par Driss El Yazami, le lundi 28 novembre 2011

Vendredi, plus de treize millions de citoyens marocains étaient conviés au premier scrutin législatif convoqué dans le cadre de la nouvelle Constitution approuvée par référendum le 1er juillet dernier.


Au terme d'une campagne électorale fort morne, une participation de quelque 40% des électeurs potentiels était enregistrée, soit davantage que redouté par le monde politique marocain et même nettement supérieure à celle enregistrée lors des législatives de 2007.

Toutefois, pour Driss El Yazami, président du Conseil national des droits de l'homme, l'important n'est pas tant dans le taux de participation que dans le fait que le Maroc est depuis longtemps le précurseur du printemps arabe et qu'il poursuivra dans cette voie, victoire des islamistes ou pas. Parole d'un ancien opposant condamné à la prison à vie qui a expliqué à Fenêtre sur l'Europe pourquoi le Maroc restera le laboratoire du renouveau politique arabe.


Quel est, pour vous, le grand enjeu de ce scrutin législatif ?

Pour la première fois dans l'histoire politique marocaine, nous aurons un Parlement qui est la seule source de la loi. C'est une transformation radicale ! D'autre part, l'Assemblée qui va émerger aura à mettre en place un ensemble d'institutions issues de la nouvelle Constitution. De mon point de vue, celle-ci constitue une véritable charte des libertés et des droits de l'homme. Sur 180 articles, 60 ont trait aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales. Il appartiendra, par conséquent, au Parlement de mettre en place toute une série d'outils à cet effet. Il aura à voter une vingtaine de lois organiques relatives, par exemple, à la Cour constitutionnelle et au Haut Conseil du pouvoir judiciaire. Il lui faudra aussi mettre en place des outils de démocratie participative : une Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination, un Conseil de la jeunesse et de la vie associative, un Conseil de la femme et de l'enfant, un Conseil national des langues et des cultures du Maroc… C'est donc un travail législatif énorme qui l'attend.

Le troisième enjeu, c'est que ce scrutin fera émerger un parti qui donnera le Premier ministre. Ce chef de gouvernement aura des pouvoirs étendus que ses prédécesseurs n'avaient pas. Il s'agit là aussi d'une mutation radicale du partage des pouvoirs dans le pays.

Précisément, le printemps arabe a débouché, en Tunisie, sur un automne islamiste. Ne risque-t-on pas un peu le même scénario au Maroc ?

Non. Je ne veux pas abuser de la « spécificité marocaine », mais il faut néanmoins en tenir compte sur la longue durée et sur le moyen terme. Sur la longue durée, vous avez ici un pays où il y a un Etat central depuis treize siècles ! C'est le seul pays arabo-musulman qui n'a pas été sous domination ottomane. C'est aussi le dernier pays au monde à avoir été colonisé, en 1912. C'est un pays qui, après son indépendance, a connu des crises politiques graves ayant débouché sur des violations graves des droits de l'homme ; en même temps, même dans les pires moments, il a maintenu un pluralisme politique et syndical. Le parti unique a été interdit par la Constitution marocaine dès 1963, alors que tous les autres pays arabes optaient pour ce modèle. C'est encore un pays qui n'a jamais essayé le « socialisme arabe ». Même dans les pires moments de crise politique, il y avait des journaux, un pluralisme contrôlé mais réel.

Enfin, et c'est l'élément essentiel à mes yeux, ce pays a entamé un processus de réformes avant même le printemps arabe. Trois indicateurs le démontrent. D'abord, nous avons eu un gouvernement dit « d'alternance », avec un Premier ministre socialiste nommé en 1997, du temps d'Hassan II, alors que cette personne avait été condamnée à mort par le roi qui allait le désigner. Ensuite, il y a eu libération des prisonniers politiques et retour des exilés au milieu des années 90, moment où je rentre moi-même au Maroc alors que j'avais été condamné à la prison à vie. Enfin, une société civile a commencé à agir ouvertement dès les années 90 ; elle pouvait connaître des tracasseries, mais elle existait : les associations de défense des droits de l'homme existent au Maroc depuis la fin des années 80.

Ce processus a connu une nette accélération avec l'arrivée au pouvoir de Mohammed VI, avec trois éléments essentiels. D'abord, en 2004, la réforme du code de la famille qui est la réforme juridique du statut des femmes la plus importante dans le monde arabe depuis la réforme de Bourguiba de 1957. Ensuite, entre 2004 et 2006, nous créons l'Instance pour la vérité et la réconciliation. C'est le moment où je me suis décidé à rentrer définitivement parce que je me suis dit qu'un pays qui acceptait de faire la lumière sur les violations des droits de l'homme, d'en parler ouvertement, de permettre aux victimes de tortures d'en parler à la télévision, de mettre en place un programme de réparation dont ont bénéficié quelque vingt mille victimes et leurs familles, je me suis dit que ce pays était sur la bonne voie. Il l'a confirmé en avalisant, en janvier 2006, les recommandations de réformes institutionnelles présentées par l'Instance pour la vérité et la réconciliation pour garantir la non-répétition des violations des droits de l'homme.

