par Panayotis Soldatos, le mercredi 30 novembre 2011

Devant cette crise dans la zone euro, les solutions qui émergent du discours politique, économique et social, des gouvernants et des gouvernés, sont, forcément cacophoniques, antinomiques, antagoniques, "bousculées" qu'elles se trouvent dans l'acuité de la crise et l'hétérogénéité des acteurs, et évoluent entre le rêve et la réalité, avec, toutefois, quelques tentatives de synthèse.


Un diagnostic confus et des prescriptions aux orientations philosophico-politiques opposées

Les observateurs et analystes font souvent l'amalgame entre "crise de la zone euro" et "crise de l'euro". En effet, s'il est vrai qu'une crise prolongée de la zone euro aura un impact sur la monnaie unique (taux de change, fluctuations déstabilisatrices, niveau de réserves et de statut de monnaie internationale, etc.), il n'en demeure pas moins que, à date, et malgré le prolongement de la crise dans la zone, l'euro résiste bien, dans l'ensemble, et le souci commun est de le consolider sur le moyen et le long terme.

Aussi, serait-il plus exact, conceptuellement et aussi en termes empiriques, plutôt que de parler d'une crise de l'euro, de se référer à la crise de la zone euro ou, plus précisément, de la crise dans la zone euro. Car, cette tempête, qui n'est, certes, pas sans rapport avec la crise économique et financière internationale, fut cristallisée-accentuée, d'une part, par les violations, de la part de certains pays, dits du Sud (même si l'Irlande ne loge pas sous la même enseigne géographique), des critères macro-économiques établis par le traité de Maastricht et repris par le Pacte de Stabilité et de cohésion (ci-après : le Pacte), en particulier, mais pas exclusivement, au niveau du déficit budgétaire et de la dette internationale de ces pays (la crise de l' Irlande étant aussi tributaire des politiques du système bancaire), et, d'autre part, par l'absence de mise en œuvre de sanctions, voire de leur renforcement, au niveau de l'Union européenne, pouvant les ramener dans les paramètres du traité et de l'orthodoxie macro-économique.

Notons, au passage, que ces violations ont été tolérées, voire pratiquées, par d'importants membres du système, entre autres la France et l'Allemagne, qui, aujourd'hui, s'érigent contre ce vent de laxisme macro-économique venant du Sud.

En somme, n'eussent été les mauvaises politiques internes de certains pays membres surendettés, nous ne serions pas, aujourd'hui, en train de discuter de la crise dans la zone euro ou, tout au moins, d'une crise d'une telle ampleur et profondeur. Et nous faisons ici allusion, parlant de ces pays, à l'incurie de leurs dirigeants politiques, à leurs fragilités sociétales, à leurs politiques laxistes, voire délétères, de finances publiques, à leurs carences de compétitivité, exacerbées par la mondialisation et la concurrence de puissances économiques émergentes, notamment aux coûts de production plus bas, à leur méfiance vis-à-vis de l'État et de ses besoins de recettes fiscales, à leurs pratiques de consommation effrénée et sans égard à leur capacité de soutenir le rythme dans le long terme, pratiques devenues l'idéologie sociétale, à leurs déficits de cohésion sociale. Certes, sur un plan international, la crise déclenchée par le découplage croissant de l'économie réelle de celle financière, les graves laxismes-défaillances des institutions boursières et bancaires, les erreurs de politiques, notamment aux États-Unis, ont inscrit au tableau de la crise des paramètres extérieurs non négligeables.

Curieusement, cependant, aujourd'hui, par un raisonnement cyclique, qui frôle l'absurde et qui nous laisse dubitatif, d'importants segments des populations des pays membres en crise, comme de la Grèce, s'indignent, voire s'opposent à l'impératif processus d'aggiornamento de leur système économique (établissement de règles de rigueur en politiques macro-économiques et d'équilibre budgétaire, de rétrécissement-modernisation de l'Administration publique, de restructuration de l'économie, avec des réformes structurelles et une compétitivité accrue, à l'aide, notamment, d'un système d'éducation innovante et de NTIC performantes) et à son extension dans les sphères du système politique et, plus largement, sociétal; ils dissimulent même le fait que la complicité clientéliste entre gouvernants et gouvernés leur a permis, pendant des décennies, de se servir allégrement et des fonds publics nationaux et des aides communautaires; ils réclament, même, au chapitre d'une solidarité en sens unique, plus d'injections de fonds de leurs partenaires, au point de mettre, aujourd'hui, sans grands remords et sentiment de culpabilité, ni même regrets, en péril la zone euro et les pays qui ont su, non sans sacrifices sociétaux, adopter les bonnes politiques macro-économiques et de restructuration, en se conformant à la fois aux critères de Maastricht et du Pacte et aux exigences d'une plus grande compétitivité.

