Une conjoncture globale dans le rouge. Malgré toutes les tentatives personnelles d'isolement géographique pour fuir les nouvelles du monde en ce mois d'août, impossible d'y échapper : la crise est partout, la croissance molle se généralise et la probabilité d'une rechute (double-dip) de l'économie mondiale, devient de plus en plus forte. Pourquoi ?
Nos pays développés souffrent d'une crise de suraccumulation du capital, pour reprendre le diagnostic de Karl Marx face à une situation comparable en son temps, autrement dit d'un "ultra-endettement" nous dit Kenneth Rogoff. Durant les 30 dernières années (1982-2008), deux facteurs ont cumulé leurs effets pour aboutir à une telle situation : les taux d'intérêt bas ont favorisé un fort endettement privé (tant des ménages que des entreprises) et les systèmes sociaux modernes ont été financés par un endettement public, plus ou moins massif selon les pays. Un fonctionnement "à crédit" qui paraissait "normal" jusqu'à il y a peu. Avec l'explosion de la bulle immobilière de 2008, la machine s'est enrayée et l'âpre vérité est progressivement apparue: nous vivions au dessus de nos moyens.
Dans un premier temps pourtant, on a cru pouvoir s'en sortir sans trop de dommages. Les Etats ont été obligés de porter secours aux banques très largement touchées en mettant à leur disposition des fonds à court et moyen terme. En contrepartie de quoi les banques se sont vues imposer une régulation et une supervision plus strictes (Bâle III) et de conserver dans leurs bilans en garantie de nombreuses obligations souveraines. Des plans de soutien à l'économie (Quantitative easing I et II aux Etats-Unis et Plan de Relance en France) ont été adoptés pour favoriser la reprise. La dépression a été évitée, le système financier mondial préservé. Pourtant, la relance keynésienne n'a pas fonctionné car la perfusion publique n'a pas suffit à relancer la croissance et le privé n'a pas pris le relai. Pire encore, c'est la solvabilité des Etats eux-mêmes qui fait aujourd'hui débat et les obligations souveraines se trouvent dans le collimateur des marchés.
A première vue, bien des événements récents nous rappellent 2008 comme le dit Gillian Tett[1]. Jusque récemment, les faits ont été minimisés : la Grèce comme Lehman Brothers est jugée comme un "petit acteur" de sa catégorie; les spéculateurs et autres agences de notation sont montrés du doigt ; les décisions importantes sont repoussées à plus tard. Mais, les choses s'aggravant, les notions de panique et de contagion font la une et les mesures d'urgence prises s'avèrent rapidement insuffisantes. L'été 2011 marque bel et bien sa différence par rapport à 2008 : le Rubicon psychologique des investisseurs a été franchi par deux fois : un pays de la zone euro a fait défaut, et la note de la dette américaine a été abaissée. Un vent de panique souffle sur les marchés actions de l'ensemble des places financières mondiales. Le MSCI World a enregistré 11 % de baisse depuis le début du mois de juillet. Le CAC 40 (- 19,39%) figurent ainsi parmi les dix plus fortes baisses de l'ensemble des indices mondiaux depuis début juillet. Au moment où sont écrites ces lignes, les banques européennes poursuivent leur grande glissade et les "journées noires" s'enchaînent: certaines banques ont perdu plus de 10% en cours de séance. Si certains évoquent un début de tension sur le refinancement des banques européennes à court terme, rien de comparable à 2008. Les banques ont amélioré leur situation de liquidité en allongeant la maturité de leurs dettes. Mais c'est le poids des dettes souveraines détenues par les banques qui font l'objet de suspicion. Et le contexte économique mondial a profondément changé : crise de la dette de la zone euro, débats budgétaires américains calamiteux, instabilité politique au Moyen-Orient, tsunami japonais et hausse du prix du pétrole et des matières premières ont fait considérablement grimper l'aversion au risque. Et pire encore, tous les pays, même ceux qui hier avaient entamé une croissance fulgurante, connaissent un fort ralentissement. L'Allemagne a enregistré une croissance nulle au second semestre 2011. Les Etats-Unis n'enregistrent qu'une croissance faible à 2,5% et la consommation stagne. Le climat est "désenchanté" en Asie et chez les émergents où l'inflation persistante fait ressentir ses effets. Le scénario d'une croissance à la japonaise est devenu réalité dans l'espace atlantique, tandis que la menace d'une nouvelle récession s'accentue, suspendue au fil fragile du système financier mondial, lui-même conditionné par la menace du défaut d'un Etat. Si en 2008 les Etats ont pu insuffler un peu d'air aux banques, aujourd'hui ce n'est plus le cas. Un autre bail-out des banques serait non seulement inacceptable politiquement mais aussi impossible.
