par Alain Fabre , le jeudi 06 octobre 2011

On pouvait imaginer qu'avec la force de frappe financière déployée par les Européens et le FMI, notamment en mai 2010, avec 750 milliards € mobilisés, dont la création d'un Fonds européen de Stabilité financière (FESF) doté de 440 milliards €, la zone euro aurait trouvé les moyens de venir à bout de la situation de faillite de la Grèce et de stabiliser les marchés financiers. Il n'en est rien et les plans de sauvetage grecs, comme celui annoncé le 21 juillet dernier, loin de ramener le calme, semblent alimenter la fébrilité et la défiance des investisseurs. Le sentiment gagne que les annonces faites ne sont, en définitive, qu'une façon de repousser les questions de fond à plus tard et que les Européens ne parviennent qu'à trouver des accords de façade pour soulager la douleur, non pour traiter la maladie. A force d'atermoiements – trop peu, trop tard – le risque commence à poindre qu'une crise de la dette grecque, largement à la portée des Etats membres de la zone euro, ne finisse par se transformer en crise bancaire européenne de grande ampleur avec des risques pour la stabilité financière internationale. On commence même à voir naître des doutes sur la capacité des Etats de la zone euro à appliquer les programmes de rigueur budgétaires annoncés, souvent dans la précipitation, et à supporter les engagements financiers nécessités par les plans de sauvetage bancaires et les relances de 2008.



1. Les leçons de la crise

A ce stade de son développement, la crise de la zone euro met en lumière une triple dimension.

Gérer l'euro autrement

La première, c'est l'incapacité des gouvernements de la zone euro, à tirer pleinement les conséquences de l'échec du Pacte de stabilité et de croissance et à inventer une autre façon de gérer la monnaie unique. Les Européens, l'Allemagne en tête, ont voulu s'installer dans l'illusion que la zone euro pouvait s'accommoder du maintien intact de l'autonomie des politiques budgétaires et que la pression serait suffisamment forte sur les Etats pour orienter les politiques nationales dans le sens de la rigueur, assurant ipso facto leur convergence, voire leur intégration. L'interdiction de non-renflouement était assimilée à la rigueur budgétaire et se voulait le substitut de toute forme de mise en commun des stratégies budgétaires nationales. Les Allemands mènent, bien sûr, la bonne politique budgétaire mais le non-renflouement ne crée pas pour autant les incitations à la rigueur chez ses partenaires disposant de la même monnaie. Au contraire, pour les gouvernements les plus portés aux politiques budgétaires accommodantes, l'euro, en offrant des taux d'intérêt inférieurs à ceux qui auraient eu cours en monnaies nationales, a fourni des marges de manoeuvre supplémentaires que les plus impécunieux se sont empressés d'exploiter. En exigeant des Etats, plans de relance et aides aux banques en perdition à la suite de l'implosion financière de 2008-2009, la crise a mis à nu ces contradictions de fond. Et ses effets dépressifs ont, en outre, fait ressortir les risques cumulatifs de la récession et du surendettement sur les économies les plus vulnérables et la stabilité de la zone.

Une solidarité financière indispensable

La deuxième dimension de la crise que les Européens refusent de voir en face, c'est la solidarité financière qui résulte du fait de détenir la même monnaie. L'un des effets les plus importants de la création de l'euro, c'est que la dette de chacun devient la dette de tous. C'est en raison de cette caractéristique fondamentale que, pour l'essentiel, les écarts de taux étaient aussi resserrés avant la crise. Autrement dit, les Etats qui ont consenti à avoir la même monnaie ont institué, malgré toutes les dénégations officielles, le fait pour chacun d'avoir la possibilité d'actionner la politique budgétaire de tous. Ainsi dit d'une façon volontairement provocante, mais reflétant néanmoins la vérité des mécanismes fonciers d'une monnaie unique, le fait pour l'Allemagne d'accepter que la Grèce ait la même monnaie qu'elle a pour résultat que le gouvernement d'Athènes se retrouve avoir les moyens de lever des impôts auprès du contribuable de Hambourg. C'est bien cette raison qui justifie fondamentalement, non la coordination, mais l'intégration des politiques budgétaires au niveau communautaire. C'est bien parce que le contribuable autrichien ou néerlandais peut avoir in fine à payer le traitement des fonctionnaires espagnols ou venir au secours du Trésor irlandais que les politiques budgétaires doivent être dépossédées de leur autonomie, soit au premier euro dépensé, soit dès que certains seuils, certes toujours en partie arbitraires, sont franchis : déficit supérieur à 3% du PIB, endettement supérieur à 60% du PIB. Les gouvernements et les opinions publiques des pays les plus « vertueux » peuvent à bon droit trouver détestables la manière dont les gouvernements « laxistes » ont géré leurs finances publiques. Mais pour éviter cette situation déplorable, il fallait instituer, dès le début de la monnaie unique, les conditions d'encadrement de la politique de chacun par tous.