Aujourd'hui, ces recommandations sont dans la nouvelle Constitution. Enfin, il y a, en 2003, la reconnaissance du pluralisme ethnoculturel du Maroc avec la création de l'Institut royal de la culture amaghzienne. Aujourd'hui, des centaines de milliers de gosses marocains apprennent l'amaghzien, redécouvrent ainsi l'alphabet berbère qui n'avait plus cours depuis plusieurs siècles…

Donc, le « printemps arabe » n'a jamais apporté qu'un contexte régional favorable à ce que le Maroc avait entrepris depuis belle lurette. Auparavant, nous étions les seuls à réformer. On pouvait légitimement critiquer le rythme des réformes, mais le fait est que le contexte régional n'était absolument pas favorable aux réformes politiques, que du contraire. Lorsque nous faisions des réformes sur le statut des femmes, certains gouvernements ne pouvaient pas être très contents…

Depuis janvier dernier, par contre, il y a eu une véritable accélération des réformes au Maroc. D'autres réformes ont été enclenchées en parallèle à la Constitution. Le 21 février, soit au lendemain de la première manifestation de ce qui allait devenir le « Mouvement du 20 février », il y a installation du Conseil économique et social, lequel n'avait évidemment pas été improvisé en 24 heures ; il était préparé depuis deux ans. Il regroupe les principales forces sociales – patronat, syndicats, société civile – et a commencé à produire des rapports sur les questions stratégiques au Maroc avec une productivité réelle. Il a notamment sorti un rapport sur l'emploi des jeunes, ce qui est un incontestable problème de notre pays ; il prépare aussi actuellement une charte sociale. D'autre part, le 3 mars dernier, il y a eu changement du statut du Conseil national des droits de l'homme qui, accompagné de ma nomination, était bien entendu en préparation depuis plus d'un an. Le nouveau statut a entraîné la création de treize commissions régionales des droits de l'homme, outre l'instance nationale. Il nous accorde le pouvoir de visiter tous les lieux de privation de liberté, de recevoir les plaintes des citoyens, d'enquêter, de convoquer toute personne ou institution susceptible de donner des éléments d'information, de formuler des recommandations et de vérifier leur mise en œuvre. Nous avons également un pouvoir d'auto-saisine en matière de violations des droits de l'homme que nous avons commencé à exercer.

Au début du mois d'avril, deux instances essentielles de bonne gouvernance ont vu leurs statuts commencer à être réformés, à savoir l'Instance centrale de prévention de la corruption et le Conseil de la concurrence économique. Cela faisait plusieurs mois que leurs présidents, dépendant du Premier ministre, demandaient publiquement que leurs statuts soient changés, que leurs prérogatives soient étendues. Le roi les a reçus et la réforme a été enclenchée.

Enfin, il y a eu, le 3 mars dernier, le lancement de la réforme constitutionnelle. Là, peut-être n'a-t-on pas bien communiqué, en tout cas avec l'opinion publique internationale. Nous n'avons pas assez fait savoir que la commission consultative de dix-neuf personnes à laquelle j'appartenais avait reçu… 210 mémorandums : les patrons, les sportifs, les culturels, les associations de défense des femmes, les handicapés, bien d'autres encore nous ont fait part de leurs doléances et de leurs desideratas. Cela nous a amenés à réfléchir à la signification de ces demandes qui auraient pu amener à la création de la bagatelle de 120 Conseils.

A mon avis, elles révélaient une sorte d'interrogation sur la démocratie représentative, ce qui est un peu un phénomène universel. Donc, s'il y a aussi une marque de fabrique spécifique au Maroc, c'est de nettes avancées en termes de démocratie participative…

Que l'on constatera concrètement sur le terrain ?

Absolument. Par exemple, les citoyens marocains disposeront désormais d'un droit de pétition, du droit d'initiative législative, de celui de contester la constitutionnalité d'une loi devant la Cour constitutionnelle. En outre, il y a la création d'un certain nombre de Conseils, notamment l'Autorité relative à la parité et aux luttes contre les discriminations.

Cette défiance par rapport à la démocratie représentative ne pourrait-elle pas amener à ce que les Marocains boudent en masse le scrutin alors qu'ils ont, peut-être par allégeance au roi, voté massivement lors du référendum sur la Constitution ?

C'est évidemment l'un des enjeux, mais je pense profondément qu'il faut voir le processus. Je ne m'attends pas à un taux de participation très élevé, ce pour des tas de raisons, et nationales et universelles : il y a de vraies interrogations sur la démocratie représentative que nous partageons avec le reste du monde…

Un des maux spécifiques au Maroc est celui de l'insuffisance de cohérence globale. Prenons l'exemple des droits de l'homme. Nous avons plusieurs choses au Maroc qui y ont trait mais qui sont menées de manière parallèle. Il y a ce que les différents départements ministériels font en la matière – notamment en termes d'approche « genre » des budgets ministériels, ceux-ci spécifiant la part qui va aux femmes et celle qui va aux hommes. Il y a ce que fait le système des Nations Unies. Il y a ce que nous faisons dans le cadre de la coopération avec l'Union européenne puisque nous avons un statut avancé. Il y a encore ce que font les ONG marocaines, les ONG internationales présentes dans le pays. Il y a ce qui se fait dans le cadre de la coopération bilatérale, avec la France, la Belgique, les Pays-Bas… Il y a enfin ce que fait le Conseil national des droits de l'homme. Or, il n'y avait pas de feuille de route pour juger de l'efficacité de l'ensemble de ces actions. Nous avons mis trois ans pour élaborer un Plan national d'action pour la démocratie et les droits de l'homme finalisé en juillet 2010, au terme d'un processus participatif ayant été financé et audité par l'Union européenne. Ce Plan d'une durée de cinq ans a été mis à jour à la lumière de la réforme constitutionnelle et a été remis au chef de gouvernement le 19 septembre dernier. Donc, il y a désormais de la cohérence entre les buts à atteindre et les moyens mis en œuvre.

Propos recueillis
par Michel Theys

Envoyé spécial à Rabat



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