In fine, l'intervention publique de 2008/2009 n'a fait que déplacer le problème du privé vers le public et retarder l'inéluctable, à savoir, la nécessaire dévalorisation du capital. Des bail-in vont inéluctablement devoir être pensés, ainsi que des engagements fermes et contraignants de la part de nos Etats à réduire la dette à moyen-terme. Aucun jeu d'écriture comptable ne peut effacer cette douloureuse réalité d'un nécessaire désendettement, c'est-à-dire de transferts massifs des créanciers vers les débiteurs. Toute la question réside dans le comment. Et nos responsables politiques si véritablement responsables ils sont doivent cesser toutes stratégies d'évitement qui seraient catastrophiques.
Eurozone : en attendant Godot
ou la lente progression d'une stratégie européenne à trois volets
De Georges Soros à Kenneth Rogoff, nombreux sont les économistes à tirer la sonnette d'alarme et à réclamer un véritable saut qualitatif dans les réformes de la zone euro afin d'éviter
son implosion. Faisant le parallèle avec la crise des finances de la Couronne anglaise entre 1672 et 1688, Eric Le Boucher[2] souligne le besoin de grands changements institutionnels pour redonner confiance aux investisseurs. Le chemin sera long et complexe à n'en point douter, pourtant c'est bien une réforme globale à différents volets qu'il faut construire dès aujourd'hui. Confrontations Europe construit depuis plusieurs mois cette stratégie en trois axes à poursuivre simultanément: gestion des dettes publiques européennes (de la coordination budgétaire aux eurobonds), régulation et supervision des marchés (Bâle III et gestion des risques systémiques) et nouveaux modes d'intervention publique-privée, pour relancer la croissance (investissements de long terme).
Des pas significatifs ont été effectués dans la bonne direction. Notre dernière chronique a longuement explicité les décisions prises lors du Sommet du 21 juillet [3], notamment le renforcement - partiel et limité - de l'EFSF (Facilité européenne de Stabilité financière). Lors de la rencontre franco-allemande du 16 août, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont souligné leur volonté de favoriser une coordination économique et budgétaire accrue en instaurant "un véritable gouvernement économique, constitué du Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement qui se réunira au moins deux fois par an". Paris et Berlin ont de plus décidé de valider ensemble leurs hypothèses économiques dans le cadre de la coordination budgétaire déjà décidée dans le semestre européen. Une "règle d'or" de retour à l'équilibre des finances publiques devra être inscrite dans les Constitutions des 17 Etats membres de la zone euro d'ici à l'été 2012. Si une telle règle d'or existe déjà en Allemagne, elle est au cur des débats en France. La proposition du gouvernement, qui doit être adoptée par les 3/5 des parlementaires réunis en Congrès, prévoit le principe du vote de "lois-cadres d'équilibre des finances publiques" planifiant sur au moins trois ans "le rythme du retour à l'équilibre budgétaire". Deux nouveautés sont également évoquées : la France et l'Allemagne entendent de mettre en place un "impôt sur les sociétés commun", dont l'assiette et les taux seront harmonisés et qui entrerait en vigueur en janvier 2013. Les ministres de l'Economie et des Finances des deux pays devraient "préparer des positions" communes qui seront soumises début 2012 à un Conseil des ministres franco-allemand. Les ministres des Finances allemand et français feront une proposition commune de taxe sur les transactions financières, dès le mois de septembre prochain. Une taxe que José Manuel Barroso verrait bien, quant à lui, venir alimenter les " ressources propres" du budget européen[4].