La conclusion qu'il faut en tirer, c'est qu'un titre de dette publique émis par l'un des Etats doit demeurer absolument sans risque, sinon le système bancaire se retrouverait sous pression et chercherait dans la contraction des concours à l'économie, une compensation partielle des redressements de ses ratios prudentiels. Certes les Allemands se plaignent, à juste titre, des comportements répréhensibles de certains gouvernements dont celui d'Athènes, mais l'économie d'outre-Rhin réalisant la moitié de ses excédents commerciaux en Europe, bénéficie, au titre de sa compétitivité prix, d'une forme de subvention par l'euro, sous-évalué par rapport à un deutschemark implicite. Rien ne serait pire qu'une Grèce entrainée dans une faillite argentine dont les risques de contagion s'étendraient à toute la zone euro, et n'épargnerait pas l'Allemagne dont les engagements de fait pour stabiliser la zone ou secourir des banques menacées, viendraient s'ajouter à un taux d'endettement somme toute élevé lui aussi (84% du PIB, 2079 milliards €, niveaux supérieurs à ceux de la France et de l'Italie) face à une croissance 2012 divisée par deux par rapport au rythme actuel (+1,3% après 2,7% en 2011). Aussi après avoir cultivé l'illusion de politiques spontanément vertueuses du seul fait de leur conformation supposée au Pacte de stabilité et de croissance, le gouvernement allemand, en exigeant du fait de la faiblesse de la coalition CDU/CSU-FDP de loger une partie des pertes de la faillite grecque dans le bilan des banques, prend le risque de fragiliser tout le système. L'exercice relève à l'évidence de la "politique de Gribouille" qui fuit dans l'eau la crainte de se mouiller. Imposer aux banques européennes de prendre dans leur bilan, une part des pertes de la faillite grecque, risquer d'enclencher la spirale de la suspicion sur l'Espagne, l'Italie ou d'autres, alors qu'elles sont encore dans la convalescence des tempêtes financières, c'est prendre un risque inouï et particulièrement dangereux. Car un emballement de la situation nécessiterait probablement de nouvelles interventions publiques en faveur des banques tout en créant le risque de les pousser à réduire les concours à l'économie. On ne comprend pas pourquoi il y a 3 ans, il fallait absolument, au nom du théorème d'Irving Fisher[1] et de l'exemple de la crise des années 1930, secourir les banques à tout prix et pourquoi actuellement, parce qu'elles ont cru en souscrivant des titres de dette publique, détenir des actifs sans risque et accorder foi à la signature des Etats de la zone euro, les placer dans une situation de vulnérabilité. On voit mal en quoi on satisfera le contribuable allemand en transférant une partie de la faillite grecque dans le bilan des banques pour devoir le convaincre aussitôt après de soutenir l'intervention de l'Etat fédéral en faveur de la Commerzbank ou de la Deutsche Bank, voire à travers le FESF, d'autres grands établissements de crédit de la zone euro.