La cacophonie des solutions : entre le rêve et la réalité

Devant cette crise dans la zone euro, ainsi définie, nous identifierons, dans ce qui suit, trois types de solutions, émergeant du discours politique, économique et social, des gouvernants et des gouvernés, d'une part, des analyses des spécialistes, d'autre part.

1° La première approche de solutions, qui souffre, sur le plan européen, d'un manque de rationalité économique, d'assises politiques, et plus largement sociétales, de socle identitaire de soutien, est celle de la solidarité sans la responsabilité et sans le changement, mise de l'avant, essentiellement, par les États membres qui ont accumulé d'importants déficits et dettes, provoquant leur "décote" et menaçant leur faillite ou, encore, pour certains d'entre eux, qui craignent de s'y plonger, par leur incapacité de réformes structurelles et de maîtrise de leurs finances publiques ainsi que par leur déficit de consensus politique et de cohésion sociétale. Elle prône la mutualisation des dettes nationales, notamment, par des interventions de la BCE, par le lancement d'un système d'euro-obligations, par une augmentation considérable des fonds mis à la disposition du FESF et, par la suite, du MES. Ils espèrent rassurer les marchés par la "mutualisation des dettes", plutôt que par l'assainissement de leurs finances publiques et économies. Et pourtant, comme le soulignait pertinemment le Commissaire Barnier, "aujourd'hui, la question n'est pas de faire des dettes supplémentaires, même en commun; la question est de réduire notre endettement, de réduire nos déficits" et, ajouterions-nous, d'assurer la compétitivité économique.

Les faiblesses de pareille approche sont évidentes et leur énumération sélective, par ordre d'importance, nous donnerait l'argumentaire de leur rejet qui suit.

a.- Loin de ramener l'assainissement macro-économique requis, elle encouragerait le laxisme des pays qui ont déjà fait preuve de déliquescence, leur permettant de puiser dans les fonds communs à disposition et de continuer à clamer une solidarité communautaire, sans aucun incitatif de réformes sérieuses; bien au contraire, elle prolongerait le mal sociétal dont ils souffrent et, au-delà, et en rétroaction, elle entraînerait la déstabilisation des pays, pourvoyeurs d'aide.

b.- Elle se heurte à l'opposition, certes, prévisible et légitime, des pays qui respectent les critères de Maastricht et ne souhaitent pas transférer à leurs populations le fardeau de telles interventions : leurs dirigeants prennent la juste mesure du coût politique d'une telle expression de solidarité à sens unique et les populations restent réfractaires à leur alourdissement fiscal, qui en découlerait forcément. À cet égard, des sondages d'opinion et des prises de position de dirigeants et institutions des pays dits "vertueux", sur le plan des politiques macro-économiques et des réformes structurelles, laissent peu de doutes sur le caractère dysfonctionnel et indésirable d'une telle approche.

c.- Sur le plan de la légitimité d'un tel schéma de "solidarité" et en l'absence d'institutions centrales (fédérales) démocratiques, un profond déficit démocratique s'en produirait. C'est ainsi que des institutions nationales (gouvernements de plusieurs pays) s'y opposent et qu'une Cour constitutionnelle (celle de Karlsruhe) a insisté, en septembre 2011, sur le besoin de négocier et conclure des mesures renflouant les fonds de solidarité, destinés à l'aide de pays surendettés de la zone euro, uniquement après approbation du parlement national.