Parallèlement, La Banque Centrale Européenne a repris ses achats non conventionnels d'obligations d'Etat, et notamment des dettes italiennes et espagnoles, faisant ainsi retomber quelque peu la pression sur les taux d'emprunt de ces deux pays. Au total, la BCE a acheté 22 milliards d'euros d'obligations gouvernementales la semaine dernière, ce qui pousse le montant total d'obligations d'Etats européens dans le bilan de la BCE à 96 milliards d'euros. Un montant très important ! "Il n'y avait pas d'autre choix" comme le fait remarquer à juste titre Paul de Grauwe[5], et c'est ce qu'a du conclure Jean-Claude Trichet lui-même, pourtant opposé à toute politique d'assouplissement monétaire quantitative.
Des pas qui vont dans le bon sens, mais, à défaut de mieux et rien de cela ne va assez loin. L'intervention de la BCE pour acheter massivement des obligations des Etats en difficulté ne va pas sans poser de graves problèmes. Des dissensions internes se font jour. Une recapitalisation de la BCE apparait probable face à l'accumulation de ces achats. Cela va poser la question de son indépendance vis-à-vis des gouvernements, véritable pierre angulaire de l'UEM ! L'afflux de nouvelles liquidités va créer plus de volatilité, et favoriser l'apparition de bulles, renforçant les risques d'inflation, ennemi public numéro 1 de la BCE. C'est bien là que le bât blesse : on fait jouer un rôle de stabilisateur macroéconomique à une instance qui n'est pas construite pour ce mandat ! C'est pour cela que non seulement Jean-Claude Trichet et José Manuel Barroso (lettre du 4 août aux dirigeants européens), mais aussi de très nombreux économistes en appellent à un véritablement renforcement de l'EFSF, avec une augmentation significative de sa dotation (on estime à 1 500 milliards d'euros la dotation nécessaire, au lieu des 440 milliards actuellement proposés), lui permettant notamment de gérer de manière crédible, les tensions sur les dettes italienne et espagnole. Parallèlement, une agence bancaire de gestion des risques systémiques, déjà évoquée à Bruxelles, devrait être mise en place mais les décisions tardent.
Plus vigoureusement encore, la création d'eurobonds, initialement défendue par Jacques Delpla et Jakob von Weiszäcker pour le think-tank Bruegel, est aujourd'hui défendue par de nombreux économistes et politiques, d'Osborne à Soros. Une mise en commun des dettes des Etats européens permettrait en effet aux pays en difficulté de bénéficier de la mutualisation pour se financer à des taux plus intéressants. Un marché d'eurobonds, évalué à 5 500 milliards d'euros (le marché des obligations américaines est de 6 600 milliards d'euros) serait inévitablement attractif pour les investisseurs, ce qui rendrait les pays européens moins vulnérables aux mouvements de capitaux. Toutefois, une telle création ne pourra se faire qu'à la condition de la création d'une " Agence européenne de la dette" ou un "Trésor européen" qui viendrait remplacer l'EFSF, et établir au niveau européen un véritable pouvoir politique de contrôle de la politique budgétaire. Une telle construction institutionnelle prendra du temps et l'Allemagne doit être au cur d'un tel système. Elle est pour l'instant écartée par le gouvernement Merkel et les libéraux de sa coalition y sont fermement opposés. Toutefois, sans doute au regard du contexte économique dégradé, le débat évolue vite outre-Rhin. Plus l'hypothèse d'une récession se renforce, plus une telle mutualisation apparait nécessaire. Elle est mieux perçue en Allemagne comme préférable à l'arrosage de liquidités par la BCE, dont une recapitalisation serait vécue comme un " chèque en blanc". Wolfgang Schäuble refuse ainsi d'écarter l'idée des eurobonds pour toujours ; le SPD et les verts se sont prononcés en leur faveur. Ils soutiendront l'accord sur les dispositions les plus limités du Sommet du 21 juillet au Bundestag en septembre ; une partie des industriels allemands (la puissante fédération des exportateurs allemands) témoigne sa sympathie pour des eurobonds "à l'allemande".