Que l'Etat grec soit en faillite est un fait avéré. Il lui est probablement impossible de rembourser plus de la moitié des 450 milliards de sa dette publique, et faute de disposer de la tranche de 8 milliards € en octobre, les salaires des fonctionnaires ne pourront plus être payés. Mais si pertes il y a et si restructuration il doit y avoir, ce sont les Etats de la zone euro qui doivent en assumer la charge directement. C'est l'une des façons les plus efficaces de résoudre la situation financière de la Grèce en faillite sans ébranler tout l'édifice européen et le meilleur soutien que les Etats puissent apporter à leur système bancaire affecté par la crise de la dette souveraine. Et afin d'éviter que la Grèce ne soit placée dans une situation irréaliste dans laquelle les efforts d'austérité budgétaire rendent impossible tout apurement crédible d'un endettement qui atteint désormais près de 160% du PIB, le rôle des représentants de la « troïka » (Banque centrale européenne, FMI, Commission) serait de calculer le poids de la dette supportable par la Grèce au titre des plans de rigueur et du taux de croissance potentiel à moyen terme – probablement entre la moitié et les deux tiers. Tout ce qui excèderait ce montant serait transféré au FESF et échangé, sans perte, par les investisseurs contre des titres émis par le FESF. Les Européens pourraient déterminer la part de l'endettement qui pourrait être rééchelonnée dans le temps, même si elle devait s'étendre sur plusieurs décennies ou plus encore. Il faut organiser la faillite grecque avec les Etats de la zone euro, et non pas, même partiellement, en rendant le système bancaire vulnérable.

La rigueur budgétaire, condition de la compétitivité européenne.

Troisième dimension de la crise actuelle, il faut aussi donner un sens aux politiques de rigueur qui se généralisent en Europe et pas seulement au sein de la zone euro, comme le rappelle le programme de réduction de dépenses adopté par le gouvernement britannique d'un montant de 84 milliards £, visant un retour à l'équilibre en 2015-2016. L'un des enseignements essentiels de la crise financière de 2008-2009 comme celle de la zone euro qui a suivi, c'est celui de la fin des stratégies économiques fondées sur la stimulation artificielle de la croissance et de la consommation par l'endettement, de leur caractère illusoire et contreproductif. L'exemple allemand montre qu'à l'heure de la mondialisation la stratégie gagnante, notamment lorsqu'on entend défendre le modèle européen de protection sociale, est celle qui repose sur la priorité accordée à la compétitivité de l'économie. La rigueur budgétaire loin d'être en conflit avec cet objectif en devient une condition. Les stratégies de long terme fondées sur la modération salariale et l'accumulation financière dans le bilan des entreprises se sont avérées être la meilleure solution pour absorber le choc de la crise et éviter le gonflement du taux de chômage. De toutes les façons, si un Etat peut bien compter sur la solidarité à court terme de ses partenaires, il ne pourra recouvrer sa capacité à long terme de rétablir croissance économique et capacité de désendettement qu'en développant un système productif vigoureux et compétitif. De plus, quand on est en situation keynésienne comme ce fut le cas après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, faire face à des chocs de cette ampleur est plus efficace avec un solde public positif comme l'Allemagne (+0,1% du PIB en 2008, -3,3% en 2010) que d'être dans la situation d'ample déficit permanent à l'exemple de la France (-3,3% du PIB en 2008, -7% en 2010).

L'exemple irlandais montre bien que la mise en oeuvre de la solidarité européenne combinée à une politique de rigueur assumée crée les conditions de la croissance (+1,6% au 2e trimestre), notamment par les exportations (+25%). Inversement, les doutes sur la solidarité financière européenne et les contretemps de la mise en oeuvre des mesures grecques de redressement (privatisations, réductions de dépenses) alimentent le scénario autoréalisateur de la faillite et de la dépression. La fragilité du système est également alimentée par les atermoiements de pays comme l'Italie (1.900 milliards € de dettes), ou la France qui limite à des annonces d'ajustements homéopathiques (11 milliards € quand l'effort pour ramener son déficit à 3% de PIB devrait porter sur 120 milliards € sur 4 ans). L'ajustement porte quasi exclusivement sur des hausses d'impôts sur les « riches » et ne concerne presque pas les réductions de dépenses (1 milliard € dans le plan français annoncé fin août, sur 1045 milliards € de dépenses publiques). La perte de la note AAA par les Etats-Unis pendant l'été, la nouvelle dégradation de la note italienne montrent que les politiques en trompe l'oeil ne suffisent ni à duper les investisseurs ni à rétablir une stratégie de croissance compétitive. Et comment parviendrait-on à préparer les réformes financières communautaires si seule l'Allemagne, parmi les grands pays de la zone euro, se retrouvait notée AAA?