2° Se saisissant de la crise dans la zone euro et du débat sur la gouvernance européenne, le courant fédéraliste y voit une "fenêtre d'opportunité"( «window of opportunity») et propose la fédéralisation de l'Union, ce qui permettrait de prévoir des méthodes de transferts fédéraux de solidarité vers les unités fédérées – voir le fameux système de péréquation canadienne --, si elles sont fortement endettées, comme aussi l'établissement une union économique(politiques budgétaires, fiscales, industrielles, énergétiques etc.), ce complément nécessaire de l'union monétaire, qui n'a pas pu être son préalable lors du traité de Maastricht ou d'une création concomitante des deux). On réglerait, également, de la sorte, la question du déficit démocratique, les décisions économiques et interventions en faveur des unités fédérées étant alors adoptées au sein d'un Parlement fédéral. Enfin, le degré d'efficacité-cohésion-rapidité de telles politiques et interventions en faveur des unités membres serait bien plus élevé, du fait de l'existence d'institutions centrales bien plus intégrées et fortes que celles de l'actuelle Union européenne, en glissement vers l'intergouvernementalisme. Cela dit, la création d'un système fédéral, tout en permettant, par un système de péréquation, des transferts de fonds du système central aux unités fédérées, n'établirait pas automatiquement et nécessairement un contrôle budgétaire sur les unités fédérées, comme l'indique, par exemple, le cas du système canadien, à moins de disposer de dispositions constitutionnelles et de législations fédérales et fédérées d'équilibre budgétaire au niveau des unités fédérées. En revanche, elle permettrait toutes les politiques communes d'une union économique, créant ainsi des assises plus solides pour l'union monétaire.

En tout état de cause, la principale faiblesse de la solution fédéraliste proposée réside dans la réalité européenne, elle-même : dans l'Union des Vingt-sept, la volonté de fédéralisation est bien faible, aujourd'hui, pour que l'option entre dans le champ du réalisme. Pour preuve, l'évolution de la Communauté européenne et de l'Union européenne dans un sens plutôt opposé, dans la présente décennie, soit vers un intergouvernementalisme rampant.

3° In fine, il y a une approche pragmatique et de synthèse que nous privilégions, tout au moins dans le court et le moyen terme, conservant ainsi intacts nos espoirs de fédéralisation de l'ensemble de l'Union, par étapes et dans le long terme : c'est la troisième voie, qui mériterait à être explorée, voire poursuivie, avec conséquence, persévérance, détermination, vigueur. On y trouverait certains aspects du tout récent plan d'action de la Commission, présentée par son président Barroso, le 23 novembre 2011.

a.- Sur le plan institutionnel, certaines réformes, inscrites dans diverses ardoises d'acteurs, pourraient constituer un premier socle de gouvernance de consolidation de la zone euro et de facilitation de l'efficacité-cohérence-rapidité des décisions de l'Union y afférant : l'élection du président de la Commission au suffrage universel, tremplin de légitimité, pouvant lui permettre d'obtenir un cumul des fonctions de président du Conseil européen et de président du Sommet de la zone euro; révision des traités, en vue de l'établissement d'un système plus contraignant de respect des critères de Maastricht et du Pacte, notamment par la possibilité d'un droit de regard de la Commission, en amont des procédures budgétaires nationales, et de contrôle plus serré des pays en crise macro-économique (le Protocole no 14, rattaché au traité de Lisbonne, pourrait déjà permettre une plus grande intégration dans le domaine des politiques de finances publiques de la zone euro), avec aussi la création d'un poste de Ministre européen de l'Économie et des Finances, selon une procédure et un régime analogues à ceux en vigueur pour le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

b.- On peut aussi penser à une plus grande harmonisation des législations-politiques dans les domaines de la fiscalité, comme aussi dans le champ des politiques industrielles, énergétiques et sociales, combinée à une taxe sur les transactions financières et un contrôle rigoureux des marchés financiers. On y ajouterait la transformation des FESF- MES en vrai Fonds monétaire européen, sans, par ailleurs, modifier la vocation et l'indépendance de la BCE. On suggèrerait aussi l'obligation des États membres de la zone d'inscrire une règle d'équilibre budgétaire dans leur Constitution ou législation.

c.- Il y a aussi l'établissement d'un régime de sanctions à l'égard des États qui violent les critères de Maastricht et le Pacte. Elles seraient consécutives à une nouvelle forme de recours en manquement des États devant la Cour de Justice de l'UE et à une condamnation, accompagnée de pénalités pécuniaires. On pourrait, également, introduire (c'est notre suggestion) un régime de contrôle politique et de sanctions analogue à celui de l'article 7 TUE : l'État qui violerait lesdits critères de Maastricht et le Pacte pourrait être suspendu de certains de ses droits découlant de l'application des traités, y compris le droit de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil.


Panayotis Soldatos est Professeur émérite de l'Université de Montréal et 
Professeur-Titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin – Lyon 3

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