L'ensemble des ces réflexions plaide pour une réforme de fond de la gouvernance économique de l'Union. Philipp Rösler, ministre allemand de l'économie, a mentionné l'idée d'un "Conseil de Stabilité" visant à faire appliquer les décisions de l'eurozone en matière de budgets et de compétitivité, doté de pouvoirs de sanctions automatiques pour imposer les réformes nécessaires. Jean-Claude Trichet a, de son côté, évoqué l'idée d'un ministère de l'économie européen. Confrontations Europe soutient fermement une telle initiative mais conçoit différemment son mandat. Bien sûr un Trésor européen/Agence publique de la dette nous semble nécessaire, mais un tel " ministère" devrait aussi être une instance d'analyse et de réflexion stratégique, une plateforme d'échanges de bonnes pratiques y compris sociales, un lieu d'élaboration de stratégies de compétitivité et de réformes structurelles pour chaque Etat, mais aussi force de propositions pour une politique communautaire de croissance (investissements de long terme) ! Il faut marcher sur deux pieds, comme le dit Philippe Herzog, et la dimension croissance ne doit en aucun cas être retardée[6]. La stratégie britannique d'austérité préalable avec "le sang et les larmes" montre aujourd'hui ses limites. Au sein d'un tel ministère européen de l'économie et des finances, la fonction d'une politique macroéconomique de l'investissement doit donc être pensée. Les mesures d'assainissement peuvent avoir des effets récessifs et l'on ne peut compter sur le seul secteur privé pour enclencher des investissements de long terme ; même contraintes, il y aura encore besoin de finances publiques et d'impulsion politique. En établissant des priorités d'investissements dans des biens publics d'intérêt européen, donnant ainsi corps à la Stratégie EU2020, l'Union européenne pourrait servir de catalyseur pour les investisseurs publics et privés. Ce n'est pas une programmation étatique "top down" d'après-guerre qu'il faut reproduire, mais par des concertations multiples avec le secteur privé, un tel ministère pourrait développer les outils nécessaires pour la valorisation des projets et le déploiement des partenariats public-privé, favorisant l'émergence d'une économie mixte dynamique.
De telles transformations nécessitent un courage politique indéniable et de longues et complexes négociations. Même si de telles avancées nous semblent si rationnelles économiquement que l'on voudrait les voir adoptées demain, elles ne vont sans poser la question brulante de la souveraineté nationale et de la légitimité démocratique. Pour résoudre la quadrature du cercle, non seulement les trois axes de travail que nous avons développés sont importants, mais ils ne sont valables que si la question cruciale de la gouvernance trouve des réponses légitimes et acceptables par tous. Et cela prend du temps. L'équilibre des forces au sein de l'Union a changé, les gouvernements nationaux se sont responsabilisés à la faveur de la crise, comme l'a montré le Pacte pour l'Euro ; les parlements nationaux haussent le ton et une des clés du succès réside dans la réussite du couple franco-allemand.
Confrontations Europe le 19 août 2011
[1] Gillian Tett « Eurozone crisis resembles US turmoil in 2008», FT , 4 août 2011
[2] Eric le Boucher, « Entre les marchés et les Etats, c'est la guerre », Slate, 9 août 2011,
[3] Chronique d'actualité n° 19, « Un col est franchi, mais la ligne d'arrivée est encore loin », 26 juillet 2011, par Carole Ulmer et Philippe Herzog
[4] Voir Note de synthèse de la Communication sur le cadre financier pluriannuel du 29 juin 2011, par Carole Ulmer, www.confrontations.org
[5] Paul de Grauwe, « Only the ECB can halt eurozone contagion », FT, 3 août 2011
[6] « Un plan d'action pour les investissements de long terme », La Revue de Confrontations Europe, n°95 juillet-septembre 2011