L'initiative législative de la Commission, une audacieuse innovation de rationalité et un acte de choix politique.
À un moment où des voix s'élèvent pour défendre, devant la profonde crise de la zone euro, l'impératif de fédéralisation du système, il convient de prendre la mesure de cette ambition, du reste légitime et, à terme, salutaire, pour réaliser, notamment à la lumière de la régression institutionnelle de la construction européenne, la distance du rêve et s'atteler, plutôt et en priorité, à la tâche d'endiguer-redresser l'érosion de la supranationalité, avant même de penser à un tel approfondissement constitutionnel. communautaire.
Aussi, notre propos tentera-t-il d'illustrer un des volets essentiels de cette régression, celui de la décote de l'initiative législative de la Commission, qui risque de s'aggraver en cas de gouvernance économique découplée de la méthode
1° L'examen de la courbe de l'exercice de l'initiative législative de la Commission européenne s'inscrit dans la plus vaste problématique de la gouvernance européenne, voire de l'évolution intégrative et, plus largement sociétale, de la construction européenne : cette fonction centrale du Collège des commissaires, appuyée sur leur indépendance et compétence, s'est, à l'origine, voulue le garant d'une meilleure législation et le moteur d'un processus d'intégration sans cesse plus avancée. En effet, l'attribution à la Commission du quasi-monopole de l'initiative législative fut une audacieuse innovation de rationalité et un acte de choix politique, articulée à la méthode communautaire, appelée aussi "méthode Jean Monnet" : elle représenta le fer de lance du processus d'intégration européenne, dans ses objectifs de départ et ses finalités intégratives ultérieures.
2° Malheureusement, l'accentuation des pressions des forces d'intergouvernementalisation du système de la Communauté européenne et, aujourd'hui, de l'Union, surtout dans le contexte actuel de la recherche d'une gouvernance économique, nous révèle une cascade de phénomènes d'érosion des rôles de la Commission, celui de l'exercice de l'initiative législative en étant sérieusement affecté. Aussi, s'en dégagea-t- il, au fil des décennies et jusqu'à nos jours, une courbe descendante, tant au niveau institutionnel, celui de la méthode communautaire, que sur le plan de l'ambition institutionnelle plus vaste de la Commission dans le projet de construction européenne. Et si le traité de Lisbonne a pu reconfirmer, par une disposition épigrammatique, le monopole de l'initiative de la Commission (art. 17, par.2 TUE), la courbe de son érosion n'est nullement redressée et l'effectivité de son exercice demeure réduite et fragile. Ce phénomène d'érosion est, évidemment, le révélateur de mutations dans les rapports de force entre la Commission et les autres institutions communautaires, et, en particulier, entre les institutions supranationales et celles intergouvernementales du système.
3° Il est bien établi que l'amorce de ce processus d'érosion se situe au moment de la crise européenne de 1965, provoqué par la France, dans une attaque frontale et massive de la "méthode communautaire" et de sa pierre angulaire, la Commission supranationale, avec ses pouvoirs substantiels, dont le quasi-monopole de l'initiative législative. Dans la foulée, la politisation progressive du Collège des commissaires et l'imposition, par le Compromis de Luxembourg, d'un de facto veto ont affaibli, pendant longtemps, la nature supranationale (intérêt communautaire, d'un dénominateur commun élevé) de la proposition de la Commission, soucieuse, désormais, de rencontrer le consensus du Conseil.
Les principales manifestations du processus d'érosion dans l'exercice de l'initiative législative de la Commission
1° Les "injonctions- interventions" des autres institutions : "l'initiative de l'initiative"
Nombreux sont les indices, fondés sur une observation systématique du processus législatif au sein de la CE/UE, qui alimentent la thèse d'une mouvance de substitution, en matière de genèse de propositions législatives, d'autres institutions communautaires étant à leur origine, avec la Commission se cantonnant souvent à leur formulation de relais.
