Après sa mort le 23 mai 1986, Altiero Spinelli a été accepté dans le Panthéon virtuel des "Pères de l'Europe" ensemble avec Jean Monnet et Robert Schuman qui ont été - l'un "l'inspirateur" et l'autre "l'exécuteur" - à l'origine de l'intégration communautaire mais aussi avec les trois leader de la "petite Europe": Adenauer, De Gasperi et Spaak dans le cadre d'une coalition politique unissant les catholiques Adenauer, De Gasperi et Schuman, le socialiste Spaak, le laïc Monnet et l'ancien communiste Spinelli. Parmi les six Pères de l'Europe, seuls Monnet et Spinelli ont enrichi les réflexions sur l'ordre européen à construire après la guerre avec l'utopie d'une nouvelle forme de partage des souverainetés nationales très proche de celle réalisée par les anciennes colonies britanniques de l'Amérique du Nord, une utopie destinée à abandonner le principe de Philippe Le Beau "rex est imperator in regno suo".
Spinelli, dans le cadre de l'approche culturelle et politique du "Manifeste de Ventotene pour une Europe libre et unie" écrit pendant l'hiver 1941 quand les armées de Hitler avaient ravagé presque tout le continent européen, et Monnet dans son exil d'Alger deux ans plus tard étaient arrivés à la conclusion que la démocratie aurait gagné sur la dictature mais que la "paix perpétuelle" n'aurait été assurée que par la construction d'une Europe fédérale.
Spinelli était arrivé à Ventotene après dix ans de prison ayant été condamné par le Tribunal spécial fasciste pour ses activités de jeune leader communiste et après une brève période d'exile à Ponza où sa rupture avec le Parti Communiste Italien de Togliatti s'était accomplie autour du contraste fondamental entre sa vision de la liberté et l'idéologie du parti.
A Ventotene Spinelli rencontrera les trois personnes décisives pour celle qu'il a appelée ensuite "ma vraie vie": le radical Ernesto Rossi qui rédigera avec lui le Manifeste, le socialiste et juif Eugenio Colorni et Ursula Hirschmann, femme de Colorni, qui deviendra sa femme et compagnonne de sa bataille politique après l'assassinat de Colorni par des "squadracce" fascistes. Spinelli a été à l'origine de l'idée du Manifeste qui a été écrit par lui et par Rossi pendant l'hiver 1940-1941 et diffusé en Europe par Ursula Hirschmann et Ada Rossi en inspirant la résistance contre le nazisme de ceux qui étaient engagés dans la réflexion et l'action pour la fédération européenne comme le groupe de la revue "Combat" en France d'Albert Camus.
Après la fin du nazisme et du fascisme, l'organisation du nouvel ordre européen a été rapidement reprise par les pouvoirs nationaux et notamment par les partis politiques de l'ordre ancien qui avaient renoncé à l'universalisme (les chrétiens-démocrates), au cosmopolitisme (les libéraux) et à l'internationalisme (les socialistes et les communistes) ayant l'illusion que des problèmes à dimension continentale auraient pu être résolus avec les instruments des démocraties nationales. Cette illusion tragique a mis le destin du continent européen pendant une longue période dans les mains de l'hégémonie américaine et de l'impérialisme soviétique, ce qui a représenté la première défaite des fédéralistes et d'Altiero Spinelli.
Au Congrès de La Haye en mai 1948, l'utopie fédéraliste de Spinelli ne fut que très partiellement pris en considération puisque dans l'appel final rédigé par Denis de Rougemont la méthode constituante avait été ignoré et la perspective des Etats Unis d'Europe était sortie de l'agenda politique européen. Seule l'illusion de Monnet selon lequel "la bureaucratie aurait été plus forte de la politique et de l'administration européenne serait née la superstructure politique de l'Europe" aurait inspiré les premiers pas de l'intégration communautaire. Mais Monnet avait décidé de renoncer à la perspective de l'Europe fédérale imaginée en 1943 et rappelée dans la Déclaration de 1950, en choisissant le chemin sui generis de la méthode fonctionnaliste ou, pour utiliser les mots de Jacques Delors, de la méthode de l'engrenage. Malgré ses défauts et ses faiblesses l'engrenage communautaire a fonctionné pendant trente ans, jusqu'au début des années "80" quand la dimension des problèmes européennes en a fait un instrument presque obsolète.
Spinelli n'avait pas renoncé à son utopie de l'Europe fédérale malgré la première défaite subie avec la reconstruction des vieilles démocraties nationales et la deuxième défaite du Congrès de La Haye. Spinelli nous a expliqué maintes fois qu'il faut toujours exploiter les contradictions qui existent dans les choix des gouvernements nationaux en les obligeant à aller au-delà de leurs décisions. Il a été ainsi en 1952 quand la question de la défense européenne avait été posée sans l'accompagner par la construction de l'Europe politique et Spinelli avait obtenu l'engagement d'Alcide De Gasperi et; à travers lui, de l'Europe des Six à tenter le chemin constituant par la voie de l'Assemblée parlementaire de la CECA.