2. Vers une construction politique fédérale et intégrée

Les gouvernements de la zone euro doivent s'engager sans états d'âme dans des transformations de fond, à la fois parce que la crise interne de la zone euro est largement à la portée des Européens, et parce que les marchés font bien passer le message que les annonces limitées à des exercices de communication souvent à usage interne, ou les réformes à la marge limitées à du « containment », ne suffiront plus à satisfaire les investisseurs inquiets.

Les limites des solutions nationales

L'Europe peut résoudre une crise qui est d'une dimension à sa portée alors que le recours à des juxtapositions de solutions nationales alimente l'incertitude et bute sur les moyens. De plus, les Etats de la zone euro, considérés ensemble, sont dans une situation bien moins périlleuse que les Etats-Unis et le Japon. En 2010, les Européens enregistraient un déficit de 6% de leur PIB et un taux d'endettement de 85,4% alors que les Etats-Unis étaient à 11,2% de déficit et à 92% de taux d'endettement. S'agissant du Japon ces taux atteignaient respectivement 9,5% et 220%. Par ailleurs, le Royaume-Uni, non membre de la zone euro, enregistrait un taux de déficit de 11,2% et un taux d'endettement de 80%. Ces données montrent que la zone euro est dans une situation où, en s'inscrivant dans une logique « fédérale », elle serait tout à fait en mesure de traiter la situation budgétaire des Etats en difficulté. C'est au contraire en limitant au strict minimum la dimension fédérale des solutions et en continuant à privilégier les mesures nationales, qu'elle fait croître les risques à la fois sur l'ensemble et sur chacun des ses membres.

L'Europe se retrouve dans une situation où, à tort ou à raison notamment au regard de la situation américaine, en ne se montrant pas capable de résoudre des problèmes à sa portée elle s'expose aux critiques de ceux qui lui reprochent d'alimenter la vulnérabilité des systèmes financiers internationaux. En optant pour des solutions fédérales passant par la garantie aux investisseurs qu'un titre émis par un Etat de la zone euro est dépourvu de tout risque de défaut, et en alimentant les marchés en titres « fédéraux » de la zone euro, elle conforterait son assise financière internationale, tout en activant des stabilisateurs au sein de la zone euro, qui donneraient corps à un embryon de fédéralisme budgétaire. L'Europe ne constituant pas une zone monétaire optimale dans laquelle le marché du travail est fluide – les chômeurs espagnols ne partent pas en Allemagne trouver du travail – seuls les transferts budgétaires permettent de compenser les déséquilibres d'une zone monétaire non optimale, puisque les ajustements par le taux de change n'interviennent pas en monnaie unique.

Des avancées réelles vers le fédéralisme économique

Même si les choses sont encore à l'état embryonnaire, l'Europe est néanmoins parvenue à réaliser des transformations qui semblaient encore hors d'atteinte politique avant la crise. Le mythe de la coordination des politiques budgétaires – les uns relancent, les autres font de la rigueur – a été abandonné au profit d'une logique clairement orientée vers le fédéralisme et l'intégration budgétaires. Dans cette perspective, il est possible de réinterpréter la divergence observée des économies européennes au cours des années 2000. Ce n'est pas l'euro en tant que tel qui en est l'origine, il en a subi et reflété les conséquences. Si divergence il y a eu, elle en trouve l'origine dans la conduite de politiques autonomes sans souci de leurs conséquences communautaires. Si l'économie française « diverge » avec l'Allemagne, ce n'est pas en raison de l'existence d'une monnaie unique, c'est parce que les gouvernements français ont mis en oeuvre une politique de stimulation de la consommation par endettement public et de restriction de l'offre par la réduction du temps de travail quand, dans le même temps, l'Allemagne optait pour une stratégie de compétitivité de ses entreprises. Ces politiques autonomes ont créé les conditions propices à des tensions monétaires dès lors que survient un choc asymétrique. Si la phase de croissance (2002- 2008) s'est accommodée de politiques divergentes, la divergence alimentée par des stratégies autonomes a laissé les Européens sans moyens de faire face aux effets de la crise, d'ampleur différente, sur chacun des Etats.

