Si les "printemps arabes" - en Tunisie, en Egypte, au Yémen, au Maroc, en Lybie
ont été de natures très diverses, il n'en est rien des "automnes arabes" : dans les deux pays du Maghreb qui ont été les plus prompts à consacrer démocratiquement leurs révolution (Tunisie) et évolution (Maroc), le vert de l'islam et l'ocre du conservatisme se sont imposé de manière nette.
Beaucoup d'Européens s'en inquiètent, voire s'en émeuvent : déguisé en barbu, le loup camperait désormais dans leur jardin. A Rabat, ces craintes font sourire quand elles ne suscitent pas un haussement d'épaules désabusé. Tentative d'explication.
"Nous sommes dans l'an 1 de la démocratie marocaine", s'enthousiasme le très posé politologue Ali Sedjaki alors que les premières grandes tendances confirment, dimanche, la nette victoire du Parti Justice et Développement des islamistes dits, ici, "modérés". Pour ce professeur des Universités qui enseigne notamment à Paris I et à Bayonne tout en étant le titulaire de la Chaire Unesco des droits de l'homme, le parti vainqueur a peu d'importance par rapport à cette avancée historique : "Avec le scrutin législatif du 25 novembre, le Maroc est entré de plein pied dans l'ère démocratique, dans la normalité politique de la chose, alors que tout, avant, n'était qu'illusion"
Pourtant, le défi à relever était grand. Après l'approbation massive, par référendum, de la nouvelle Constitution le 1er juillet dernier, les autorités politiques du Royaume ont précipité les choses pour la tenue du scrutin législatif, en dépit du Ramadan, de l'Aït et de la rentrée scolaire qui ne prédisposaient pas à une campagne électorale fructueuse. Il s'agissait toutefois dc couper l'herbe sous le pied des jeunes actifs au sein du " Mouvement du 20 février", fer de lance de l'adaptation constitutionnelle à défaut d'être devenu un acteur politique en bonne et due forme, lui qui avait appelé au boycott des élections législatives. "Il aurait fallu que les partis politiques dialoguent avec ces jeunes", regrette le Pr. Sedjaki pour qui "la victoire de la démocratie revient au Mouvement du 20 février, en tout cas sur le plan symbolique."
Encore fallait-il que les partis politiques acceptent de dialoguer avec ces jeunes. Et qu'ils acceptent, tout simplement, de dialoguer avec les citoyens, les électeurs, qu'ils soient à l'écoute du peuple. Voilà qui n'est pas, qui n'a jamais été dans leur culture et qui, commente le Pr. Sedjaki, nourrit une "fracture forte" entre le monde politique et les Marocains. Hormis pour le parti islamiste victorieux, les citoyens marocains ne votent jamais pour une formation politique, pour un programme, seulement pour une personne qu'ils connaissent, peu importe le parti à laquelle elle appartient.
Dans ce contexte, les islamistes du PJD ont bâti leur victoire sur le rôle qu'ils ont joué en qualité de parti d'opposition et parce qu'ils "parlent la langue du peuple". Plus encore, précise le Pr. Sedjaki, ils l'ont forgée "sur les actes manqués des autres partis", sur leur absence de crédibilité une fois les scrutins terminés. En somme, leur victoire est bâtie sur une aversion du citoyen pour la classe politique traditionnelle plus que sur une adhésion à leurs idées. C'est ce que confirme une anecdote rapportée par un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur à qui son coiffeur, bon vivant ne dédaignant pas l'alcool à l'occasion, annonce qu'il votera
islamiste. Et de répliquer à celui qui s'en étonne : "Avec les autres partis, on ne savait pas à quelle porte aller frapper pour se plaindre. Au moins, avec eux, il suffira d'aller à la mosquée !"
De toute manière, font valoir beaucoup d'observateurs de Rabat, le Parti Justice et Développement ne pourra pas gouverner seul : il lui faudra composer dans le cadre d'une coalition avec d'autres partis politiques. Ce sera d'autant plus vrai, ajoutent certains, qu'il manquerait de cadres pour piloter son action. Sans compter que le PJD est, comme tous les autres partis, pleinement attaché à Mohammed VI. Contrairement à ce que peuvent craindre les Européens, rien ne devrait donc empêcher la "révolution royale" de se poursuivre au Maroc. Alors qu'une vraie démocratie s'installe, il reste aux autres partis à entamer enfin leur mue en expliquant par exemple aux citoyens marocains que la nouvelle Constitution permet désormais à la société civile naissante de faire entendre concrètement sa voix
Même en dehors des scrutins !
Michel Theys
Envoyé spécial à Rabat.
Michel Theys est Rédacteur en chef de Fenêtre sur l'Euroméditerranée
http://www.fenetreeuromed.eu