Ainsi que le soulignait le commissaire Michel Barnier "en réalité, la Commission ne légifère de sa propre initiative que dans 10% des cas. Pour le reste, elle agit surtout à la demande des États membres [en Conseil européen ou en Conseil, avec aussi ses présidences semestrielles] ou du Parlement" (affirmation rapportée dans le Bulletin quotidien Europe, du 14 septembre 2002, p. 4).
De façon opérationnelle, les principales "invitations à agir" (ici, à introduire un acte législatif) proviennent des autres institutions communautaires et, notamment, du Conseil et de sa présidence semestrielle, du Conseil européen et du Parlement européen. Le Conseil, dans le cadre de l'opérationnalisation de son programme annuel ainsi que dans ses diverses résolutions périodiques d'orientation de l'action communautaire, énonce des souhaits de menu législatif. Il en va de même, avec les invitations lancées par les présidences semestrielles, à l'occasion de leurs énoncés programmatiques, en début de mandat, pour des initiatives législatives de la Commission. Quant au Conseil européen, ses invitations, à l'adresse de la Commission, à prendre des initiatives législatives, s'appuient sur sa mission de "donner à l'Union les impulsions nécessaires à son développement" et d'en définir "les orientations et les priorités politiques générales" (article 15, par 1er TUE). À côté de ces interventions pressantes d'institutions intergouvernementales aux sensibilités nationales, il y a les invitations du PE (art. 225 TFUE) pour la présentation d'une " proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l'élaboration d'un acte de l'Union pour la mise en uvre du présent traité"; provenant, toutefois, d'une institution également supranationale, elles ne menacent pas la cohérence communautaire de la législation.
2° Le principe de subsidiarité et son contrôle par les parlements nationaux.
En vertu du Protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, rattaché au traité de Lisbonne, les parlements nationaux exercent un contrôle serré sur les initiatives législatives de la Commission et leur conformité au principe de subsidiarité, conduisant à un alourdissement du processus législatif, à des hésitations du Collège des commissaires, voire à une diminution de l'"activisme" législatif que nous lui connaissions par le passé.
Pire encore, les propositions de la Commission courent le risque d'une sorte de "mort au feuilleton". En effet, dans le cadre d'un tel contrôle, les avis motivés d'opposition (pour non-respect du principe de subsidiarité) d'une majorité simple des voix attribuées aux parlements nationaux, qui oblige la Commission de revoir son texte et, en cas de son maintien, de le justifier par un avis motivé, peuvent même conduire à l'abandon de la proposition législative, si, en vertu d'une majorité de 55% des membres du Conseil ou d'une majorité des suffrages exprimés au PE, le législateur estime qu'elle n'est pas conforme au principe de subsidiarité (article 7, par. 3, point b) du Protocole).
3° L'"autocensure" dans l'exercice de l'initiative législative de la Commission
a.- Une Déclaration rattachée au traité de Lisbonne, a repris l'idée de base du Compromis de Ioannina (calcul spécial de la minorité de blocage, dans le sens d'un abaissement de son seuil) pour recourir, de façon consécutive, à une formule de veto suspensif (mais collectif), qui rappelle quelque peu le Compromis de Luxembourg. Ceci implique, au niveau de l'initiative législative de la Commission, une autocensure sur le plan du contenu de ses propositions législatives, en reprenant, le cas échéant, une proposition pour l'adapter aux besoins d'un consensus en Conseil, à la suite d'un tel blocage.
b.- L'application à la proposition d'acte législatif des tests de subsidiarité, avec leur degré d'incertitude sur le plan des critères à considérer ("dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas âtre atteintes de manière suffisante par les États membres
, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union<)(art. 5, par. 3 TUE), est une démarche délicate et peut, dans bien des cas d'incertitudes d'évaluation de ces critères, conduire Commission à l' autocensure et à un "stand-still", ceci d'autant plus qu'elle anticipe, avec appréhension, la cascade de tests de subsidiarité des autres branches du législatif, soit du Conseil et du Parlement européen, ainsi que le contrôle des parlements nationaux. Et la pratique, qui connaît une réduction du nombre d'initiatives législatives de la Commission, confirme cette nouvelle situation post-Maastricht.
