionnelle amitié franco-turque.
Force est aussi de constater que des sénateurs n'ont pas ménagé leur peine pour ne pas froisser leur hôte. Il en est allé ainsi de la part de Jacques Blanc, ce qui est naturel puisque le sénateur de la Lozère est président du groupe d'amitié franco-turque au Sénat.
Ce dernier a même émis l'espoir que les négociations avec l'UE puissent aboutir le plus rapidement possible à l'adhésion sans évoquer à aucun moment les sujets qui fâchent !
Catherine Tasca, sénatrice des Yvelines et ancienne ministre de la culture a quant à elle déployé des efforts de précautions et circonlocutions oratoires à la limite du compréhensible pour dire que dans tous les groupes politiques il y avait des opposants et des partisans de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et qu'évidemment les deux pays étaient amis tout en faisant valoir qu'il fallait faire attention à certains sujets
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Reconnaissez le génocide arménien !
C'est pourtant le ministre turc lui-même qui, sans même attendre des questions sur le sujet, a ouvert les hostilités en mettant en garde les sénateurs et enfin de compte la France, s'agissant du risque qu'il y aurait à mêler ce qu'il appelle pudiquement « les événements de 1915 » aux négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Une telle intrusion constituerait "une atteinte à nos relations" a-t-il affirmé en lançant un appel solennel au Sénat.
Le ministre a estimé que chaque pays devait "balayer devant sa porte" tout en faisant valoir qu'il n'y avait pas eu de génocide arménien en Turquie, annonçant enfin l'ouverture des archives dont les historiens pourront s'emparer.
Cette réponse sans ambiguïté n'a pas convaincu le sénateur de la Drôme, Bernard Piras qui a clairement interpellé le ministre turc en lui disant " vous devez reconnaître le génocide arménien !."
Lequel sénateur ainsi que ses collègues socialistes quittaient la salle des commissions discrètement aussitôt après la réponse de M. Bagis, M. Piras s'affirmant "pas du tout convaincu" de la réponse du ministre.
D'autant que la Turquie n'aurait pas renoncé à pénaliser la reconnaissance du génocide arménien, menaçant ainsi la liberté d'expression.
Des réponses évasives sur les autres sujets
Arrivé en France pour y recueillir le soutien de ses « amis français », il n'est pas sûr que l'intéressé reviendra dans son pays persuadé d'avoir atteint son but.
Sur le reste, M. Bagis, ne s'est guère montré plus convaincant
Il a estimé que si l'intervention en Libye était nécessaire il a toute fois fait remarquer que 35.000 turcs s'y trouvaient, de même d'ailleurs que 5 millions de turcs en Europe, soit plus que la population de certains petits Etats de l'Union européenne.
Pour le ministre, l'Europe a besoin de la Turquie qui avec un taux de croissance de 9% possède ainsi un très fort potentiel économique. La seule chose qui manque à la Turquie aujourd'hui, si l'on en croit le ministre, ce sont les sièges au conseil des ministres de l'Union européenne.
Il a également prôné la relance de l'Union pour la Méditerranée en la dotant d'un secrétariat général et en fixant des ordres du jour précis lors de prochaines réunions.
S'agissant de l'Iran, même si la Turquie est prête à assumer ses responsabilités, il a néanmoins estimé que les sanctions nuisaient surtout aux populations.
Bref, cette audition, tout en permettant un dialogue, n'aura pas permis, loin de là, de lever toutes les incompréhensions qui constituent encore autant d'obstacles sur le chemin de l'adhésion.
Patrick Martin-Genier est Maître de conférence à l'Institut d'études politiques de Paris, spécialiste des questions européennes.