par Olivier Lacoste, le mercredi 10 mars 2010

Stratégie « Europe 2020 » :

La Commission européenne a présenté mercredi 3 mars une communication intitulée « Europe 2020 – une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive ». Ce document semble susciter peu de commentaires de la presse. Ce relatif désintérêt s'explique certainement en partie par le fait que tous les yeux sont rivés sur la crise des finances publiques grecques et sur les plans de rigueur annoncés par le Premier ministre Papandréou. Mais il n'est pas impossible non plus qu'il y ait un certain scepticisme sur le contenu de cette stratégie, et surtout, de son effectivité.

Si certains axes paraissent de bon aloi, si certaines avancées peuvent être notées, une forte impression de « déjà vu » se dégage du texte de la Commission pour qui avait déjà suivi la stratégie de Lisbonne. L'Europe se prépare-t-elle à mettre en œuvre un exercice aussi formel que lors de la précédente décennie ? Il faudra un peu de temps pour voir si la nouvelle stratégie de croissance mord davantage sur la réalité. Pour l'heure, les risques d'un exercice en partie incantatoire ne sont pas nuls.


1. La structure générale du document

La Commission identifie trois priorités, 5 objectifs généraux quantifiés, 7 initiatives-phares et, en matière de gouvernance, 2 piliers.

Les trois priorités sont les suivantes :
- une croissance intelligente : développer une économie fondée sur la croissance et l'innovation.
- une croissance durable : promouvoir une économie plus efficace dans l'utilisation des ressources, plus verte et plus compétitive.
- une croissance inclusive : encourager une économie à fort taux d'emploi favorisant la cohésion sociale et territoriale.

Malgré les apparences, ces trois objectifs ne constituent pas tout à fait une nouveauté. Il s'agit d'une reformulation de la stratégie de Lisbonne, qui, en 2005, avait été « recentrée » sur la croissance et l'emploi, tout en se préoccupant de ses dimensions sociales et environnementales.

Les 5 objectifs chiffrés sont les suivants :

– 75 % de la population âgée de 20 à 64 ans devrait avoir un emploi ;
– 3 % du PIB de l'UE devrait être investi dans la R&D ;
– les objectifs «20/20/20» en matière de climat et d'énergie devraient être atteints (y compris le fait de porter à 30 % la réduction des émissions si les conditions adéquates sont remplies) ;
– le taux d'abandon scolaire devrait être ramené à moins de 10 % et au moins 40 % des jeunes générations devraient obtenir un diplôme de l'enseignement supérieur
– il conviendrait de réduire de 20 millions le nombre de personnes menacées par la pauvreté.

L'objectif en termes de taux d'emploi global est accru. Les objectifs d'emploi des seniors et des femmes ne sont pas repris mais il faut parier qu'ils reviendront à un stade ultérieur ou au niveau des Etats. L'objectif de dépenses de R&D fixées à 3 % du PIB est inchangé. La stratégie de croissance reprend à son compte les 3X20. En revanche, les objectifs concernant l'éducation et le taux de pauvreté sont plus récents, en tout cas à ce niveau de visibilité.

Les 7 initiatives phares sont les suivants. Elles développent les trois thèmes prioritaires. Les sept initiatives sont, dans les lignes ci-dessous, recopiées sur le document de la Commission.

Au titre de la croissance intelligente :

– « Une Union pour l'innovation » vise à améliorer les conditions-cadres et l'accès aux financements pour la recherche et l'innovation afin de garantir que les idées innovantes puissent être transformées en produits et services créateurs de croissance et d'emplois;
– « Jeunesse en mouvement » vise à renforcer la performance des systèmes éducatifs et à faciliter l'entrée des jeunes sur le marché du travail;
– « Une stratégie numérique pour l'Europe » vise à accélérer le déploiement de l'Internet à haut débit afin que les entreprises et les ménages tirent parti des avantages d'un marché numérique unique;

Au titre de la croissance durable :

– « Une Europe efficace dans l'utilisation des ressources » vise à découpler la croissance économique de l'utilisation des ressources, à favoriser le passage vers une économie à faible émission de carbone, à accroître l'utilisation des sources d'énergie renouvelable, à moderniser notre secteur des transports et à promouvoir l'efficacité énergétique;
– « Une politique industrielle à l'ère de la mondialisation » vise à améliorer l'environnement des entreprises, notamment des PME, et à soutenir le développement d'une base industrielle forte et durable, à même d'affronter la concurrence mondiale;

Au titre de la croissance inclusive

– « Une stratégie pour les nouvelles compétences et les nouveaux emplois » vise à moderniser les marchés du travail et à permettre aux personnes de développer leurs compétences tout au long de leur vie afin d'améliorer la participation au marché du travail et d'établir une meilleure adéquation entre l'offre et la demande d'emplois, y compris en favorisant la mobilité professionnelle;
– « Une plateforme européenne contre la pauvreté » vise à garantir une cohésion sociale et territoriale telle que les avantages de la croissance et de l'emploi sont largement partagés et que les personnes en situation de pauvreté et d'exclusion sociale se voient donner les moyens de vivre dans la dignité et de participer activement à la société.