La généralisation des politiques de rigueur depuis fin 2009 et le printemps 2010 réalise une forme de convergence parmi les politiques européennes, mais à chaud et dans des conditions bien plus difficiles que si elles avaient eu lieu à froid quand il était possible de mettre à profit les cycles hauts pour réduire les dépenses et l'endettement. Il a fallu que la crise joue son rôle d'accélérateur de l'Histoire pour entrainer la zone euro dans la bonne direction. Un début de fédéralisme budgétaire a vu le jour avec le FESF en mai 2010, dont les moyens et les techniques d'intervention ont été élargis en juillet dernier. Sa pérennité au-delà de 2013 à travers un Mécanisme européen de stabilité (MES) a été assurée, ce qui a fait dire au Président français Nicolas Sarkozy que l'Europe disposait désormais d'un « Fonds monétaire européen ». Le FESF peut agir pour assurer la stabilité de la zone euro et intervenir sur le marché secondaire. La Banque centrale européenne a considérablement étendu et adapté ses techniques d'intervention. Depuis le début de ses interventions non-conventionnelles, elle a souscrit pour 150 milliards € d'obligations publiques pour faciliter la stabilité de la zone.

Les efforts du Président du Conseil européen Herman Van Rompuy pour donner un cadre politique à ces évolutions à partir d'un groupe de travail ad hoc, ont été concrétisés en mars dernier. Les initiatives les plus significatives consistent à élargir les conditions de suivi macroéconomique et surtout à instituer le « semestre européen » : avant transmission aux Parlements nationaux, les gouvernements doivent présenter leurs orientations budgétaires à leurs partenaires.

Le paradoxe de ces initiatives, c'est qu'elles donnent bien la direction à suivre – intégration des politiques nationales et fédéralisme budgétaire – tout en se limitant, dans les décisions mises en oeuvre dans l'immédiat, à la méthode des « petits pas ». Cela tient manifestement à la marge de manoeuvre que les Etats concèdent au cadre communautaire. On ne peut pas éternellement vouloir une chose et son contraire. Si certains Etats veulent absolument conserver des stratégies économiques fondées sur la stimulation budgétaire et monétaire, il leur faudra recouvrer leur devise nationale pour disposer du taux de change comme variable d'ajustement. Ceux des Etats qui considèrent, en revanche, que l'adhésion à l'euro est un impératif politique ou/et économique doivent en tirer les conséquences, c'est-à-dire renoncer définitivement à ce type de stratégie, hors circonstances exceptionnelles, et favoriser la construction du cadre politique nécessaire à ce type d'évolution. Autrement dit, les déséquilibres économiques de la zone euro apparus à la faveur de la crise ont renforcé les dimensions politiques de la construction monétaire et montré l'efficacité limitée des méthodes intergouvernementales. L'émergence d'une solution fédérale à travers l'instauration du FESF, institutionnalisant les premiers jalons d'une solidarité financière européenne, a ouvert la voie aux solutions efficaces. Les gouvernements ont bien compris que c'était dans cette direction qu'il fallait aller pour recouvrer la maîtrise des politiques budgétaires et assurer leur crédibilité auprès des marchés.

Union européenne, fédéralisme et politique

Fédéralisme ne doit plus signifier technocratie, bien au contraire. La crise financière a marqué la fin de l'approche des problèmes mondiaux sous le seul prisme de l'expertise. Il ne s'agit pas de la répudier ; il faut simplement la décharger de la dimension politique des problèmes que les Etats et les institutions représentatives doivent à nouveau assumer. L'Europe comme l'ensemble de la planète n'a échappé ni à ce travers ni à la nécessité d'en sortir. La crise européenne a ajouté encore à ce constat. Construire les institutions du fédéralisme budgétaire européen, surtout s'il s'agit d'un processus par étapes, appelle des transformations politiques de première importance. Il serait maladroit de subordonner la résolution de la crise actuelle à des réformes politiques qu'il faut inscrire dans le temps. L'enjeu des transformations politiques que l'Europe du XXIe siècle appelle ne se limite pas à résoudre la crise dans sa dimension financière urgente. Même si elle peut en souligner l'urgence ou la nécessité et en faire sentir la perspective. L'Europe dispose des moyens de traiter ses problèmes immédiats. Il faut donc éviter une Europe qui se mettrait à attendre Godot.

A court terme, si l'on veut éviter, notamment dans ceux des Etats membres où la tradition parlementaire est fortement enracinée, que les avancées budgétaires à l'échelon communautaire n'apparaissent comme une forme de dessaisissement des représentations nationales, il importe que les évolutions en cours associent plus encore qu'elles ne le font déjà le Parlement européen et les Parlements nationaux.