c.- Une certaine résignation de la Commission devant diverses réactions du Conseil face à ses propositions législatives est, également, présente. À cet égard, le Collège hésite à exercer "des retraits politiques de ses propositions pour cause de dénaturation" et s'oppose, "de plus en plus rarement, à des décisions majoritaires au sein du Conseil, même si celles-ci ne répondent pas entièrement aux objectifs de sa proposition initiale: en fait, l'accord possible du co-législateur est devenu de plus en plus l'exigence prioritaire de la Commission, fût-ce au détriment du niveau d'ambition de sa proposition" (P.PONZANO, Le droit d'initiative de la Commission européenne: théorie et pratique, p. 6).
d.- Nous incluons dans cette attitude d'autocensure, la diminution constante des initiatives législatives de la Commission, dans le contexte des procédures de "meilleure et plus intelligente législation". En effet, de longues et circonstanciées consultations des parties intéressées, avec des risques d'alourdissements bureaucratiques, de retards dommageables et de perte de momentum, de surcharge de l'Administration de Bruxelles, de délais d'enlisement sous les poids des intérêts controversés, des études préalables d'impact d'une éventuelle proposition d'acte communautaire créent un environnement de lourdeur dans l'éclosion de l'initiative législative qui, tout en recherchant une plus grande transparence et démocratisation du processus, s'aventure souvent dans les méandres des intérêts particuliers et du concassage des vues, pour perdre l'horizon de l'intérêt général et la capacité d'arbitrage de synthèse, à un moment où la constellation des situations nationales, sous-nationales et sectorielles révèle une réalité "éclatée".
4° Les risques de "décote" plus grande de l'initiative législative de la Commission dans le cadre de la mise en place d'une gouvernance économique et d'un éloignement de la méthode communautaire
En effet, si, comme la tendance l'indique (si l'on suit les décisions des Conseils européens de cette année 2011), dans le cadre d'une gouvernance économique à structuration intergouvernementale, des pans entiers de décisions (actuelles et à venir) échappent à la méthode communautaire et se transfèrent, notamment, au Conseil européen et son président ainsi qu'au Conseil, la Commission perdra l'espoir de devenir le moteur de cette gouvernance et du régime juridique de son encadrement-fonctionnement et, par conséquent, la possibilité d'y greffer un pouvoir d'initiative législative, exclusif ou, même, concurrent. Les signes d'un tel risque sont déjà apparus, depuis que la crise dans la zone euro intensifie les débats et les initiatives sur une gouvernance économique à orientation intergouvernementale.
On connaîtrait, alors, une transformation, qui ne laisserait au Collège des commissaires qu'un rôle d'instance technique, d'études et de suivi, sorte de secrétariat administrativo-technique (concept utilisé par P. MARTIN-GENIER, «Le crépuscule de la Commission ?», in www.fenetreeurope.com , 31 1.2011), réagissant aux impulsions et invitations à agir des autres institutions et des États membres. Et pourtant, comme le disait si bien Jacques Delors, "la Commission ne saurait être ni le Secrétariat du Conseil[ou, dirions-nous, du Conseil européen] ni l'exécutant du Parlement européen".
Et pour reprendre, in fine, devant ce risque de gouvernance intergouvernementale, les termes forts de Jean Monnet, "mettre les gouvernements en présence, faire coopérer leurs administrations procède d'une bonne intention, mais échoue sur la première opposition d'intérêts, s'il n'existe pas l'organe politique indépendant capable de prendre une vue commune et d'aboutir à une décision commune»(Mémoires).
Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal et
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin Lyon 3