Les deux piliers en matière de gouvernance sont les suivants :

- l'approche thématique déjà mentionnée, combinant les priorités et les grands objectifs
- l'élaboration de rapports par pays – ce qui, en substance, existait déjà : les programmes nationaux de réforme. Le document fait aussi mention des exercices d'évaluation, des lignes directrices intégrées (LDI) et d'une plus grande simultanéité des procédures liées au PSC (pacte de stabilité et de croissance) et à EU 2020.

Le calendrier de mise au point de la stratégie UE 2020 sera le suivant :

- Le Conseil européen de printemps devrait adopter l'approche globale de la stratégie et les 5 objectifs chiffrés. Il inviterait les Etats à les traduire en objectifs nationaux. Il inviterait la Commission à faire des propositions pour les programmes phares.
- La Commission ferait ensuite des propositions pour les Lignes directrices intégrées (LDI), qui seraient débattues au Parlement européen et au Conseil.
- Le Conseil européen de juin approuverait la stratégie Europe 2020 ainsi traduite en lignes directrices.

Au-delà de cette présentation, que peut-on retenir à ce stade du document élaboré par la Commission ? Est-il possible d'espérer une rupture dans la manière de traduire dans les faits les intentions énoncées par la stratégie ?

2. Des points encourageants

Certains des passages laissant espérer une plus grande effectivité de la stratégie de croissance ne se trouvent pas dans la liste des priorités et des objectifs, mais dans la partie consacrée aux chaînons manquants et aux goulots d'étranglement.

L'importance du marché unique

Le document reconnaît l'essoufflement actuel de la dynamique du marché intérieur, dynamique qui devrait constituer un « véritable engagement politique ». Il insiste par exemple sur la fragmentation des systèmes juridiques, sur le rôle des connexions Internet et sur l'importance de la mise en œuvre de la directive service.

Pour ce qui est de la marche à suivre, le texte de la Commission insiste sur le renforcement des structures (ce que faisait aussi la contribution (1) de Confrontations Europe à la consultation sur la stratégie UE 2020, en soulignant l'importance des « biens publics »). Il suggère de procéder davantage par règlements plutôt que par les directives et de « faire tomber les barrières fiscales » (sans toutefois préciser cette intention encourageante). Autre exemple, il veut aussi une adaptation des législations européenne et nationales à l'ère numérique afin de stimuler la circulation des contenus.

Le document affirme l'importance de la politique de la concurrence, mais d'une façon en partie inhabituelle : « la politique relative aux aides d'Etat peut également contribuer de manière active et positive aux objectifs d'Europe 2020 en provoquant et en soutenant des initiatives pour le développement des technologies innovantes, efficaces et technologiques, tout en facilitant l'accès à l'aide publique pour les investissements, le capital-risque et le financement de la recherche-développement. »

Sachant que ce sujet devrait rebondir avec la publication en avril du rapport Monti, il est probable que ce sujet se traduira par des initiatives concrètes.

La mention des questions de financement, tant en matière de budget de l'Union que de finance privée

Dans la contribution déjà mentionné, Confrontations Europe insistait beaucoup sur les questions de financement, qu'il s'agisse des finances publiques ou des sources privées de financement. Bien qu'à ce stade il se garde encore d'avancer des propositions très précises, le document de la Commission consacre un développement spécifique à ces questions (partie 3. 2).

Pour ce qui est du budget communautaire, le texte, à l'instar des « orientations politiques » que M. Barroso avait présentées début septembre 2009 (2), affirme que « la discussion ne doit pas porter uniquement sur le niveau de financement, mais également sur la manière de concevoir les différents instruments de financement, tels que les fonds structurels, les fonds agricoles et de développement rural […] de sorte qu'ils contribuent à atteindre les objectifs d'Europe 2020. » On peut d'autant plus espérer que le budget soit resserré sur quelques priorités que le texte affirme qu'il faut « profiter de la révision du règlement financier ». C'est en effet dans ce texte que se concrétise, ou non, la volonté de l'Union de mettre en cohérences ses financements avec ses priorités. Il faut en revanche déplorer qu'aucune proposition ne soit faite n matière de nouvelle « ressource propre » du budget de l'Union.