A plus long terme, l'Europe se doit néanmoins de poser la question de l'évolution de ses institutions, sinon la tension risque de devenir insoutenable entre la plupart des défis auxquels les Européens sont confrontés et les cadres politiques nationaux, sièges des souverainetés nationales, mais dépourvus des moyens d'y faire face. A ce stade, il convient simplement de souligner que malgré les échecs des référendums en 2005 en France et aux Pays-Bas, l'émergence d'une opinion européenne s'est affirmée, comme l'avait montré la crise irakienne ou comme le rappelle encore la dimension spécifiquement européenne de la crise actuelle. Il y a à l'évidence des caractéristiques nationales dans la crise, mais l'opinion européenne a indiscutablement pris une conscience accrue de la part croissante de la similitude des problèmes et de leur solution par une solidarité plus forte, non dans le repli égoïste des nationalismes. Les Européens ont également vu plus clairement, que ce soit en Irlande, en Grèce ou ailleurs, les limites d'une conception étroite de la souveraineté quand des Etats menacent de faire faillite et ne doivent plus leur salut qu'à la solidarité de leurs partenaires. Même les pays les plus vertueux ont pris conscience des puissants effets négatifs de retour que la faillite des uns produirait sur eux. L'Europe a bien montré dans cette crise combien loin d'être un fossoyeur des souverainetés nationales, elle en était bien plutôt le ferment, la condition de leur restauration véritable.

Un coeur sage pour l'Europe

Il n'est pas sans importance de relever, en dépit des apparences de la coalition au pouvoir, que les plaidoyers en faveur d'une Europe plus intégrée grandissent en Allemagne alors que sa réussite même la conduit à supporter la plus grande part des efforts européens. La ministre allemande du travail et des affaires sociales, Ursula von der Leyen, a rappelé que "pour les questions importantes comme la politique budgétaire, la fiscalité ou l'économie nous utilisons le grand avantage que représente l'Europe[2]". A « titre personnel », le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, a déclaré admettre l'intérêt d'un ministre européen des finances. Enfin l'ancien Chancelier allemand, Gerhard Schröder, a plaidé pour "une Europe plus européenne, plus intégrée[3]" et pour de nouveaux transferts de souveraineté au Parlement européen.

Il appartient à la France de saisir la chance de cette nouvelle évolution allemande sous l'impulsion de personnalités politiques aussi éminentes. L'adoption par le Bundestag du nouveau plan d'aide à la Grèce le 29 septembre, dans des conditions qui vont au-delà des clivages politiques bipartisans, doit être considérée comme une occasion nouvelle d'affermir le travail des derniers mois en faveur d'un gouvernement économique comme l'ont déclaré Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, le 16 août dernier. La France doit apporter sa contribution à l'édifice communautaire en prenant le parti résolu de redresser en profondeur sa situation budgétaire dont il faut se convaincre que c'est l'une des conditions fondamentales de la solidité de l'édifice monétaire et financier.

Le 22 septembre dernier, devant le Bundestag, le Pape exhortait les parlementaires allemands à s'inspirer de Salomon qui, au seuil de son règne, loin de demander à Dieu la richesse et la gloire, le priait de lui accorder un coeur sage, c'est-à-dire capable de discernement. On ne peut qu'étendre ce voeu à l'ensemble des dirigeants européens. Tant l'Europe s'est trouvée aussi rarement qu'aujourd'hui devant son heure de vérité.


Paru dans la Lettre n°503 du 3 octobre 2011 de la Fondation Robert Schuman

http://www.robert-schuman.eu


Alain Fabre est diplômé de l'institut d'études politiques de Paris, titulaire d'une maîtrise de sciences politiques et de droit des affaires et d'un DE SS de droit bancaire et financier, il a commencé sa carrière comme économiste à la Banque de France (1988-1991). Il a enseigné l'économie à l'Institut d'Etudes de Paris (1989-1992). Après avoir rejoint la Caisse des Dépôts et Consignations, sa carrière s'est poursuivie au sein de la Cie Financière Edmond de Rothschild (1992-1999). En 1999, il crée Victoria & Cie, société de conseil financier aux entreprises. 

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