La fin de la Communauté Européenne de Défense qui entraina la fin de la Communauté politique eut comme conséquence indirecte la division des fédéralistes, les uns ayant accepté l'approche graduelle de la méthode communautaire et les autres conduits par Spinelli s'engageant sur la voie démocratique de l'élection directe du Congrès du Peuple Européen. Mais, contrairement à une partie de ses camarades, Spinelli n'était pas une idéologue du fédéralisme et il n'était pas non plus inspiré par les théories de Proudhon. Ayant observé l'action du premier président de la Commission, l'allemand Hallstein, pour doter la Communauté d'un vrai budget et le Parlement de vrais pouvoirs, il décida de s'engager sur la voie du gradualisme constitutionnel qui n'a jamais abandonné jusqu'à sa mort. C'est ainsi qu'il a contribué à la naissance de l'Institut des Affaires Internationales de Rome mais surtout qu'il a été à l'origine des politiques communes en matière de recherche, d'environnement, de culture et de télécommunications pendant ses six ans à la Commission européenne (1970-1976).
Homme politique tenace et visionnaire, le commissaire Spinelli a été l'interprète le plus efficace de l'Europe des résultats qui n'arrive pas à s'affirmer face à l'impuissance des Etats nationaux. En conjuguant la vision de Willy Brandt d'une politique de la société (Gesellschaft Politik) au-delà du marché commun et sa conviction personnelle d'une Commission ayant des fonctions et une capacité de gouvernement, le commissaire Spinelli a concrétisé ainsi l'aventure européenne.
Assis en face des communistes italiens au PE conduits par Giorgio Amendola, le commissaire Spinelli avait suivi leur lente évolution de l'anti-européisme des années "50" et "60" à l'engagement occidental d'Enrico Berlinguer des années "70". C'est ainsi qu'il avait décidé d'accepter la proposition de ses anciens camarades de devenir député nationale et d'entrer ensuite dans la "citadelle" de la démocratie européenne éparpillée entre Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg.
Le projet de traité instituant l'Union européenne, adopté par le PE le 14 février 1984, représente encore aujourd'hui le point le plus avancé de réflexion et de proposition d'un nouvel ordre constitutionnel européen qui unit les éléments essentiels de la méthode (un projet de nouveau traité qui remplace intégralement l''ensemble des traités existants, élaboré par une procédure démocratique) et du contenu (le principe de subsidiarité, la répartition des compétences, la hiérarchie des normes, la personnalité juridique de l'Union, le rôle gouvernemental de la Commission, l'égalité entre Parlement et Conseil, la citoyenneté de l'Union, la politique de la société, la monnaie unique, la péréquation financière, l'intégration différenciée, l'Union entre peuples et Etats qui le voudront
). Spinelli avait compris que la bataille aurait été gagnée à la condition que l'Assemblée soutienne jusqu'au bout le projet en le considérant un compromis démocratique à prendre ou à laisser et non pas à négocier selon la méthode diplomatique traditionnelle.
"Son" projet a été écarté mais, comme il a été dit par Jacques Delors, il a facilité l'ouverture du chantier constitutionnel qui a amené les Communautés de 1984 jusqu'au traité de Lisbonne en 2009 avec une longue négociation pendant laquelle, morceau par morceau, les innovations adoptées par le PE en 1984 ont été intégrées dans les traités.
L'histoire a prouvé que Spinelli et le PE avaient eu raison quand ils avaient affirmé que le moment était venu de reprendre le chemin de la Fédération européenne ou, comme il a été écrit récemment, des Etats-Unis d'Europe. Les défis pour l'Union européenne en ce début de décennie et les révoltes dans les pays arabes ont montré que le traité de Lisbonne, conçu entre 2002 et 2007 et entré en vigueur en 2009, n'est pas à la hauteur de ces défis et qu'il faudra penser à ouvrir à nouveau le chantier de la refondation de l'Union dans la perspective des élections européennes en juin 2014. Dans sa résolution du 24 mars 2011 le PE a rappelé son droit de demander la convocation d'une Convention selon l'article 48 du Traité de Lisbonne "to reshape the institutional system of the European Union". Voilà un projet, une méthode et un agenda qui devraient constituer la priorité du Groupe Spinelli dans cette deuxième partie de la législature européenne.
Pier Virgilio Dastoli est Conseiller politique du Groupe Spinelli et ancien assistant parlementaire de Altiero Spinelli