Le document de la Commission fait également mention de la nécessité de trouver de « nouvelles voies en matière d'association de fonds privés et publics et de création d'instruments innovants pour financer les investissements nécessaires, y compris les partenariats publics-privés (PPP) ». Il affirme aussi la volonté de « créer un marché européen du capital-risque » et de « définir des mesures d'incitation pour les fonds privés consacrés au financement des jeunes entreprises de haute technologie t des PME innovantes ».

Le fait que les questions de financement de la croissance et de l'investissement soient reconnues comme un sujet en soi peut être considéré comme un objectif encourageant. Reste à traduire cette préoccupation en mesures concrètes.

Il faut noter aussi que le texte de la Commission énonce également l'intention de « réformer le système financier » (partie 4. 2). Ceci constitue une rupture par rapport aux documents de la stratégie de Lisbonne, où toute référence à ces questions avait fini par disparaître.

Pour ce qui est des finances publiques nationales, le texte ne se contente pas d'appeler à leur consolidation. Il s'intéresse aussi à la qualité du système de recettes/impôts. « Lorsque le niveau des impôts devra être relevé, cela devra se faire conjointement, dans la mesure du possible, avec une évolution vers des systèmes fiscaux plus axés sur la croissance. Par exemple, il est préférable d'éviter toute augmentation de la fiscalité sur le travail, comme cela a pu être le cas dans le passé, au détriment de l'emploi. Au contraire, les Etats membres devraient s'efforcer de déplacer le fardeau fiscal du travail vers l'énergie t l'environnement… »

Des discussions au plus haut niveau sur des thèmes spécifiques

A côté des propositions « habituelles » en termes de gouvernance (rapport des pays, examen par les pairs… exercices qui, dans la stratégie de Lisbonne, n'ont donné lieu qu'à une mise en œuvre procédurale), le document fait une suggestion intéressante. Il s'agirait de faire examiner au Conseil européen « des thèmes spécifiques en évaluant la situation actuelle de l'Europe et les moyens d'accélérer les progrès. » Et de préciser : « Une première discussion sur la recherche et l'innovation pourrait avoir lieu lors de la réunion d'octobre, en se fondant sur la contribution de la Commission ». Si cette suggestion donne lieu à un véritable débat, appuyé sur des exposés pour faire connaître les bonnes pratiques – et ne se traduit pas seulement par la rédaction formelle de conclusions – elle pourra faire progresser la connaissance commune en matière d'économie politique des réformes.

Notons que ce genre de réunion avait été organisé (à Lisbonne) en octobre 2006 au niveau des « coordonateurs Lisbonne ». Cette initiative n'avait pas eu de suite.

3. Les passages qui font craindre la reconduction des insuffisances de la stratégie de Lisbonne

Les développements qui manquent de précision ou de décision sont nombreux. Dans le cadre d'une note rapide de réaction, il n'est pas possible d'ailleurs d'entrer dans le détail de chacun des programmes phares. Notons cependant que, dans leur ensemble, ceux-ci font craindre que la stratégie EU 2020, à l'instar de la stratégie de Lisbonne, reste dans l'ambigüité ou l'incantation sur de nombreux sujets.

Une dimension externe largement floue

Comme les écrits de la stratégie de Lisbonne l'avaient fait, le document EU 2020 insiste sur la dimension externe. La formulation est même très volontariste puisqu'il s'agit de « mobiliser nos instruments de politique extérieure » (partie 3. 3). Malheureusement, le texte ne permet pas de conclure qu'une stratégie ait été arrêtée en matière d'action extérieure. Il indique que « la Commission élaborera, en 2010, une stratégie commerciale pour l'Europe à l'horizon 2020 », ce qui fait craindre que cette stratégie n'existe pas encore – fait fâcheux dans un document justement censé définir la stratégie de croissance de l'Union sur le moyen terme.

Des programmes phares encore imprécis

Personne ne contesterait le bien-fondé des intentions énoncées dans les « programmes-phares ». Au-delà des intentions, ce sont les mesures et les instruments envisagés qui donnent une impression de « déjà-vu ». Certes, certains passages sont encourageants, comme l'insistance sur les questions de financement. Par exemple, dans l'initiative « innovation », il est fait mention du souci de « renforcer et de poursuivre le développement du rôle des instruments de l'UE pour soutenir l'innovation (par exemple les fonds structurels, les fonds de développement rural, le programme-cadre de R&D, le CIP et le plan SET)… » et le texte insiste sur la nécessité de « créer un brevet européen unique et une juridiction spécialisée en matière de brevets… »

Cependant, souvent, le document reste vague, ou bien ne marque pas de « rupture conceptuelle ». Ainsi, l'initiative-phare sur la « politique industrielle » répète des attendus de principe déjà connus (« développer une base industrielle solide », « élaborer une politique industrielle horizontale », « améliorer l'environnement des entreprises »… Lorsqu'il s'agit d'encourager « la restructuration des secteurs en difficulté vers les activités axées sur l'avenir », le lecteur reste un peu sur sa faim sur les propositions concrètes (soutien par le régime des aides d'Etat et par le FEAM – ce qui existe déjà).

Autre exemple de reconduction de thèmes déjà utilisés : la « stratégie pour les nouvelles compétences et les nouveaux emplois ». Le document y parle de la nécessité d'une deuxième phase en matière de flexicurité, de mobilité professionnelle (sans indiquer les moyens concrets de l'accroître en Europe), de renforcement du dialogue social (même remarque)….

Gouvernance : innovation ou trompe-l'œil ?

La plupart des procédures proposées (programmes nationaux de réforme, lignes directrices intégrées - LDI…) existaient déjà dans la stratégie de Lisbonne après sa révision entreprise en 2004-2005. Le fait de réduire le nombre de LDI ne peut être qu'une illusion, dans la mesure où il suffit de décomposer une LDI en sous-objectifs. Le fait de rationaliser les PNR et de les centrer sur des thèmes précis ne constitue pas non plus une innovation : telle était déjà la pratique de la surveillance multilatérale lors des exercices Lisbonne.

La Commission insiste beaucoup sur les « recommandations » et les avertissements qu'elle sera en mesure d'adresser aux pays dans le cadre de surveillance multilatérale. Il est possible de nourrit quelques doutes sur le fait que ce pouvoir de gendarmer les Etats puisse rendre la stratégie effective : que des sanctions soient prévues dans le PSC (pacte de stabilité et de croissance) n'empêche pas 20 Etats membres sur 27 d'être bien au-dessus de la limite des 3 %. En revanche, le document est assez discret sur ce qui fut le « programme communautaire de Lisbonne ». Or, quel que soit son nom, un agenda politique sur les matières communautaires serait nécessaire à la stratégie de croissance de l'Europe.

Il faut noter la volonté de rendre simultanés les programmes dits « de stabilité » (pour les pays de la zone euro) et « de convergence » (pour les pays hors de la zone euro), d'une part, et les programmes de réforme, d'autre part. Ceci ne peut aller que dans le sens d'une plus grande coordination des politiques économiques. Cela dit, l'innovation est-elle si fondamentale et permettra-t-elle, comme il faudrait le souhaiter, une plus grande articulation entre « politiques structurelles » et « gestion macroéconomique » (3) ? ? Les PNR étaient transmis à la Commission en octobre : ils comportaient une partie « macroéconomie », qui était entendue comme une partie consacrée à la « consolidation des finances publiques » (sous le postulat que politique d'allocation et politique conjoncturelle sont strictement séparées). Cette partie des PNR était, déjà dans les faits, une préfiguration du programme de stabilité ou de convergence. Cela dit, rendre les exercices simultanés est au moins une décision logique : elle contribuera à éliminer des divergences entre les deux exercices, souvent dus à des ajustements tardifs.

En revanche, comme cela a été dit, la tentative d'instaurer, au plus haut niveau, des débats sur des thèmes concrets (l'innovation serait traitée dès octobre) et pas seulement sur les nombreux rapports d'évaluation – sur l'ensemble de la stratégie ou sur chacun des pays – peut produire des interactions intéressantes si elle se traduit par autre chose qu'un exercice formel.

(1) « Contribution de Confrontations Europe à la révision de la stratégie de croissance et d'emploi », janvier 2010, disponible sur le sire de Confrontations Europe, à la rubrique « Nos publications – articles et interventions »
(2) Voir la « note d'analyse des orientations politiques de M. Barroso » de septembre 2009, disponible sur le site de Confrontations Europe, à la rubrique « A lire aussi »
(3) Voir à ce propos « Croissance potentielle, perspective macro-financière et stratégie de l'Union » de M. Aglietta, in A la recherche de l'intérêt européen, ouvrage coordonné par P. Herzog, Editions le manuscrite, 2008. Voir aussi Politique économique et croissance en Europe, P. Aghion, E. Cohen et J. Pisani-Ferry, rapport du CAE (Conseil d'analyse économique), n° 59, Paris 2006


Olivier Lacoste est directeur des Etudes à Confrontations Europe

http://www.confrontations.org

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